Comment interpréter les derniers mouvements de capitaux de CMA CGM ?

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Brittany Ferries, La Méridionale, pour faire quoi ? L’entrée au capital de l’armateur français de porte-conteneurs conteneurs dans le capital de Brittany Ferries à hauteur de 12 %, peu de temps après l’annonce de l’éventuelle reprise de La Méridionale, questionne la stratégie de CMA CGM dans le ro-pax.

« CMA CGM et Brittany Ferries ont finalisé un accord pour acter une participation de CMA CGM au capital de Brittany Ferries à hauteur de 12 %, confirmant ainsi la volonté d’une coopération durable, en transformant les 25 M€ de soutien financier en actions de la société. Cette prise de participation s'intègre à la stratégie du groupe de participer au maintien de l’appareil industriel dans des secteurs stratégiques du transport en France », indique la brève déclaration de l’armateur français de porte-conteneurs à propos de son entrée au capital de la compagnie bretonne de ferries.

Ce faisant, le groupe transforme un prêt en capital. Nous étions en septembre 2021, dans le cadre des Assises de la Mer, quand CMA CGM, qui n’avait pas encore les caisses pleines de liquidités comme aujourd’hui, s’était engagée auprès de Brittany Ferries à un soutien financier à hauteur de 25 M€ dont 10 millions en obligations convertibles et 15 millions en avances remboursables (après cinq à huit ans) avec un siège au conseil de surveillance.

Flanquée d’une dette improductive de pas moins 220 M€ (Prêt garanti par l’État de 122 M€ auprès de 12 banques et bpifrance ; 85 M€ des régions Normandie et Bretagne à rembourser dès 2026), Brittany Ferries, dont l’actionnariat est composé à 83,74 % d’intérêts agricoles, émergeait d’une double crise Brexit et covid. Son dossier à l’étude par le comité interministériel de restructuration industrielle, l’entreprise, présidée par Jean-Marc Roué et dirigée par Christophe Mathieu, attendait depuis de longs mois une réaction de l’État au titre du préjudice économique que les compagnies du transport passagers ont subi du fait des restrictions sanitaires. La main tendue est donc venue d’ailleurs.

Le geste de CMA CGM s’affichait comme un acte de solidarité à l’égard de la filière maritime française et du maintien du pavillon national. Une « bienveillance maritime » que le troisième armateur mondial de porte-conteneurs, riche et désormais célèbre, va ensuite renouveler pour voler au secours de quelques icônes du patrimoine français dans l’impasse (Gefco, Air France) sous l’œil reconnaissant de Bercy.

Du transmanche vers la péninsule ibérique

Au-delà de l’acte de philanthropie, de nombreuses questions s’étaient posées sur le sens économique à donner à cet engagement qui n’était pas dépourvu d’intérêt, ce que laissait entrevoir le communiqué d’annonce. « Ce partenariat créera des complémentarités entre les deux compagnies, entre le transport maritime de passagers et de fret, du transmanche vers la péninsule ibérique ».   

Par cet accord, Brittany Ferries prévoyait la mise à disposition d’espaces de fret disponibles à bord des ferries desservant le Royaume-Uni, l’Irlande et la péninsule ibérique. Pour l’armateur de porte-conteneurs, « c’est une opportunité de renforcer son offre en ro-ro sur la façade atlantique et le nord de la France vers la Grande Bretagne », justifiait-il dans un communiqué.  

Si le ro-ro n'était pas clairement exprimée comme un relais de croissance dans le cadre d’une stratégie de diversification explicite, il apparaissait alors, dans les éléments de langage de CMA CGM, comme une pièce supplémentaire à son approche door-to-door qu'il propose déjà largement à sa clientèle (fret aérien avec CMA CGM Cargo, logistique avec Ceva). 

Á la lecture des derniers événements, un ensemble prend forme dans le sens de « la stratégie métiers » défendu par le groupe. En février dernier, le groupe Stef a confirmé être en négociations avec CMA CGM pour lui céder sa filiale maritime La Méridionale, également en difficulté, moins du fait du Covid qu’en raison de la desserte maritime de la Corse en DSP dont il ne lui reste que des miettes, et d’un positionnement sur le Maghreb qui peine à payer.

Le groupe français n’a pas commenté davantage sa logique dans cette prise de position mais d’autres s’en sont chargés, y voyant des complémentarités opérationnelles et commerciales sur le ro-pax et la desserte de l’Afrique du Nord où il aligne historiquement une offre ro-ro, un réseau et une assise clients.

Á l’occasion de la présentation de ces résultats financiers, CMA CGM a annoncé la création d’un département pour « ranger » tous ses nouveaux actifs, qu’il ne nomme évidemment pas « CMA CGM ropax » mais qui pourrait intégrer l’activité roulier structurée autour de La Méridionale et de Brittany Ferries.

Horizontalisation des actifs ou intégration verticale ?

Les deux opérations se suivent, ne représentent certes pas les investissements les plus stratégiques pour le groupe de transport et logistique, et ne sont pas comparables, entre une prise de contrôle et de participation. Mais elles ont pour positionnement, le ro-pax, ce segment du transport maritime qui parait si difficile à opérer, a fortiori depuis la France. 

« Le roulier européen est aujourd’hui dominé par quelques grands acteurs paneuropéens, avec le danois DFDS, le napolitain Grimaldi et le suédois Stena. CMA CGM a l’aisance financière de s’insérer dans le jeu Mais quelle est la vision qui sous-tend ces opérations ? réagit Paul Tourret. Est ce qu’il s’agit d’une simple diversification de métiers ou de capital ? C’est difficile à dire. Au mieux, c’est une vraie stratégie de diversification pour devenir un grand de la logistique et du transport à la fois dans le conteneur et le roulier. Sinon, une logique de croissance, qui n'est ni verticale ni horizontale, mais d’opportunisme dont on ne sait pas bien comment elle va se traduire. La question est de savoir si cela va au-delà de la seule acquisition d’actifs périphériques ».

Le directeur de l’Isemar, Institut supérieur de l’économie maritime, bon connaisseur du roulier européen, voyait déjà, dans le « coup » de la Méridionale, trois options. « Pour la première, il s’agit de sauver purement et seulement des maisons françaises en difficulté, point à la ligne. Dans la seconde, il y a une vraie stratégie business, de logistique en Afrique du Nord mais aussi en Corse avec Ceva Logistics en appui. Enfin, une volonté de s’insérer dans le grand jeu ro-ro du bassin méditerranéen dans lequel opèrent déjà GNV, Grimaldi et DFDS. Et où les choses semblent bouger quand on voit Corsica Ferries se positionner sur le fret avec l’acquisition d’un roulier ».

Maroc et Turquie, la carte à jouer 

« Le roulier n’est pas si éloigné du cœur de métier de CMA CGM, estime pour sa part Pierre Cariou, professeur spécialiste du maritime à Kedge Business School et à l'Université maritime de Malmö. Que CMA CGM cherche à diversifier ses activités alors que le conteneur entre dans un cycle qui questionne avec cette surcapacité inédite et le ralentissement brutal de la demande de transport n’est pas étonnant ». Et le professeur y voit du sens s’il y a reconfiguration des chaînes d’approvisionnements pour plus de proximité. Á cet égard, le Maroc a une vraie carte à jouer tout comme la Turquie, estime-t-il.​

Bien que La Méridionale n’ait pas réussi à ce stade à prouver la pertinence d’une desserte maritime du Maroc au départ de Marseille, tous continuent de penser qu’il y a un vrai marché pour le roulier, notamment pour les produits agricoles exportés et la production automobile avec l’implantation de Stellantis et Renault Nissan. Néanmoins, en 2021, 407,5 millions d’unités de camions ont encore traversé le détroit de Gibraltar et ont transité par l’Espagne. Sans taxation du transport routier, il sera difficile aux navires, dont les transit-time sont a fortiori plus longs, de soutenir la concurrence avec le camion.

Une logique à la façon MSC ?

Paul Tourret va plus loin et établit un rapprochement entre CMA CGM et MSC, lequel a aussi tiré d’affaires quelques entreprises nationales (GNV, Messsina et Moby Lines), dans une approche « milieu du gué », entre l’achat spontanée d’actifs à saisir et la consolidation d’un business qui fait sens. 

L’arrivée de MSC en mars 2022 dans le capital de la compagnie de ferries, Moby, avait pour première motivation de voler au secours de la famille Onorato Armatori qui s’efforçait depuis plusieurs années de trouver un accord avec ses créanciers pour restructurer une dette de 500 M€. Le tribunal de Milan avait posé une date butoir.

En juin 2019, le groupe italo-suisse est devenu propriétaire, via sa société Marinvest, de 49 % de la société génoise Linea Messina, dirigée par les héritiers des fondateurs du groupe. Au passage, MSC a pris une participation de 52 % dans quatre des huit con-ros dont certains qu’il affrétait et exploitait sur la côte ouest-africaine.

Quant à Grandi Navi Veloci (GNV), il lui a donné les moyens de livrer bataille dans les Baléares avec Grimaldi et Balearia. GNV desservait déjà l’Espagne au départ de l’Italie depuis 2008 avec une liaison entre Gênes et Tanger comprenant une escale à Barcelone. Mais cette stratégie d’entrée récente sur un marché nouveau, avec cinq navires mis en service à pas cadencés, dont le Cap Finistère, un navire de grande capacité d’ailleurs acquis auprès de Brittany Ferries, a interpellé. « Le groupe MSC a les ressources financières suffisantes pour appuyer l’offensive de GNV. Mais jusqu’à quand ? », notait un acteur du marché en juin 2022.

Arc atlantique

Le « pour y faire quoi ? » vaut désormais. Les deux fleurons du monde maritime français que sont CMA CGM et Brittany Ferries peuvent trouver un point d’accroche autour de la péninsule ibérique. CMA CGM s’intéresse grandement à l’Espagne, terre de prises de position passées de Cosco et de MSC. Ces deux dernières années, le groupe marseillais est entré dans le ferroviaire par la grande porte avec l’acquisition de Continental Rail, l'un des principaux opérateurs privés (avec traction) dans le transport de marchandises, bien positionné notamment dans le transport intermodal de conteneurs entre les principaux ports espagnols. Le groupe est en outre engagé, depuis plusieurs années, dans une stratégie de renforcement de sa desserte terrestre de l’Espagne, établissant des services entre des terminaux ferroviaire (Saragosse par exemple) et les principaux pôles industriels (automobile, papier, chimie, métallurgie et produits agricoles).  

De son côté, dans la perspective du Brexit, Brittany Ferry, initiateur du ferry en Manche ouest, avait anticipé les bouleversements en cours en consolidant ses affaires hispano-britanniques, dont il entendait faire son deuxième fonds de commerce, après celui des liaisons franco-britanniques. En lâchant son modèle d’acquisition de navires de dernière génération pour l’affrètement, la compagnie s’est donné les moyens de construire plus rapidement son arc atlantique Nord-Sud, entre la Grande-Bretagne et l’Espagne.

L’armement breton investit par ailleurs directement dans l’exploitation d’une autoroute ferroviaire entre le Pays basque, le Royaume-Uni et l’Irlande via le port de Cherbourg. Cette initiative vise à développer le fret non accompagné. « Le futur du ro-ro ne réside pas dans des autoroutes de la mer subventionnées, mais dans le développement d’autoroutes ferroviaires à l’interface du roulier, avec des acteurs privés dynamiques étendant leur réseau », plaide Paul Tourret.  

Cobelfret également dans le jeu

Il se passe en tout cas quelque chose sur ce marché. Après avoir acquis en septembre 2022 Seatruck Ferries, exploitant de rouliers en mer d’Irlande (20 % des volumes de fret maritime de la région), CLdN, l’un des principaux opérateurs européens de ro-ro avec 30 navires, a étendu ses services entre Santander, Liverpool et Dublin. Depuis janvier, Cobelfret a doublé la capacité du service « pour répondre à la demande croissante ». Depuis, le fret espagnol destiné au marché britannique est transbordé à Dublin sur le service régulier de navettes de Seatruck Ferries à destination de Liverpool. 

« La récente acquisition de Seatruck Ferries nous a permis d'exploiter les synergies des deux réseaux et nous pouvons désormais doubler la fréquence des liaisons entre la péninsule ibérique et l'Irlande et le Royaume-Uni en divisant le service triangulaire en deux services distincts, expliquait en décembre Florent Maes, PDG de CLdN. L'augmentation de la fréquence se traduira par un grand avantage pour nos clients qui, avec des temps de rotation plus rapides, seront en mesure de livrer des marchandises de manière plus flexible tout au long de la semaine. »

Adeline Descamps

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