Serait-ce le retour de la quête aux parts de marché ? La baisse des taux pratiqués par certains transporteurs sur certaines routes afin de remplir les navires dans un contexte de marché baissier a rapidement été interprétée comme une intention de pratiquer des tarifs inférieurs à la moyenne du marché.
Le premier trimestre est connu pour être une période propice aux négociations tarifaires mais le marché est actuellement peu lisible pour les chargeurs qui ont à choisir entre les différents contrats, surtout quand ils sont BCO ou contractent par le biais d’un transitaire. Certes, la période de festivité à l'occasion du nouvel an chinois correspond à un « ventre mou », selon l’expression du transitaire Ovrsea, compte tenu de la mise en sommeil des usines chinoises et par effet mécanique, du pic d'expédition avant et de la dépression ensuite.
Les taux au comptant baissent toujours après le Nouvel An chinois, qui est de surcroît « tombé » plus vite que d’habitude dans le calendrier 2025. Cependant, la descente a été plus rapide que supposé. Et le marché n’envoie aucun signal positif plusieurs semaines après le retour au travail dans la seconde puissance économique mondiale. Ce qui peut expliquer en partie l'attentisme dans les appels d'offres d'un côté et les remises de certains transporteurs de l'autre, qui peuvent aller de 20 à 30 % sur les contrats de plus long terme, selon les données de Xeneta.
L'offre pas arrimée à la demande
La dynamique de l’offre et de la demande reste mal orientée. La demande de transport s’affaisse alors que l’offre continue de s’accroître : la capacité de la flotte mondiale de conteneurs (30,65 MEVP au 1er février 2025 contre 27,57 MEVP à la même époque il y a un an) doit encore s’étoffer de près de 2 MEVP en 2025 au regard du carnet de commandes mondial, ancré au 1er février à 8,9 MEVP, soit 29 % de la capacité totale de la flotte marchande. En 2024, environ 380 navires, totalisant une capacité de 4,1 MEVP ont encore été commandés, avec un tropisme sur les 18 000 EVP. La menace de surcapacité plane donc toujours en arrière-plan, bien qu'il existe plusieurs soupapes de sécurité, « assurances vie » quand le marché manifeste des signes de grande faiblesse. L’équivalent de 4,3 MEVP est assuré par des navires de 20 ans ou plus, ce qui signifie techniquement que 13 % de la capacité de la flotte est prête à être démantelé. La restructuration en cours des alliances maritimes, entre l’Asie et l’Europe du Nord par exemple, pourrait amputer de 11 % la capacité hebdomadaire totale, selon les calculs d'Ovrsea. En revanche, mettre à l’ancre les navires, notamment les grandes unités de 20 000 EVP, pour rééquilibrer le marché n’aura d’effet probant que si le mouvement est concerté, ce qui est fortement improbable, rappelle Jérôme de Ricqlès, fin connaisseur de la ligne régulière et aujourd’hui analyste chez Upply. Le taux de blank sailings, mesuré par Drewry, lui donne raison : il atteint seulement 7 % entre le 10 février et le 10 mars, avec des annulations qui concernent pour moitié le trade transpacifique.
« Nous prévoyons que l'offre excédentaire de base pourrait atteindre 15-16 % cette année, en supposant une totale réouverture de la mer Rouge, indique Braemar dans son rapport mensuel de janvier. Cependant, il est probable qu’elle prendra plusieurs mois. La décision de réacheminer les navires par le canal de Suez nécessitera une évaluation approfondie des risques, ce qui rendra le processus long ».
Des taux de fret alimentés par des effets de « perfect storm »
Après avoir été entretenue artificiellement et par un événement majeur de type imprévisible (guerre entre le Hamas palestinien et Israël) avec effets de tension associée (les attaques des houthis en mer rouge) et par le récit sur la politique commerciale du revenant Donald Trump, usant des droits de douane comme tactique de négociation pour régler des questions non commerciales (sécurité des frontières et trafic de drogue), les taux de fret accusent le contre-coup. Et ce, sans même être fixés sur la mise en œuvre réelle de la politique commerciale américaine et de ses retombées potentielles sur l'économie mondiale.
Les indices tous à la baisse
L'indice hebdomadaire Drewry World Container Index (taux payés par les transitaires aux transporteurs) avait chuté de 5 % pour atteindre 3 095 $ par conteneur de 40 pieds (FEU) à l’issue de la deuxième semaine de février. Le SCFI, qui reflète les prix au départ de Shanghai vers une vingtaine de destinations, a encore baissé de 6 % en une semaine, à 1 758,82 points, atteignant des niveaux jamais vus depuis le quatrième trimestre 2023, avant que la situation sécuritaire en mer Rouge ne fasse remonter les taux l'année dernière.
Au cours des sept premières semaines de 2025, le Freightos Baltic index (FBX), calculé à partir des tarifs au comptant annoncés par les transporteurs maritimes aux transitaires notamment, a dévissé d'environ 25 %, tiré vers le bas par la chute de 40 % des taux pour la route Asie-Europe du Nord. Le marché Asie-Amérique du Nord s'est également affaibli mais sur un rythme moins prononcé : - 20 % vers la côte ouest-américaine et - 7 % des vers la côte Est.
S&P Global Commodity Insights anticipe pour sa part des perspectives baissières jusqu'en mars pour le marché européen. Les derniers indices disponibles pour le trade Asie-Europe communiquaient sur des baisses de l’ordre de 5 % pour le WCI de Drewry jusqu'à - 16 % pour le SCFI.
Le marché actuel du fret reste néanmoins plus fort que la moyenne de 2023. Par exemple, le taux moyen au comptant Asie-Europe du Nord en 2023 était de 1 600 $/FEU alors qu'il s'élevait à la mi-février 2025 à 3 300 $.
Le marché qui a le mieux résisté est le transatlantique. « L'imminence de droits de douane contre les biens européens pourrait créer un appel d'air et stimuler, provisoirement, les flux maritimes sur l'Atlantique », justifie Héloïse Roux, spécialiste dans le maritime chez le transitaire Ovrsea dans sa note hebdomadaire « Les chargeurs ». « Le marché est assez unanime pour dire que le premier semestre sera assez faible en termes de demande », ajoute-t-elle. Celui de la Méditerranée occidentale est mieux orienté pour le moment. « Les taux spot depuis l'Asie s'y stabilisent de façon singulière. L'écart tarifaire entre les deux trades s'est d'ailleurs fortement accentué, de 1 100 $/FEU en faveur d'Asie-Med, selon le WCI ».
Une demande peu engageante
La demande est mitigée. Les ventes américaines au détail ont atteint 730 Md$, terminant l'année en beauté. Le ratio stocks/ventes de détail aux États-Unis s'élevait à 1,30 en décembre, indiquant que les détaillants disposaient d'environ 1,3 mois de stocks par rapport aux ventes, soit une légère baisse par rapport à 1,32 en novembre. « La moyenne à long terme du ratio stocks/ventes depuis 2000 est de 1,44, ce qui suggère qu'il y a de la place pour un certain réapprovisionnement au premier trimestre 2025. Les consommateurs américains pourraient acheter à l'avance des articles soumis à des hausses de prix liées aux droits de douane », considèrent les analystes chez Braemar. Mais « cela suggère aussi une compensation future par des dépenses plus modérées en 2025 », ajoutent-ils.
Pour l'heure, le baromètre des ports américains, établi par la fédération des détaillants américains (NRF), anticipe des importations en forte hausse dans les mois à venir et notamment de plus de 11 % en mars. Les volumes sont restés élevés en janvier (2,1 MEVP) et en février (1,96 MEVP), New York/New Jersey et Miami non compris car non disponibles.
En Europe, les ventes n’ont pas été à la fête, le commerce de détail en baisse de 0,3 % en décembre par rapport à novembre. Les stocks sont pleins et la situation économique mondiale incitent à l'attentisme. Mais Trading Economics prévoit une croissance de 2 % en glissement annuel des ventes au détail dans l'UE pour le premier trimestre 2025.
Le Fonds monétaire international (FMI) prévoit de son côté que le PIB mondial augmentera en 2025 à un rythme peu ou prou similaire à 2024 mais ne cesse de revoir ses calculs à la baisse. Dans ce cas, la demande de commerce de conteneurs pourrait ralentir à une croissance de 2 à 3 % en 2025 contre 6 à 7 % en 2024.
Vers une guerre des prix ?
General Rate Increases (GRI), ont dégainé les compagnies maritimes pour enrayer le recul, annonçant des hausses sur les prix FAK, ces derniers étant étroitement liés aux fluctuations du marché et influencés par diverses surcharges tels que la Peak season surcharges (PSS), l'Imbalance container surcharge, etc.
« De novembre à mi-janvier, les compagnies maritimes ont déployé une stratégie très efficace pour leur santé financière. En raison des nombreuses annulations d’escales, le pic de demande de fin d’année s’est, comme prévu, heurté à une offre contenue. C’était le scénario écrit et annoncé par MSC, qui a brusquement restauré le marché des taux FAK à l’automne, le reste des opérateurs lui emboîtant peu ou prou le pas. Cette technique leur a permis de surperformer durant les derniers mois de 2024, dans une sorte de "rally de fin d’année" digne du monde de la finance », résume Jérôme Ricqlès. « Sur la route Asie-Europe, les transporteurs ont relevé leurs prix-cibles plus tôt que d'habitude cette année, car la demande s’est tassée plus que prévu en sortie d’Asie dès mi-janvier. Pour enrayer la chute, Maersk a fixé son objectif FAK à 4 000 $ par conteneurs de 40 pieds (FEU), Hapag-Lloyd à 4 100 $, COSCO à 4 125 $ et CMA CGM à 4 335 $, explique-t-il.
Un marché à deux visages
« Les transporteurs sont confrontés à une bataille difficile pour inverser la baisse des taux », indiquent les consultants de Linerlytica dans leur dernier rapport sur le marché. Jusqu'à une guerre des taux sur les échanges Asie-Europe ? Certains observateurs attribuent la faiblesse des prix sur le marché à la volonté des transporteurs de se concentrer sur le maintien de leur part de marché pendant la transition vers les nouveaux réseaux (dans le contexte d'une déflagration des alliances) avec une période de risque accru de guerre des prix.
Si CMA CGM et MSC annoncent des PSS pour mars, d'autres (comme Gemini) semblent en effet vouloir tirer les taux vers le bas. « Un marché à deux visages se dessine, complexe à anticiper », reconnaît Héloïse Roux.
« Il est difficile de dire ce qui va se passer. Les clients signent actuellement des contrats plus courts parce qu'ils ne veulent pas être pris au piège par des contrats à long terme », a fait observer le PDG de DSV dans un colloque, sous-entendant si la mer Rouge rouvre.
Dans ce brouillard, il est au moins un signal clair : « les États-Unis sont devenus un partenaire commercial erratique, qui n'a pas nécessairement l'intention de respecter les accords conclus dans le passé. Cela poussera les pays, et leurs entreprises, à rechercher des stratégies qui réduisent leur exposition aux États-Unis », estime Lars Jensen, de Vespucci Maritime.
Les droits de douane imposés à la Chine sous la première présidence Trump avaient déplacé les chaînes d'approvisionnement vers le Mexique, l'Asie du Sud-Est, comme Taïwan et le Vietnam, où la croissance de l'industrie manufacturière a dépassé le taux de croissance en Chine. Les volumes de conteneurs expédiés de Chine vers le Mexique ont notamment augmenté de 76 % entre 2019 et 2024.
Certaines entreprises ont également migré de la Chine vers l'Inde, comme en témoigne le boom des conteneurs entrant aux États-Unis en provenance de ce pays. Apple fabrique des iPhones - le produit qui a généré plus de la moitié des revenus de l'entreprise au cours du dernier trimestre - en Inde depuis 2017.
Adeline Descamps