La dictature de l’actualité comme CMA CGM sait la dompter pour l'exploiter à des fins de communication. Dans le cadre d’un séjour à Marseille exécuté au pas de charge, il n’était pas acquis que le chef d'État français et le Premier ministre indien Narendra Modi opèrent une escale au siège en bord à quai du groupe de transport maritime et de logistique où une visite du fleet center avait été préparée à son attention. Gagée en fonction de l'agenda de ses deux visiteurs qui coprésidaient la veille à Paris un sommet sur la très stratégique intelligence artificielle.
Entre un dîner tardif pris dans un restaurant trois étoiles de Cassis la veille de ce 12 février, un passage au cimetière militaire britannique de Mazargues pour rendre hommage aux soldats indiens morts en France pendant la Première Guerre mondiale, l’inauguration du consulat général d’Inde dans l'une des plus cossues avenue du 8e arrondissement, un détour de 70 km par le chantier du réacteur expérimental de fusion nucléaire Iter, à Saint-Paul-lès-Durance, près du CEA de Cadarache, et son envol pour Washington en début d’après-midi où l’attend le nouveau locataire de la Maison blanche, la fenêtre était serrée. Les services du port de Marseille, sur lequel il a été fait l’impasse, en conviendront.
Des annonces trompées
En une demi-heure de séquence à bride abattue à la Tour zippée de CMA CGM, il a été fait mention de la possibilité pour l'armateur de pavillonner quelques porte-conteneurs sous le drapeau indien – une annonce absente du communiqué diffusé par l'entreprise dans la journée mais non sans lien avec le fait que l'Inde est l'un des premiers pourvoyeurs mondiaux de marins –, voire d'y faire construire alors que CMA CGM répartit jusqu'à présent, à parts égales, ses commandes entre les constructeurs chinois et sud-coréens et que le continent indien est plus connu pour le démantèlement de navires.
L'Inde est d'intérêt stratégique pour le groupe, dira en substance Rodolphe Saadé, le PDG du groupe, qui capitalisera sur la visite du dignitaire indien pour rappeler ses actifs et ses intérêts dans le pays, où il « est implanté depuis 34 ans, emploie 17 000 salariés et opère 18 services maritimes ». Sans parler de Ceva Logistics, présent dans 105 sites. La filiale logistique du groupe, qui y a acquis Stellar VCS en 2023 (logistique contractuelle), fait valoir de son côté 900 000 m² d'entrepôts.
La présence d'un officiel indien sur ses terres est une première pour le numéro trois mondial dans le transport maritime de conteneurs. Il est plus familier de celle des officiels chinois. La dernière en date remonte à juillet. En visite en France pour assister à la cérémonie d’ouverture des JO. le vice-président chinois Han Zheng y avait fait un passage éclair. Une visite sans tambour ni trompette au cours de laquelle Rodolphe Saadé s'était montré tout autant impatient de « nouer une coopération plus étroite avec ses partenaires » dans divers domaines et « à promouvoir le développement des relations de la France avec la Chine ». En réalité, cette marque de respect d'un haut représentant chinois témoigne de la déférence portée à CMA CGM dans la seconde puissance économique mondiale. Un juste retour des choses : Jacques Saadé, qui a très vite perçu l'acteur superpuissant que deviendrait la Chine, fut un pionnier sur le marché chinois, l’un des tout premiers de son secteur à s’y implanter, dès 1992, et y a envoyé un porte-conteneurs alors que le vaste pays s’ouvrait à peine.
Nouveau tigre asiatique
Mais aujourd'hui, en Asie, c’est l’Inde qui tire la croissance. Le nouveau tigre asiatique aux taux de croissance indécents pour les économies occidentales est l’une des rares économies à faire preuve d’autant d’allant (PIB en hausse de 8,2 % en 2024) dans une conjoncture mondiale en proie à la sinistrose.
Si le vaste pays n'est pas une grande nation maritime en dépit de ses accès à des mers stratégiques, ses représentants ont des ambitions. Avec Bharat Container Line, une compagnie qui serait créée sur la base d'un partenariat public-privé, il ambitionne de faire émerger un grand acteur dans le transport maritime de conteneurs. L'actuel fleuron national, Shipping Corp. of India (SCI), n'exploite que quatre porte-conteneurs.
En revanche, ses ports témoignent de sa dynamique, se classant parmi les tout premiers mondiaux. La migration de la production de certaines entreprises de la Chine vers l'Inde pour réduire les risques n'y est pas étrangère, comme en témoigne la croissance des conteneurs entrant aux États-Unis en provenance de ce pays.
Leur développement est une priorité pour l'actuel exécutif indien. Le temps du Premier ministre indien était compté mais il aura eu le temps de rappeler ses ambitions portuaires, notamment le lancement officiel du futur port de Vadhavan situé à environ 125 km au nord de Mumbai. Le 30 août dernier, Narendra Modi a posé la première pierre de ce chantier piloté par une entité ad hoc détenue conjointement par le gouvernement indien (26 %) et Jawaharlal Nehru Port Trust (JNPT, 74 %), l'actionnaire de Mumbai et Nhava Sheva, les deux premiers ports à conteneurs indiens et parmi les 30 leaders mondiaux. Les neufs terminaux seront concédés à des opérateurs privés, chacun disposant d’un linéaire de 1 000 m. Afin de positionner les postes d'amarrage en eaux profondes, le méga port doit être construit sur des terres gagnées sur la mer, à environ 4 à 6 km dans l'océan Indien. Un projet de 9,1 Md$ dont le calendrier n’avait pas été précisé lors de l’annonce si ce n’est la livraison d’une première phase en 2029. À terme, Vadhavan pourra accueillir des unités de 24 000 EVP et disposer d'une capacité nominale de 23,9 MEVP. Le transporteur sud-coréen HMM et la filiale portuaire Til de MSC se sont déjà positionnés (avec signature d'un protocole d'accord), s'engageant à y investir plusieurs milliards de dollars.
CMA CGM bien implanté
Les intentions de l'armateur français sur le port greenfield ne sont pas connues. Mais CMA CGM est déjà actionnaire, via CMA Terminals, du terminal Nhava Sheva Freeport à Nhava Sheva (6,4 MEVP en 2023, + 7 % de croissance entre 2022 et 2023, tous terminaux confondus) – concession obtenue en août 2022 en joint-venture avec le groupe indien Baxi –, et de l’ACMT (capacité nominale de 1,3 MEVP) avec l’opérateur portuaire privé indien Adani à Mundra (7,2 MEVP, + 11,2 %). Le partenaire indien de CMA CGM devrait par ailleurs réceptionner cette année le cinquième terminal à conteneurs qui portera la capacité de Mundra à quelque 9 MEVP.
Les ports indiens, desservis par la plupart des grandes lignes Est-Ouest des grands transporteurs, sont l'objet d'une véritable effervescence. Maersk, dans le cadre de sa nouvelle alliance avec Hapag-Lloyd, va y escaler ses unités de 16 000 EVP au méthanol (service ME11 Méditerranée-Inde). Cosco et CMA CGM y déploient conjointement des unités de 14 074 EVP et MSC, des navires de 13 000 à 19 300 EVP.
Un corridor mal embranché
Depuis plusieurs jours, les médias tournent en boucle sur des annonces concernant des projets de coopération portuaire, énergétique et des contrats d’achats par New Dehli d’avions de chasse français Rafale version marine et de sous-marins Scorpène. Il n'en a rien été, excepté un contrat d'achat long terme décroché par TotalEnergies pour fournir 400 000 t de GNL par an à la société indienne Gujarat State Petroleum à compter de 2026. Mais dont on ne sait pas si cette signature a lieu en marge de la visite officielle.
Quant au sujet tant attendu, l'Imec (India-Middle East Corridor), il a été survolé dans le cadre d'échanges et bâtons rompus. Cette grande route multimodale (mer/rail) de 4 800 km reliant l’Inde à l’Europe via le Moyen-Orient est revenue en haut de la pile de l'actualité à l'occasion de ce déplacement officiel. La guerre en Israël avait jeté une chape de plomb sur cette vaste ambition, assumée comme un contrepoint offensif à la tentaculaire réédition des routes de la soie (Belt and road initiative, BRI), grand dessein chinois porté par Xi Jinping depuis 2013.
Pour mémoire, à la surprise générale, huit chefs d’État et de gouvernement avaient annoncé ce projet en marge d'un G20 sous présidence indienne, en septembre 2023. Il a été immédiatement perçu comme une volonté (plus politique celle-là) de fissurer le bloc anti-occidental en train de se structurer autour des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et d’arrimer à l'Occident une Inde qui vante son multi-alignement et s’est retirée des pourparlers du bloc commercial Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) autour de pays Asie-Pacifique.
Le projet est dans les petits papiers du président Macron, qui ambitionne de positionner le port de Marseille comme point d’entrée vers le marché européen. À tel point qu’il a missionné en février 2024 l’ex-PDG d'Engie et de Suez en tant que représentant permanent de la France du projet alors que les autres pays n’avaient pas encore d’émissaires.
Contribution de CMA CGM à l'Imec ?
« Les discussions ont notamment porté sur le corridor économique IMEC (…), une nouvelle route commerciale stratégique qui renforcera les échanges commerciaux entre l’Union Européenne et le Moyen-Orient (…) auquel le groupe entend contribuer, indique le communiqué de presse. Grâce à sa flotte compatible avec les énergies alternatives, et à ses hubs portuaires en Inde, aux Émirats et en Méditerranée, CMA CGM jouera un rôle clé dans l’efficacité du corridor ». Un message très corporate qui ne dit pas comme il peut « contribuer » alors que ses navires transitent déjà par la route désignée, si ce n’est que la partie terrestre et ferroviaire de l'infrastructure peut lui ouvrir des perspectives d’investissement facilitées.
L’Imec se compose d’un couloir Est (Inde-Golfe) reliant Mumbai et Mundra aux Émirats arabes unis et d'un corridor septentrional, connectant le golfe Persique à l’Europe. Schématiquement, les marchandises chargées dans les ports indiens transiteront par la mer jusqu’à Jebel Ali à Dubaï, basculeront sur un train à travers l’Arabie saoudite jusqu’au port israélien de Haïfa (où Tel Aviv a accordé la concession au groupe indien Adani au détriment d'un opérateur chinois) pour atteindre les rives de la Méditerranée et desservir Le Pirée (Grèce), Messine (Italie) et Marseille. De là, elles poursuivront leur route vers l’Allemagne et d’autres pays européens via le rail. Un transit-time réduit de 40 %, avancent ses promoteurs, et un gain de coût grâce à l’économie des droits de passage du canal de Suez (avec le détournement actuel de la flotte mondiale en raison des attaques des houthis, l’Égypte est en train mesurer la perte que cela pourra représentera pour elle).
L ’accord prévoit également la création d’un réseau de transport de données à haut débit se substituant aux câbles sous-marins existants (dans lesquels la Chine dispose d’intérêts), un réseau électrique vert (énergies renouvelables produites par l’Inde) ainsi qu’un gazoduc d’hydrogène vert. Concours de circonstances ? Quelques jours avant la signature du MoU au G20, fait observer Alicia Tintelin, responsable du Pôle Proche-Orient à l’Observatoire Français des Nouvelles Routes de la Soie (OFNRS), la compagnie indienne Cinturion a annoncé un projet d’installation de câbles à fibres optiques, le Trans Europe Asia System (TEAS), qui épouse le tracé de l’Imec avec deux routes. L'une contourne la péninsule par le détroit de Bab el-Mandeb et la mer Rouge et l’autre emprunte le golfe persique et rejoint la Méditerranée par voie terrestre.
Un projet qui ne pas résiste à l'instabilité régionale
« La faiblesse inhérente de cet édifice est qu’il repose sur un postulat aussi hardi que discutable : l’apaisement durable des conflits du Moyen-Orient », indique Olivier Da Lage, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) dans une note en date de mai 2024, rappelant les vicissitudes politiques affectant la navigation dans les eaux du golfe Persique.
Mais quand le MOU a été signé, l’alignement des planètes était presque parfait. « L’Iran et l’Arabie saoudite avaient rétabli leurs relations diplomatiques, cette détente s’étendant à l’ensemble de la zone. La rupture entre le Qatar et ses voisins appartenait alors au passé ; pour sa part, la Turquie, brouillée avec nombre des acteurs de la région, avait renoué avec l’Arabie saoudite, l’Égypte et Israël, tandis que la perspective de l’établissement de relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite et Israël semblait imminente », explique le chercheur, qui détaille par le menu les lacunes de l'ambition, notamment en termes de partenaires à concilier pour que le projet ait une chance de succès.
L’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 donne du crédit à ses réticences et explique en partie la mise en sommeil de l'Imec, la guerre poursuivie par Israël contrariant la normalisation des relations avec l’Arabie saoudite.
Un calendrier, un budget ?
Bien que le projet ait été récemment remis sur rail, il manque toujours un calendrier et un budget prévisionnel. « En croisant différentes sources, on apprend que dans un premier temps, chacune des routes du corridor pourrait coûter entre 3 et 8 Md$, poursuit Olivier Da Lage. L’Arabie saoudite s’est engagée sur 20 Md$, les Émirats arabes unis sur 75 Md$ « en Inde au fil du temps dans le cadre de l'Imec ». Par ailleurs, les membres du G7 se disait prêts à mobiliser 600 Md$ de sources publiques et privées sur cinq ans pour financer le développement des infrastructures dans les économies émergentes, dont une « partie significative » pourrait bénéficier à l’Imec. Washington a annoncé de son côté une contribution à hauteur de 200 Md$.
En réalité, « personne ne sait rien si ce n’est que le coût sera très élevé », tranche le spécialiste. Et s’il se concrétise – un principe qui « tient de l’acte de foi » –, il s’agit d’un projet à long terme. Sans doute même à très long terme...
Adeline Descamps
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