Le démocrate Joe Biden avait ouvert un front en lançant une enquête contre les pratiques déloyales de la Chine dans les secteurs de la construction navale, du transport maritime et de la logistique. Le républicain Donald Trump, qui veut récupérer le canal de Panama pour que les navires américains n’aient plus à payer les péages « exorbitants », entend imposer des droits d’entrée portuaires à la fois aux navires hissant le pavillon chinois et à ceux construits en Chine. Ce faisant, il renouvelle le genre lexical des droits de douane, « le plus beau mot du dictionnaire » selon ses termes, dans une déclinaison plus brutale.
Le bureau du représentant américain au commerce extérieur de la Maison Blanche (USTR) s’appuie pour ce faire sur la section 301 de la loi sur le commerce de 1974 « qui donne au président un large pouvoir d'action contre les nations étrangères se livrant à des pratiques commerciales déloyales ».
Elle avait déjà servi à Joe Biden pour lancer son estocade contre Pékin qui avait immédiatement réagi en estimant qu’il était erroné de considérer des « activités normales de commerce et d'investissement » comme étant « nuisibles à la sécurité nationale et aux intérêts des entreprises américaines », ajoutant que les États-Unis « reprochent à la Chine leurs propres problèmes industriels ».
L'affaire, également conduite par la représentation américaine au Commerce, était déjà une réponse à une requête d'organisations syndicales du secteur de l’acier contre des politiques chinoises « bien plus agressives et interventionnistes que n'importe quel autre pays ». Avec en soubassement, la question des subventions accordées par la Chine aux industries du secteur, toutes sous tutelle de l’État à une exception près.
« Made in China 2025 »
Près de dix ans après avoir imprimé une planification marquée du sceau « Made in China 2025 » qui alignait ses ambitions dans dix secteurs industriels, les constructeurs navals chinois de premier rang surplombent le monde. Une industrie que les pouvoirs publics ont arrimée sur cales à coups d’injections de subsides dans les entreprises d’État et grâce à de grands plans quinquennaux de développement économique. La construction navale a dépassé pour la première fois l’an dernier un bénéfice brut de 10 000 milliards de yuans (1,372 Md$).
Grâce à sa politique offensive sur un plan commercial, via une guerre des prix, les chantiers navals chinois sont parvenus à rafler des commandes dans toutes les tailles, y compris pour des navires de moyenne capacité, auparavant apanage des sites japonais, lesquels se sont resserrés sur les navires alimentés à l'ammoniac. En 2024, selon Clarksons, la seconde puissance économique mondiale – par ailleurs premier pays d’armateurs – détiendrait 53 % de parts de marché (d’autres organismes lui attribuent 65 % des tonnages neufs), loin devant la Corée du Sud, avec 28 % (mais toujours leader dans les méthaniers) et le Japon, qui doit principalement ses 12 % à ses sites phares, JMU et Imabari. L’Europe, qui a baissé pavillon sur ce plan il y a des décennies, assure (encore) 4 % du total. Outre-Atlantique, patrie du Jones Act, il se construirait moins de 10 navires par an. Depuis que les subventions ont été supprimées dans les années 1980, la production américaine de navires serait inférieure à 1 %. Ses chantiers navals n'ont pas construit de nouveau pétrolier depuis 2017 et pas de méthanier depuis 1980.
Une grille tarifaire complexe
C’est à nouveau une plainte des syndicats qui est à l’origine de la décision de l’administration Trump. Elle doit désormais être soumise à « une audition publique » jusqu’au 24 mars, avant d’arrêter une décision attendue en avril.
« La domination des secteurs maritime, logistique et de la construction navale par la Chine est déraisonnable, entrave ou restreint le commerce américain et est donc passible de poursuites », a justifié l'USTR dans un avis du Federal Register. « La Chine a largement atteint ses objectifs de domination, désavantageant gravement les entreprises et les travailleurs américains, ainsi que l'économie américaine en général, en réduisant la concurrence et les opportunités commerciales et en créant des risques de sécurité économique dus à des dépendances et des vulnérabilités », peut-on lire plus loin dans le document
Sur la structure tarifaire proposée, l'avis du registre contient plusieurs « frais de service », tous au coûts élevé. « Un opérateur de navires chinois se verra facturer des frais sur le transport maritime international fourni à un taux pouvant atteindre 1 M$ par entrée et par unité dans un port américain ; ou à un taux jusqu’à 1 000 $ par tonne nette de la capacité du navire ». Selon le pourcentage de navires construits en Chine dans la flotte de la compagnie, l’accès pourra être facturé 1,5 M$ . Dans le détail, pour les transporteurs dont la moitié de la flotte ou plus est composée d’unités « made in china », le péage pourra s’élever à 1 M$, mais jusqu'à 750 000 $ si la part se situe entre 25 % et 49 % et tout de même à 500 000 $ entre 0 % et moins de 25 %.
Le document mentionne également des « frais supplémentaires » sur le pourcentage d'unités en commande auprès de chantiers navals chinois qui devraient être livrées dans les 24 prochains mois selon un barème similaire. En revanche, des ristournes s’appliqueront aux exploitants de navires qui comptent dans leur bataillon des navires de construction américaine. Les détails concernant la taille minimale des navires, les volumes, la distance de voyage ou la durée de l'escale ne sont en revanche pas mentionnés.
Des exportations américaines sous contrôle
Enfin, le Federal Register prend des mesures coercitives pour accroître la part des exportations américaines (biens d'équipement, biens de consommation, produits agricoles et chimiques, pétrole et gaz) embarquant sous pavillon américain. Avec un calendrier graduel de quotas imposant immédiatement une part de 1 % produits américains, puis de 3 % d'ici 2027, 5 % d'ici 2028 et 15 % d'ici 2032. Un dispositif parallèle de quotas pour les exportations sur des navires construits sur le sol américain entrerait en vigueur à partir de 2028, pour atteindre 5 % d'ici 2032.
Seule dérogation admise : « les exportations américaines pourront être chargées sur des navires non construits aux États-Unis à condition qu'au moins 20 % des produits américains transportés par année civile le soient sur des navires battant pavillon américain et construits aux États-Unis ». Ce qui paraît contre-productif. Le représentant américain au commerce n’a pas davantage précisé si les quotas concernant le fret exporté serait mesuré en tonnage ou en valeur monétaire. Il ne dit rien du sort réservé à un vraquier ou un pétrolier lié à la Chine mais qui arrive vide pour charger du grain du Midwest ou du brut du Golfe du Mexique et qui, ainsi taxés, deviendraient moins compétitifs.
Nombre d’analystes font des ports du Canada (Vancouver et Prince Rupert) et du Mexique des alternatives de détournement des mesures. Mais elles n’en sont plus vraiment si l'administration Trump impose finalement les droits de douane promis mais ajournés sur les importations en provenance de ces pays. La perspective d'un vaste mouvement social dans les ports de la côte est-américaine ont par ailleurs fait la démonstration que les places portuaires-refuges n'étaient pas dimensionnés pour recevoir des afflux de marchandises.
CMA CGM, Cosco et ONE les plus impactés
Selon la banque norvégienne DNB Markets, le conteneur et le vrac seraient les segments du transport maritime les plus impactés compte tenu de leur exposition au marché américain. Cosco, CMA CGM et ONE au premier chef, et l’exploitant de vraquiers Golden Ocean, avec 65 % de sa flotte exposée et dont les panamax transportant du charbon et des céréales sont fréquents dans les ports américains. [Quel pays pour quels navires ? cf. La valeur de la flotte marchande des dix premiers pays propriétaires a dépassé les 1 200 Md$]
Le groupe chinois, numéro quatre mondial dans le transport maritime de conteneurs, contrôlé de surcroît par l’État chinois, est le plus concerné avec entre 55 à 60 % de sa flotte construite par des chantiers nationaux tandis que l'ensemble de son carnet de commandes y est placé. Soit un surcoût estimé par DNB à 3 M$ par navire pour chaque escale dans les ports américains. C’est aussi le cas de CMA CGM, qui répartit sa flotte entre la Chine (41 %) et la Corée du Sud. L'organisme norvégien estime que cela coûtera à l’armateur français de l’ordre de 2 M$ par unité. Le Singapourien Ocean Network Express (ONE), compagnie issue des activités conteneurs des trois compagnies japonaises NYK, MOL et K-Line, fait mine de soutenir encore les chantiers japonais (Imabari et JMU) mais place de plus en plus de contrats en Chine et en Corée.
Un tiers au moins de la flotte de porte-conteneurs
Actuellement, 32 % de la flotte de porte-conteneurs, en unités, est constituée de navires construits en Chine, fait valoir Alphaliner de son côté, qui s’est appuyé pour ses calculs sur les navires détenus et affrétés, ainsi que ceux non encore livrés mais engagés dans un affrètement avec un transporteur. Dans le top 10 des exploitants de porte-conteneurs, cinq ont placé au moins la moitié de leurs commandes auprès de chantiers navals chinois : Cosco à 100 %, MSC à 93 %, Hapag-Lloyd à 91 %, Maersk à 70 % et CMA CGM à 52 % tandis que le Japonais ONE est à 49 %. Seuls HMM, Yang Ming et ZIM ne sont absolument pas concernés. Le transporteur israélien est un cas à part. La quasi-totalité de sa flotte est affrétée (il n'a en commandé que quatre navires). Mais par ses affrètements en cours (navires en service), il se trouve concerné avec 53 de ses 74 navires sortis des radoubs chinois. Quant au sud-coréen HMM, la préférence nationale s'impose, la Corée du Sud étant le numéro deux de la construction navale. Pour le taïwanais Yang Ming, les rivalités entre l'île rebelle et son encombrant voisin grégaire excluent l'option chinoise.
Dans la flotte en exploitation, le leader mondial MSC n'a en revanche que 220 de ses 891 porte-conteneurs construits en Chine contre 306 chez Cosco (sur une flotte de 517 unités), 274 pour l'armateur français (665 au total) et seulement 72 (301) du bataillon de l'Allemand Hapag-Lloyd et 199 de celui de Maersk (735 unités).
CMA CGM, serein
Interrogé sur le sujet à l’occasion de la présentation des résultats financiers le 28 février, le directeur financier du groupe CMA CGM, Ramon Fernandez, a opposé un calme absolu à cette nouvelle tempête sur le front du conteneur, se contentant d’une réaction a minima. « Si ces annonces étaient suivies d'effets, cela impacterait fortement l’organisation du transport maritime mondial. Mais il est prématuré d'en dire plus à ce stade », refusant de se projeter sur d'éventuelles réorganisations au sein de son portefeuille. « Le groupe est très présent aux États-Unis avec six terminaux portuaires [dans les deux principales portes d’entrée côte ouest et côte est, NDLR] et des implantations à Norfolk, Houston, Austin... Nous opérons en tant qu’armateur américain avec une filiale APL dont dix navires sont sous pavillon américain. Dans le cadre du Maritime security programm, on entretient un dialogue constant avec les autorités américaines », érige-t-il en paravent.
Face à l’insistance, « nous sommes présents en Chine et aux États-Unis comme tous les armateurs. Le commerce international est régi depuis des années par les flux en sortie d’Asie et à destination des économies occidentales, au premier rang desquelles le continent nord-américain. Donc toutes les décisions qui viseraient plus particulièrement la Chine auront des impacts sur ceux dont le métier est de transporter des marchandises ». Avant de conclure avec une formule qui convient à peu près à toutes les situations : « nous allons suivre de près toutes les discussions qui ont été engagées et nous agirons en fonction des décisions prises in fine ». Jusqu’à présent, toute perturbation dans les chaînes d'approvisionnement a plutôt profité aux compagnies.
Adeline Descamps
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