La 18e intersession (ISWG-GHG 18) se tient cette semaine, du 17 au 21 février, à l’Organisation maritime internationale (OMI) dans le cadre des discussions ayant trait à la réduction des émissions de gaz à effet de serre des navires. Les échanges au sein de l’autorité de réglementation du transport maritime sont rentrés depuis quelques mois dans le dur des débats sur les moyens à mobiliser pour atteindre les nouveaux objectifs fixés en 2023 (MEPC80) qui a acté le principe des émissions nettes nulles pour toute la flotte mondiale d'ici 2050. Dans ce cadre, les États membres doivent se mettre d’accord sur les mesures à mettre en œuvre collectivement pour réduire les émissions de carbone jusqu'à 30 à 40 % d'ici à 2030 et 70 à 80 % d'ici à 2040, avant l’ultime étape en 2050.
Le dernier Comité de protection du milieu marin en date (MEPC82), commission de l'OMI où s’arbitre la décarbonation du secteur, s’est clôturé le 4 octobre sans avancées majeures ni recul irréversible. Mais un consensus s'est néanmoins dégagé en faveur de deux mesures phares, l’une d’ordre technique, l’autre économique. La première s’apparente à une norme universelle sur les combustibles marins (introduction progressive et obligatoire de combustibles ayant une moindre intensité de GES). Lors du MEPC 80, il a été acté que, d'ici à 2030, les carburants à émissions nulles ou quasi nulles doivent représenter 5 à 10 % de l'ensemble des carburants utilisés. La seconde mesure s’apparente à un mécanisme de tarification des émissions carbone. Sur ce dernier point, le nombre d’options se réduit et les propositions se clarifient. Ce qui suggère un aplanissement des différences entre les blocs de pays.
Le temps est compté pour finaliser ce que le langage créatif de l’OMI appelle les « mesures à moyen terme » dans la mesure où elles devront être soumises à l’adoption du MEPC en octobre.
Une problématique de sources de biomasse
Le transport maritime se trouve donc subordonné à un système énergétique dont on ne sait pas vraiment comment il va s’organiser. Mais parmi les certitudes, une problématique à court terme de ressources de biomasse et à long terme de fabrication de carburants de synthèse et donc, une bataille pour la moindre goutte de carburant décarboné. Sans parler du financement : 100 Md€ seraient nécessaires à la décarbonation de la seule filière maritime française par exemple selon le document produit par les Affaires maritimes (dans un contexte budgétaire à sec et un environnement fiscal flottant).
Dans la perspective de l’ouverture de nouveaux échanges à l’OMI, l’ONG Transport&Environment (T&E) a embarqué quelques compagnies pour appeler à exclure de la liste des carburants alternatifs (susceptibles de bénéficier d’incitations économiques ou fiscales) les biocarburants issus de cultures destinées à l’alimentation humaine ou animale (soja, huile de palme…).
Parmi les signataires de cette soumission à l’OMI : en France, Louis Dreyfus Armateurs, qui teste plusieurs voies pour décarboner sa flotte de navires de services (entre autres la propulsion vélique pour les navires exploités pour le compte d’Airbus) et ses opérations, ainsi que Zéphyr&Borée qui se bat pour financer une flotte de porte-conteneurs véliques pour le compte d’une association de chargeurs de renom. Mais y figurent aussi l’armateur allemand Hapag-Lloyd, les Norvégiens Hoegh Autoliners (transport de voitures) et Hurtigruten (transport short sea) ou encore Green Transition et Denmark Nabu (Nature and biodiversity conservation union). Le faible nombre questionne et attire du coup l'attention sur tous les absents.
Plus nocifs que les carburants fossiles
L’ONG craint qu’en l'absence de « vrais garde-fous », et compte tenu de leur disponibilité immédiate et sans modification des moteurs, de leur technologie éprouvée à terre, et de leur accessibilité-coût, les transporteurs se ruent sur les biocarburants à base d’huile de palme et de soja. La concurrence à l’alimentation humaine et les effets sur la déforestation, la consommation des sols et la biodiversité ont été largement renseignés.
Ils pourraient n'avoir d'autre choix dans la mesure où l'offre de ceux de deuxième génération (dits avancés), issus de déchets, est contrainte par la rareté des matières premières (particulièrement le cas pour les sources de déchets telles que les huiles de cuisson usagées) et de concurrence avec d'autres secteurs : l'aviation est un marché émergent bien plus attractif pour les biocarburants, les marges étant plus élevées en raison d'exigences de qualité plus élevées et de méthodes de production complexes. Quant à la troisième génération, obtenue à partir de micro-organismes vivants tels que les algues ou les bactéries, elle dépasse à peine le stade expérimental.
« En l'état actuel du projet de loi sur les carburants verts, l'OMI risque de faire plus de mal que de bien, résume Fanny Pointet, responsable du transport maritime à T&E France. Les biocarburants à base d'huile de palme et de soja sont dévastateurs pour le climat et occupent de vastes étendues de terre. Au lieu de créer de nouveaux problèmes, la communauté maritime mondiale devrait valoriser les carburants de synthèse à base d'hydrogène. Brûler des récoltes pour remplir des réservoirs ne sera jamais une bonne solution. »
Selon la nouvelle analyse de T&E, réalisée par Cerulogy, près d'un tiers des transports maritimes mondiaux pourraient fonctionner aux biocarburants en 2030, contre moins de 1 % aujourd'hui. Ceux produits à partir de l'huile de palme et de soja représenteraient près des deux tiers du biodiesel utilisé pour alimenter le secteur du transport maritime en 2030. Le transport maritime, énergivore, pourrait ainsi consommer 34 millions d'hectares de terres agricoles en 2030.
Biocarburants issus d'intrants alimentaires exclus du règlement européen
L'utilisation de biocarburants à base d'huile de palme a doublé dans l'UE entre 2010 et 2020, à la suite de l'introduction d'une loi en faveur des biocarburants dans les voitures.
Les normes réglementaires existantes ont cependant tendance à favoriser les biocarburants fabriqués à partir de matières premières non alimentaires et non fourragères. Ainsi du règlement phare de l’UE sur la décarbonation du transport maritime et aérien, le FuelEU, partie intégrante du paquet législatif européen sur le climat « Fit for 55 » qui vise à « abattre » les émissions de gaz à effet de serre (GES) dans l'UE d'au moins 55 % d'ici à 2030, par rapport aux niveaux de 1990, avec un objectif de neutralité climatique d'ici à 2050.
La France, la Norvège et les Pays-Bas ont déjà limité ou cessé d'utiliser des biocarburants de palme et de soja. Depuis le 1er octobre 2023, la Norvège a notamment introduit des exigences imposant progressivement l'utilisation de 6 % de biocarburants avancés pour tous les transports maritimes nationaux.
Dans le cadre des exigences de notation de l'indicateur d'intensité carbone (CII) – depuis le 1er janvier 2023 les navires doivent calculer leur indice d’efficacité énergétique des navires existants (EEXI, Energy Efficiency Index for Ships In Service) et leur intensité carbone (CII, Carbon Intensity Index) –, l'OMI a adopté une exigence de réduction des gaz à effet de serre du puits à la mer de 65 % par rapport au gazole marin (MGO) pour les biocarburants.
Mais on ne sait toujours pas quels critères de durabilité et de réduction des émissions de GES seront appliqués par les mesures à moyen terme de l'OMI lorsqu'elles entreront en vigueur en 2027.
0,7 Mtep consommés par les navires en 2023
Au niveau mondial, il y a de fortes disparités dans la réglementation des biocarburants. Par exemple, l'Agence américaine de protection de l'environnement (EPA) considère que l'éthanol de canne à sucre répond aux critères de durabilité des biocarburants avancés avec un seuil d'au moins 50 % de réduction des GES sur le cycle de vie. La directive européenne RED (qui fait partie du Fit for 55), en revanche, est plus restrictive et ne considère comme biocarburant avancé que l'éthanol fabriqué à partir de matières premières non alimentaires et non fourragères telles que la paille et la bagasse (résidu fibreux de la canne à sucre).
Selon DNV, qui a sorti livre blanc sur l'approvisionnement et l'utilisation des biocarburants dans le transport maritime (cf. plus bas), la production mondiale de biocarburants liquides – principalement éthanol, biodiesel (Emag, ester méthylique d'acide gras) et HVO (huile végétale hydrotraitée), ces deux derniers étant les plus utilisés dans le maritime –, et de biogaz a atteint respectivement environ 111 millions de tonnes équivalent pétrole (Mtep) et 41 Mtep. Sur ce total, la société de classification estime que 15 % de biocarburants liquides et 65 % de biogaz de la production mondiale totale provenaient de matières premières avancées.
Une très faible part de la production totale de biocarburants liquides est consommée par les navires : environ 0,7 Mtep en 2023, soit environ 0,6 % de l'offre mondiale. La grande majorité (environ 98,9 %) l'est par le transport routier, l'aviation représentant environ 0,5 %. Bien que la part du transport maritime reste faible, elle représente néanmoins une forte croissance par rapport aux années précédentes. Cela se reflète dans le nombre croissant de ports proposant le soutage de biocarburants. DNV a identifié plus de 60 où un soutage de biocarburants a eu lieu depuis 2015.
À plus long terme, la demande de biocarburants dépendra des voies de décarbonation choisies par les armateurs, souligne la société de classification. Par rapport à d'autres secteurs des transports tels que l'aviation, le transport maritime dispose d'un plus grand nombre de carburants alternatifs à long terme (l'ammoniac, l'hydrogène, le méthanol, le méthane).
En attendant, l’offre est inexistante ou partielle, la demande hésitante, le financement en retard, la réglementation patine.
Selon la société de classification, la capacité cumulée de production de carburants neutres en carbone en cours ou annoncées pour 2030 est comprise entre 44 et 63 millions de tonnes d'équivalent pétrole (Mtep). La demande maritime en 2030 devrait se situer entre 7 et 48 Mtep.
Il reste donc encore beaucoup à faire sur un plan technique avant d’entrer dans la salle des négociations plus politiques. A fortiori dans un contexte où l'UE et l'OMI vont devoir face au « drill, baby drill » du nouveau locataire de la Maison Blanche.
Adeline Descamps
Les ventes de biocarburants sont passées de 300 000 t à plus de 1,3 Mt entre 2021 et 2024
DNV est l'auteur d'un livre blanc sur l'approvisionnement et l'utilisation des biocarburants dans le transport maritime en s'appuyant entre autres sur des entretiens avec huit fournisseurs de biocarburants sur leur marché et les développements futurs, et de douze compagnies maritimes sur leurs expériences en la matière.
Selon ce rapport, l'utilisation de biocarburants éligibles joue un rôle dans la conformité aux réglementations : elle permet de réduire les émissions de gaz à effet de serre (Indicateur d'intensité carbone (CII) de l'OMI), offre un facteur de conversion du CO2 de zéro (dans le cadre du système communautaire d'échange de quotas d'émission, SCEQE) et réduit l'intensité des GES du puits au sillage (règlement de l'UE sur les émissions des navires).
Le volume le plus élevé de biocarburant est consommé par les navires sous forme de mélanges de carburants, composés de biocarburant – ester méthylique d'acide gras (Emag) et huile végétale hydrotraitée (HVO) –, et de carburant conventionnel. Les mélanges les plus courants ont une teneur en biocarburant comprise entre 20 % (B20) et 30 % (B30) en volume. La réglementation en fournit une explication. Actuellement, conformément à l'annexe II de la convention Marpol et au recueil IBC (recueil international de règles relatives à la construction et à l’équipement des navires transportant des produits chimiques dangereux en vrac), les mélanges de biocarburants (à base d'Emag) livrés par des barges ou des souteurs classés comme pétroliers sont limités à une part maximale de biocarburants de 25 % (en volume). Pour le soutage de mélanges à plus forte teneur (par exemple B30, B50, B100), des chimiquiers de type 2 sont nécessaires. Si le B30 a été le plus commercialisé à Rotterdam, premier hub de soutage en Europe. c’est parce que les opérations de soutage sont effectuées par des barges de navigation intérieure qui peuvent transporter des mélanges plus riches, relevant d’autres réglementations.
520 à 1 000 $ plus cher
Les ventes de biocarburants sont passées de 300 000 t à plus de 1,3 Mt entre 2021 et 2024 (troisième trimestre) contre 4 600 t de méthanol et 1 000 t de bio-GNL. Le prix des biocarburants produit à partir de matières premières dits avancées (B100) au sein de la zone ARA (Anvers-Rotterdam-Amsterdam) a fluctué entre 1 000 et 1 520 $/t VLSFO-eq. (fuel à basse teneur en soufre) depuis le début de 2023, ce qui se traduit par une prime de prix d'environ 520 à 1 000 $ par rapport au VLSFO. Les mélanges de biocarburants Emag/VLSFO B30 (dans la zone ARA) et B24 (à Singapour), quant à eux, se sont négociés entre 710 et 880 $/t VLSFO-eq. et 690 et 1 000 $ respectivement, au cours de la même période.
Outre Rotterdam et Singapour, une soixantaine de grands ports ont signalé des opérations de soutage de biocarburants, notamment Fujairah (EAU), Zhoushan (Chine), Anvers-Bruges, Busan (Corée), Hong Kong et Gibraltar, donc une disponibilité assez diversifiée géographiquement, mais concentrée en Europe et en Asie de l'Est.
Le « marché volontaire » des biocarburants dans le transport maritime se caractérise principalement par des offres de services permettant aux chargeurs de réduire leurs émissions de GES de scope moyennant un prix plus élevé à l'instar du MSC Biofuel Solution ; l'Act with CMA CGM+ ; le Ship Green d'Hapag-Lloyd ; ONE Leaf+ de ONE ; le Maersk ECO Delivery Ocean, ou encore dans le transport de voitures, le Reduced Carbon Service de Wallenius Wilhelmsen et Sail for Change d'UECC. Près d'1 Mt de biocarburants auraient été ainsi consommés en 2023.
A.D.
>>> Sur ce sujet
L'objectif zéro émission du secteur maritime d’ici 2050 est-il réaliste ?
Décarbonation : retour en grâce des mesures d'efficacité énergétique
Pourquoi la filière vélique en est encore à devoir prouver sa pertinence ?