Il est des signes qui ne trompent pas. Quatre nouveaux pays – le Cambodge, l'Eswatini, le Gabon et la Guinée-Bissau –, ont fait leur entrée dans le classement établi par la Chambre internationale de la marine marchande (ICS) des États du pavillon par leur performance. Si ces quatre pays émergent au rang des nouveaux pavillons, reflétant l'augmentation récente de leurs tonnages, ils le doivent à la flotte russe voire au bataillon de pétroliers, opérant dans une transparence limitée et une considération sommaire des normes réglementaires régissant la sécurité, la protection de l'environnement et les conditions d'emploi des gens de mer, telles qu'adoptées par l'Organisation maritime internationale (OMI) des Nations unies et l'Organisation internationale du travail (OIT).
« Les nouveaux venus seraient utilisés par certaines compagnies maritimes cherchant à contourner les sanctions des États-Unis, de l'Union européenne et du G7, ce qui soulève des inquiétudes quant à l'application correcte des normes maritimes internationales à bord des navires battant pavillon de ces États », alerte la chambre internationale de la marine marchande (ICS) dans le communiqué accompagnant son panorama annuel.
L'émergence de l'Eswatini inquiète d’autant plus que le pays n'est pas membre de l'OMI. L'ICS « encourage vivement » ces nouveaux États à donner « la priorité à l'adhésion à l'OMI » et à la ratification de ses conventions pour donner des gages de leur « exploitation responsable des navires immatriculés dans leurs flottes », exhorte le secrétaire général Guy Platten.
Des sanctions à double face
Avec les sanctions du « bloc occidental » sur le pétrole brut russe, dont la plus emblématique reste le plafonnement du prix du brut russe imposé par le G7, l’UE et d’autres pays dès décembre 2022, la Russie a non seulement été contrainte de réorienter ses exportations de pétrole vers d'autres marchés, notamment la Chine, l'Inde (et la Turquie, dont on parle peu), mais aussi de pallier l’insuffisance de sa propre flotte pour le transporter. Pour rappel, en vertu de la mécanique du plafond, les services maritimes non dispensables à un navire pour naviguer ne peuvent être fournis par des prestataires du « bloc occidental » que sur les cargaisons dont le prix est inférieur à 60 $ le baril. Une sanction que Moscou a contourné en constituant une flotte de navires clandestins, composée de vieux navires acquis dans le cadre de transactions de seconde main par l'intermédiaire de sociétés écrans souvent basées dans des pays tiers (Émirats arabes unis), et opérés sous pavillon moins-disant, sans classification et assurance reconnues. Comme l’Iran et le Venezuela l’ont fait avant elle.
C’est ainsi que certains États – Saint-Marin, le Guyana, la Sierra Leone, les Comores, la Guinée-Bissau, la Guinée, etc. –, ont enregistré une croissance spectaculaire (à trois chiffres de leur flotte). Un phénomène éclairé depuis quelques mois par le World Fleet Monitor de Clarksons Research.
Selon les données du Lloyd’s List, 35 % des 669 pétroliers que le média répertorie comme transportant du pétrole russe, vénézuélien et iranien, sont désormais sous interdit, que ce soit par les États-Unis, le Royaume-Uni ou l'Union européenne.
En fin d’année dernière S&P Global Commodities at Sea recensait plus de 1 000 pétroliers de plus de 27 000 tpl susceptibles d'avoir été employés pour transporter du pétrole sanctionné. Avec une capacité consolidée de 111,6 Mtpl, le bataillon fantôme représenterait environ 17 % de la flotte mondiale.
Pression sur les pavillons opportunistes
Les gouvernements occidentaux ont fait pression ces derniers mois sur de nombreux petits registres tentés par l’opportunisme (Gabon, Îles Cook, Cameroun) en accueillant une flotte en quête d’un pavillon-refuge. Parallèlement, le nombre de navires se dissimulant derrière un faux registre ou en continuant à opérer sous leur ancien registre à leur insu représenterait 15 % de la dark fleet. Selon Londres, le nombre de navires battant un faux pavillon a plus que doublé en l'espace de 22 mois, pour atteindre 223 navires. Dans la perspective de la réunion du comité juridique de l'OMI en mars, le Royaume-Uni a soumis une proposition avec le soutien de 21 autres États.
Un 16e paquet de sanctions
Dans le cadre d’un 16e paquet de sanctions, l’Union européenne prévoit d’inclure 73 autres pétroliers (confondus dans des opérations contrevenant aux restrictions occidentales) dans sa liste noire après l’avoir allongée de quelque 50 navires en décembre dans le cadre du 15e train de mesures visant la Russie. Cette décision intervenait quelques jours après une action similaire du Royaume-Uni, ciblant 35 navires de plus, portant sa liste à plus de 100, principalement des pétroliers transportant du pétrole russe, depuis juillet 2024. Quelques jours avant l’investiture de son successeur, Joe Biden a fait placer 183 navires de transport de brut et de produits pétroliers supplémentaires sur la liste de l’Ofac, le bureau américain chargé des actifs étrangers. Près de 70 d'entre eux étaient gérés par des sociétés inconnues au box-office du secteur, car créées à la suite de l'invasion de l'Ukraine. Et la majorité relevait de registres maritimes ayant pignon sur rue, à commencer par le deuxième État du pavillon le plus fréquenté au monde, Panama, qui s’est pourtant engagé à nettoyer ses écuries des navires non conformes.
Le nouveau train de mesures européennes, qui s'en tient largement à la proposition de la Commission, devrait être adopté par les ministres des Affaires étrangères de l'UE ce lundi 22 février, trois ans jour pour jour après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Outre 73 nouveaux navires stigmatisés, les nouvelles sanctions élargissent les critères que l'UE pourra utiliser pour sanctionner les propriétaires et les exploitants de la flotte fantôme, y compris les capitaines.
Elles visent également l’aluminium russe dans l’UE, qui serait « progressivement interdit un an après l'adoption officielle du paquet », ainsi que certains minerais ou métaux comme le chrome, selon des diplomates. Les importations d’aluminium russe ont chuté de 35 % en 2023 et cette tendance s’est poursuivie en 2024, selon l'organisation représentative du secteur European Aluminium, selon laquelle elles auraient rapporté 1,25 Md€ à la Russie.
L'UE a pris cette décision après que les États-Unis ont tenu des pourparlers à Riyad avec la Russie sur une résolution potentielle de la guerre. Emmanuel Macron, en émissaire européen, est attendu ce lundi à Washington où il doit faire infléchir Donald Trump sur son actuel scénario : un cessez-le-feu négocié entre les États-Unis et la Russie qui s’apparenterait à une capitulation pour Kiev. Parallèlement, l’UE semble évoluer vers la possibilité de déployer, après la signature d’un cessez-le-feu, d’une force européenne, aérienne et maritime, à même de garantir la sécurité de l’Ukraine, ses villes, ports et infrastructures. Londres, prêt à y contribuer, milite néanmoins pour une couverture aérienne américaine. Ce que le premier Ministre, Keir Starmer, aussi attendu dans le Bureau Ovale la semaine prochaine, va tenter de vendre à son hôte « deale-tout ».
Le transport maritime de pétrole, chahuté
« Si les sanctions sur le pétrole russe sont levées ou assouplies dans le cadre d'un accord de paix, la Russie pourrait retrouver un accès direct aux marchés européens, inversant ainsi les changements commerciaux observés au cours des deux dernières années », fait valoir le gestionnaire de navires Signal dans sa dernière actualisation du marché (Tanker Weekly Market Monitor). Notamment la dépendance de l'Asie vis-à-vis du brut russe. « La résolution pourrait également améliorer l'efficacité du transport du pétrole en réduisant la dépendance vis-à-vis des itinéraires alternatifs coûteux et des flottes fantômes, ce qui entraînerait une baisse des coûts logistiques et une meilleure stabilité du marché ».
En réalité, le durcissement des sanctions américaines contre Moscou semble avoir déjà opéré, entravant le commerce juteux du pétrole russe à prix réduit vers la Chine et l'Inde, et relançant la demande de brut du Moyen-Orient et d'Afrique. Avec à la clé, une tension sur la demande et les prix du baril.
Selon des négociants, de nombreux acheteurs chinois et indiens insistent désormais pour que les livraisons soient effectuées par des pétroliers non visés par les sanctions et achètent davantage de pétrole saoudien, émirati et irakien. Des ports clés tels que Qingdao et Rizhao sont devenus plus stricts. Shandong, plaque tournante des raffineurs chinois indépendants qui ont été les principaux acheteurs de pétrole russe, iranien et vénézuélien à prix cassé par les sanctions, ont pris des engagements publics dans ce sens. Ce qui a fortement réduit le nombre de navires et volumes disponibles.
L'impact a été rapide. Le coût du transport d'une cargaison du port russe de Kozmino, sur la côte Pacifique, vers la Chine a été multiplié par cinq en janvier, selon les données de Reuters tandis que la prime entre l’Urals et le Brent s’est réduite. Avec une offre à l’épreuve des sanctions, la hausse des cours du brut russe a réduit l'écart à 2,50-2,90 $ le baril pour une livraison en mars, contre 3-3,50 $ avant les sanctions de janvier, estiment les courtiers. Et le différentiel par rapport au baril du Moyen-Orient est passé de 6-7 $ à 3 $ le baril. Trop faible pour prendre le risque de s'exposer à des sanctions.
Retour du stockage flottant
La nouvelle donne a poussé 17 millions de barils russes vers le stockage flottant, selon une note de Goldman Sachs du 5 février, qui prévoit un volume de 50 millions de barils au premier semestre 2025.
Révélateur. « Le taux d'inactivité et de dérive des navires transportant du carburant russe a augmenté de 300 % dans certaines régions », relève Windward, une société d'analyse maritime. Beaucoup sont ancrés dans la mer de Crète et dans les eaux au large du Portugal et de Madagascar.
Dans le même temps, le coût du transport du pétrole vers la Chine par un aframax (capacité de 800 000 barils) est passé de 1,5 M$ l'année dernière à 6,5 à 7,5 M$, selon les négociants, toutefois loin des 20 M$ atteint lorsque les prix ont grimpé en 2022.
192 Md$ de recettes pétrolières pour la Russie en 2024
Les recettes pétrolières russes se sont élevées à 192 Md$ en 2024, selon l'Agence internationale de l'énergie (383 Md$ de budget fédéral). La production quotidienne de la Russie, d'environ 9 millions de barils, déjà bien en deçà du record de 11,25 millions atteint en 2019, comprend environ 5 millions de barils par jour destinés à ses propres raffineries. Mais le nombre d'attaques de drones ukrainiens a augmenté depuis janvier, touchant huit raffineries russes ainsi que des dépôts de pétrole et des sites industriels. Il est estimé que 10 % de sa capacité de raffinage serait mise à mal.
La perturbation de l'approvisionnement russe s'ajoute à la baisse des importations de pétrole iranien par la Chine, principal client, dans un contexte de pression accrue des États-Unis, le président Donald Trump ayant récemment promis de réduire à zéro les ventes pétrolières de Téhéran. Selon Goldman Sachs, les stocks flottants iraniens ont augmenté de 14 millions de barils depuis le début de l'année. La ruée vers l'affrètement de navires va faire grimper fortement les prix des pétroliers.
Adeline Descamps
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