Une déflagration à Marseille. L’information révélée par nos confères du Marin le 8 février du rachat par CMA CGM de La Méridionale, filiale de Stef, le grand groupe de la logistique du froid, a des résonnances fortes en Méditerranée et en Corse mais aura sans doute des répliques au-delà du Vieux-Port. Mis au pied du mur par l’article, obligé par la procédure d’une information consultation prioritaire du conseil social et économique (CSE), le groupe coté en bourse, et donc astreint à des informations réglementées, a dû confirmer dans la journée. Toutefois du bout des lèvres, indiquant « avoir débuté » avec le groupe CMA CGM des discussions, actuellement à « un stade préliminaire », portant sur la « possible reprise de ses activités maritimes, organisées autour de la compagnie La Méridionale ». Selon nos informations, l’accord de cession est à un niveau qui semble davantage avancé.
Pourquoi l’information est de taille ?
L’information est de taille. Parce que l’acquéreur est le troisième armateur mondial de porte-conteneurs, dont le PDG, Rodolphe Saadé peaufine, à chaque acquisition, une stature de tycoon à la française, en version capitalisme familial renouvelé, qui combinerait « agilité dans le court terme » et « vision dans le long terme » selon ses propres termes. Ces deniers mois, les bilans gonflés par des deux années de taux de fret à l’hélium, le groupe de transport et de la logistique est hyperactif. Il acquiert, prend des participations, investit, absorbe, innove, renouvelle son portefeuille d’activités jusqu’à déborder de son périmètre air-mer-terre comme l’illustrent ses intérêts pour les médias.
L’annonce est un signal. Parce que l’actuel actionnaire est le groupe fondé par Francis Lemor dont le mythe veut qu’il ait toujours eu une « tendresse » particulière pour cet objet maritime acquis en 1990 mais dont l’investissement reste pour autant irrationnel au regard des activités du groupe (contribution de 26 M€ au chiffre d’affaires du dernier trimestre 2022 sur un total de 1,13 Md€).
Elle est saisissante. Parce que La Méridionale est une compagnie emblématique de Marseille, la plus vieille avec ses plus de 90 ans d’existence, indissociable du fiévreux dossier de la desserte maritime corse en délégation de service public (DSP) et du bassin méditerranéen compliqué à opérer, a fortiori pour le ro-ro, mode maritime pourtant le mieux adapté aux exigences de rapidité voulue par la logistique et nouveau terrain de chasse pour certains des premiers armateurs mondiaux dont fait partie CMA CGM.
Pourquoi l’annonce n’a pas surpris pour autant ?
Que Stef se soit résolu à vendre n’a pas étonné au vu de l’histoire agitée de La Méridionale ces deux dernières années. Les tout derniers événements en date ont paru comme des signes annonciateurs de mers plus agitées. La Méridionale a en effet créé la surprise en annonçant, le 9 janvier, à l’issue du conseil d’administration, un changement de direction avec l’arrivée de Guillaume de Feydeau à la tête de l’entreprise. L’information avait été livrée dans sa plus simple expression sans la motiver ni mentionner Benoît Dehaye, l’actuel DG, et tout en précisant qu’il n’y aurait pas de prise de parole immédiate sur le sujet. « Nommer un manager de transition n’est jamais le signe d’une bonne santé de l’entreprise », avaient vivement réagi les syndicats qui ont rapidement déposé une motion de défiance.
Benoît Dehaye, directeur général délégué mais aux manettes depuis 2019, avait été nommé à la direction générale en avril 2021 lorsque la compagnie maritime avait modifié ses statuts de façon à dissocier la présidence de la direction générale, Marc Reverchon occupant les deux fonctions depuis 2014. À cette occasion, Christine Cabau-Woehrel, en charge des actifs industriels du groupe CMA CGM, était entré au conseil d’administration, ainsi que Alexandre de Suzzoni, cadre dirigeant de Stef chargé de l’activité Restauration hors domicile. Benoît Dehaye devait notamment relever deux défis : réussir la percée de la compagnie sur le Maroc – première émancipation hors du cadre sécurisé par des trafics subventionnés –, et remporter la nouvelle délégation de service public maritime (DSP) sur la Corse.
Or, si la nouvelle DSP a bien été attribuée, en décembre, par l’Assemblée de Corse à Corsica Linea et à La Méridionale pour sept ans (du 1er janvier 2023 au 31 décembre 2029), elle n’a réservé à la compagnie historique du marché que la demi-desserte d’Ajaccio et de Porto Vecchio, soit une dotation annuelle de 32,5 M€ sur une enveloppe financière de 74,5 M€, qui a majoritairement profité à sa partenaire de circonstance, Corsica Linea.
Quant à la ligne entre Marseille et Tanger, lancée fin 2020 puis opérée jusqu’à trois rotations hebdomadaires au moyen de deux ro-pax – le Girolata et le Pelagos sous pavillon français premier registre –, le service avait très bien démarré, le contexte sanitaire ayant incité à trouver des alternatives au tout-route pour le fret. Or, au sortir du long épisode Covid, les frontières terrestres rouvertes, les habitudes passées ont repris leurs droits en dépit de la plus-value environnementale offerte par l’option maritime. Le challenge était réel : concurrencer un trafic routier de remorques en proposant une desserte maritime longue alors que les chargeurs usagers de cette route ne veulent pas payer et aller vite.
Y-a-t-il un potentiel en matière de transport de remorques depuis le Maroc ?
La Méridionale s’était fixé pour objectif de capter 3 à 5 % des parts de marché des 350 000 à 500 000 remorques par an qui franchissent chaque année le détroit de Gibraltar avant de poursuivre leur chemin par la route, ainsi que quelques pourcents du trafic passagers. En vain. En septembre, lors de la présentation des résultats, Stanislas Lemor, le PDG de Stef ne cachait pas son désappointement quant à la faible rentabilité de la ligne, les taux de remplissage ne dépassant guère les 30 % pour le passager et 35 % pour le fret. La compagnie n’a pas été aidée dans son modèle éconmique fragile, plombée l’an dernier par l’envolée des coûts d’exploitation, reflétant la flambée des combustibles de soute.
Le PDG du groupe évoquait alors un repositionnement possible entre Barcelone et Tanger avec, pour cibles, les flux de textiles entre le Maroc et l’Europe, ainsi que ceux de fruits et légumes qui remontent vers le marché international de Saint-Charles à Perpignan. En octobre, La Méridionale avait ainsi dédoublé sa ligne en positionnant un des deux navires sur Barcelone. Puis, le 2 février, la direction a indiqué en comité social et économique (CSE) l’arrêt de la ligne Barcelone-Tanger avec le Pelagos, dont le dernier départ est prévu ce 9 février et est appelé à être vendu, tout en maintenant le Marseille-Tanger avec le Girolata.
Quelle stratégie pour CMA CGM ?
Que La Méridionale soit, le cas échéant, rachetée par CMA CGM, ne surprend pas davantage ceux qui se concentrent sur les marques de « bienveillance maritime » dont a fait preuve l’armateur (aussi marseillais) en entrant au capital de Brittany Ferries, en situation financière délicate au sortir de l’épisode Covid, puis en se faisant garant de Neoline, l’armateur nantais à l’initiative d’un roulier vélique, dont la promesse a convaincu sur le plan commercial, industriel et technique, mais qui achoppait sur les derniers millions à trouver pour mettre son premier navire sur cale.
Si certains veulent y voir le retour de CMA CGM dans le transport de passagers qu’il a quitté quand il a cédé la compagnie de croisière marseillaise Ponant au fonds Artémis (famille Pinault) en 2015, il n’est pas du tout évident que ce soit la motivation première.
« Avant d’être dans une stratégie de développement, dont nous n'en connaissons pas les contours, CMA CGM est dans une logique de soutien à la filière française, qui va permette le maintien de l’emploi, la préservation d’une entreprise française et de développement des activités », réagit Jean Ducrot, délégué syndical CFE-CGC pour l'établissement de CMA CGM à Marseille, qui ne peut que souscrire à cette approche. Le syndicat déplore en revanche qu’à nouveau, l’information ait fuité avant la tenue de l’information consultation prioritaire des élus du personnel, prévue le 16 février.
Si Rodolphe Saadé s’est fait le chevalier blanc de compagnies françaises en (grande) difficulté, répondant parfois à la demande de sollicitations politiques et sans doute avec un réel souci de maintenir à flot une filière française dans un domaine dit de souveraineté économique, le chef d’entreprise ne s’engage pas pour autant à pertes. Il doit estimer qu’il y a un vrai potentiel et la capacité à retrouver de la profitabilité et de la rentabilité, veulent croire des observateurs de la place portuaire.
Quelles complémentarités avec La Méridionale ?
Ce n’est sans doute pas l’investissement le plus stratégique pour le groupe de transport et logistique mais il n’est pas non plus complètement dépourvu de sens économique. Avec d’éventuelles complémentarités opérationnelles et commerciales à trouver sur le ro-pax et la desserte de l’Afrique du Nord où CMA CGM aligne historiquement une offre ro-ro, un réseau et une assise clients. Une autoroute de la mer entre Marseille et Tunis est en effet assurée par l’alliance de CMA CGM et DFDS et de la compagnie maritime nationale tunisienne CTN. Côté italien, Grimaldi et GNV sont également présents en Tunisie, où le mode ro-ro profite du dysfonctionnement du terminal à conteneurs de Rades.
Au Maroc, la ligne ouverte en solo par CMA CGM en 2018, souvent citée pour témoigner de cette destination maudite pour le fret, n’aura tenu que quelques mois. Aujourd’hui, l’Aknoul dessert à la fréquence hebdomadaire Casablanca. Si une ligne Marseille-Tanger peine à trouver sa rentabilité économique, le Royaume bénéficie pourtant de l’économie la plus importante du Maghreb, notamment pour les produits agricoles exportés et la production automobile avec l’implantation de Stellantis et Renault Nissan. Néanmoins, en 2021, 407,5 millions d’unités de camions ont traversé le détroit de Gibraltar et passé par l’Espagne. Là comme ailleurs, mais a fortiori là car les armateurs proposent des solutions d’expédition plus longues, les autoroutes de la mer euro-marocaines ne seront viables que lorsque les conditions de concurrence avec le mode routier à travers l’Espagne seront moins défavorables.
Est-ce le retour d’une vraie stratégie maritime sur le bassin méditerranéen ?
« Il y trois options, estime Paul Tourret, directeur de l’Isemar, Institut supérieur de l’économie maritime, pour justifier le nouvel investissement du groupe de Rodolphe Saadé. Pour la première, il s’agit de sauver purement et seulement des maisons françaises en difficulté, point à la ligne. Dans la seconde, il y a une vraie stratégie business, de logistique en Afrique du Nord mais aussi en Corse avec Ceva Logistics en appui et qui aurait encore plus de sens si l’information d’un rachat de Bolloré Logistics par CMA CGM se confirmait. Enfin, une volonté de s’insérer dans le grand jeu ro-ro du bassin méditerranéen dans lequel opèrent déjà GNV, Grimaldi et DFDS. Et où les choses semblent bouger quand on voit Corsica Ferries se positionner sur le fret avec l’acquisition d’un roulier ».
A fortiori, sur le ro-ro, il faut une réalité économique avérée pour fomenter un marché intra-méditerranéen. Toutes les expériences ont achoppé sur l’absence d’échanges massifs, estime-t-il. « C’est le cas de La Méridionale qui n’a pas trouvé de marché de remorques. Cependant, il faudra à un moment donné une connectivité maritime plus longue et plus dense entre le Maroc et les ports de la rive nord comme Barcelone, Sète, Savone, Gênes ».
Une autre limite – et de taille aussi –, est celle de la concurrence de la route. « La logistique des produits frais nécessite des temps de transit rapides et le coût du transport routier est plus avantageux que le transport maritime. Pour l’instant, seule une forte augmentation du coût du transport routier permettrait de passer aux voies maritimes », rappelle l’économiste.
Quoi qu'il en soit, la Méditerranée demande du roulier pour aller vite, excepté en Algérie où les conteneurs sont plus adaptés, résume-t-il. « Il faut un acteur français de référence et sans doute des navires avec ou sans RIF mais c’est une autre histoire ».
Adeline Descamps