Crise russo-ukrainienne : le transport maritime dans l'attente des sanctions

Dans la confusion et la précipitation, sans savoir comment la situation va évoluer dans les ports, le secteur a pris ses premières dispositions. Plusieurs armateurs de la ligne régulière ont suspendu les escales dans les ports ukrainiens tout en maintenant les services en Russie. Les autorités ukrainiennes ont recommandé la fermeture des terminaux alors que la navigation devient difficile. Des pétroliers ont été pris pour cibles par des missiles. Les indicateurs du marché réagissent dans l'excès.…

« La guerre est une mauvaise chose, sauf pour le transport maritime ». Quand Joakim Hannisdahl, PDG du fonds d’investissement dans le transport maritime Cleaves Asset Management, lâche son uppercut, la Russie avait reconnu l'indépendance des régions séparatistes de l'est de l'Ukraine. Mais n’avait pas encore lancé l’invasion meurtrière de son voisin avec frappes aériennes à travers le pays et l'entrée de forces terrestres depuis le nord, l'est et le sud du pays.  

Depuis les images convoquent plutôt le chaos : des navires immatriculés en Russie pris pour cibles par des missiles prétendument ukrainiens dans la mer d'Azov (cf. plus bas), les ports ukrainiens (Odessa et Chrornomosk pour les plus importants) astreints à suspendre toutes opérations, la mer Noire et la mer d’Azov soumises à des restrictions de navigation, tandis que l’Ukraine a demandé à la Turquie de fermer le détroit de Bosphore aux navires russes comme la Convention de Montreux de 1936 en donne le droit en temps de guerre. 

En attendant les détails du « nouveau train de sanctions ciblant les secteurs de la finance, de l’énergie et des transports » que les Vingt Sept ont approuvé le 24 février dans la soirée – les premières ont laissé les marchés maritimes relativement indemnes –, le transport maritime s’organise et les analystes esquissent des scénarios, sans avoir une idée claire de la situation réelle sur le terrain ni comment elle va évoluer dans les ports.

Suspension d’escales pour CMA CGM, Maersk et Hapag-Lloyd

Dans une note à ses clients, Maersk, qui dispose d'un service faisant escale à Tchernomorsk et Youjne, a signalé la suspension de ses escales dans les ports ukrainiens ainsi que des réservations à destination et en provenance d'Ukraine « jusqu'à nouvel ordre ». Les services de l’armateur de porte-conteneurs vers la Russie sont en revanche maintenus – ses navires desservent le port russe de Novorossiysk où le danois est partie prenante d’un terminal intermodal – mais « susceptibles d'être modifiés en fonction de l'évolution de la situation ». Les conteneurs seront déchargés à Port Saïd (Égypyte) et à Korfez (Turquie), précise la compagnie.

CMA CGM a également notifié que ses services BEX et BSMAR ne desserviront pas Odessa, principal port à conteneurs du pays, ainsi que l’interruption des bookings à destination et en provenance des ports ukrainiens. Les conteneurs à destination de l'Ukraine seront redirigés vers les ports de Constanta (Roumanie), Tripoli (Liban) ou Le Pirée (Grèce).

Hapag-Lloyd a décidé pour sa part de fermer son bureau à Odessa, qui emploie 20 personnes, et de ne plus faire escale. « Cette décision intervient après la fermeture des ports maritimes du pays ordonnée par les autorités ukrainiennes suite à des attaques contre les navires », a fait valoir le transporteur allemand, qui exploite un service partagé avec Arkas (BMX) vers Odessa.

Le manutentionnaire allemand HHLA a également levé ses opérations à Odessa, où il exploite un terminal à conteneurs, dans lequel il a investi 170 M€, et une société de transport intermodal. Ses 480 employés ont été renvoyés chez eux avec « un mois de salaire en avance pour leur permettre de faire des provisions de produits de première nécessité », indique la société.

Restrictions d’accès en mer Noire et d’Azov

Dryad Global, spécialisé dans la sécurité pour le secteur du transport maritime, recommande sans nuances de « rester à l'écart de la mer Noire et du détroit du Bosphore ». Il devient quoi qu’il en soit difficile de desservir les ports de la mer d'Azov, accessible que par un détroit situé près de la Crimée annexée par la Russie.

Les armateurs s’attendent à ce qu’il y ait des restrictions d'accès aux ports russes. Ils sont aussi sans doute plus réticents alors que le Joint War Committee (JWC), le conseil des risques de guerre du secteur de l'assurance, a ajouté les eaux ukrainiennes et russes de la mer Noire et de la mer d'Azov à la liste des zones à haut risques. Les propriétaires de navires s’exposent ainsi à des primes de risques plus élevées.  

Menaces sur Gazprom, Rosneft, Novatek et... TotalEnergies

Le conteneur est le segment du transport maritime le moins exposé à l'impact de la crise russo-ukrainienne. La suite des hostilités devrait perturber les entrées et sorties et matières premières et réorienter en conséquence les flux maritimes. Les navires-citernes et les vraquiers, qui fréquentent largement la mer Noire, point de passage principal pour le transit des nombreuses matières, sont les plus concernés.

« Les exportations de pétrole et de gaz de la Russie seront dans la ligne de mire des sanctions car elles sont l'élément vital de l'économie russe, représentant environ 40 % des revenus du pays », anticipait le courtier BRS avant le déchaînement des événements. Les ventes de brut de la Russie à l'UE se sont élevés à 114 Mt en 2021, soit 5 % du commerce mondial de pétrole brut par voie maritime.  

Les activités de Gazprom, Rosneft, Novatek et d'autres pourraient bien figurer sur la liste des mises au ban sectorielles. Et avec elles, les importations de GNL en provenance de la péninsule de Yamal en Arctique russe. Le terminal gazier est opéré par Yamal GNL, propriété du russe Novatek (50,1 %) auquel se sont greffés TotalEnergies (20 %), China National Petroleum Corp. (20 %) et le Fonds d’investissement du gouvernement chinois Silk Road Fund (9,9 %).

Une flotte de 15 méthaniers brise-glace assurent le transport de GNL, destiné au marché européen (46 %) et asiatique (54 %). En Europe, le GNL russe est livré dans les terminaux méthaniers de Dunkerque, Montoir-de-Bretagne, Milford Haven, Zeebrugge, Rotterdam, Sines et Bilbao notamment. Novatek est détenue à près de 10 % par Gazprom et son dirigeant et principal actionnaire, Leonid Mikhelson, a plusieurs fois été ciblé par des sanctions américaines du fait de ses liens avec Vladimir Poutine.

« Il n'existe pas de solution immédiate pour remplacer sur le marché du gaz européen les importations venues de Russie, si celles-ci devaient cesser du fait du contexte russo-ukrainien », a réagi le président du groupe, Patrick Pouyannée, qui s’exprimait devant le forum de la Fédération nationale des travaux publics (FNTP). « Pour alimenter l'Europe en gaz, soit on a des tuyaux soit on a des terminaux de regazéification où on amène du GNL. Or ils sont tous pleins et il n’y aurait pas assez de terminaux en Europe pour regazéifier afin de remplacer les 40 % de gaz russe. » Quant à l'impact de la situation sur l'activité de TotalEnergies, de par son activité soumis aux risques géopolitiques, « la Russie représente 3 à 5 % des revenus du groupe », balaie le PDG de TotalÉnergies, dont le groupe pompe pourtant 15 % de sa production en Russie.

Le Brent, à plus de 100 $

Sur le front du pétrole, dont la Russie est aussi un grand producteur (10,08 millions de barils par jour en janvier, 23,9 % de la production de l’OPEP), le cours du brut s’est enflammé après l’attaque aérienne et terrestre de ce 24 février, propulsant le baril de Brent de la mer du Nord, la référence de l'or noir en Europe, à 104,43 $, et le baril de West Texas Intermediate, à 98,81 $.

Toute escalade des sanctions russes pour le transport maritime du pétrole, dans le contexte actuel avec des niveaux de stocks au plus bas, une faible capacité de réserve et un schiste américain peu élastique, provoquerait une flambée des revenus des pétroliers, garantissent les analystes et les courtiers. D'une manière générale, ils partent du principe que « les importations de remplacement » obligeraient à parcourir de plus longues distances, ce qui nécessiterait un plus grand nombre de navires. 

En 2021, les chargements mensuels de brut russe au niveau mondial ont sollicité 80 aframax (un quart de tous les chargements mondiaux) et 23 suezmax (un dixième des chargements mondiaux). 

Flux détournés

« Si le brut du Moyen-Orient était détourné vers l'Europe et le pétrole russe vers la Chine, les tonnes-milles augmenteraient considérablement », échaffaude Banchero Costa. Le premier scénario entraînerait notamment une sollicitation accrue des suezmax et aframax sur le trafic Est-Ouest via Suez.  

La Russie a représenté un dixième des importations de brut de la Chine l’an dernier. Selon BRS, 600 000 barils par jour de brut russe sont actuellement expédiés via l'oléoduc ESPO vers le centre de raffinage chinois de Daqing et 720 000 via le port de Kozmino, en grande partie par aframax. Seuls ces derniers flux seraient potentiellement menacés.  

La Chine pourrait même ne pas avoir à risquer une confrontation avec les États-Unis au sujet d’un embargo financier, assure le courtier. « Un volume important de brut russe expédié vers la Chine a été prépayé dans le cadre d'accords à long terme sur le pétrole contre des prêts. Par conséquent, la plupart des ventes de brut Russie-Chine contournent déjà le système bancaire américain », décrypte-t-il.

Dégringolade du BDI  

Les données tournent en boucle. Faut-il les rappeler. La mer Noire était la deuxième zone exportatrice mondiale de céréales en 2021, avec 111,2 Mt de marchandises. La Russie et l'Ukraine représenteraient 30 % des exportations mondiales de blé et l'Ukraine 16 % des exportations mondiales de maïs. 

Le maïs ukrainien est en première ligne. Fin janvier, l'Ukraine avait déjà exporté 71 % du blé prévu pour la période de commercialisation actuelle mais seulement 32 % de ses objectifs de commercialisation de maïs. « Les principales régions productrices de céréales sont situées le long de la frontière russe », souligne Braemar ACM Shipbroking, qui craint l’impact sur le mouvement des cultures alors que démarre la plantation du blé de printemps. 

Selon les négociants, l'intensification des tensions a déjà poussé certains acheteurs à se tourner vers d’autres fournisseurs, anticipant des problématiques de chargement dans les ports. La Russie expédie principalement ses céréales depuis les ports de la mer Noire. Ceux de la mer d'Azov sont moins profonds et ont moins de capacité. Ainsi Marioupol, l'un des plus grands ports ukrainiens, accueille principalement des navires de 3 000 à 10 000 tpl qui chargent du blé, de l'orge et du maïs, principalement vers des importateurs méditerranéens, notamment Chypre, l'Égypte, l'Italie, le Liban ou encore la Turquie.

Le thermomètre du vrac sec, le Baltic dry index (BDI), s’est manifesté en perdant 57 points pour s’établir à 2 187, reflétant la baisse des tarifs journaliers des vraquiers. Le prix du blé s’affichait, lui, à 316 € la tonne. « Dans une même journée, les cours du blé ont bougé de 10 à 20 %. La question est de savoir pendant combien de temps il va y avoir un arrêt des chargements sur les ports de la mer Noire, où aucun chargeur ne prend plus le risque de mettre un navire », a réagi le directeur d'Agritel, Michel Portier, interrogé par France Info.

Myriade de scénarios 

Il existe à cette heure une myriade de scénarios possibles. Et même si les chancelleries font valoir que toutes les options sont sur la table, y compris viser les flux de pétrole et de gaz, nombreux sont ceux qui considèrent toujours ce plan de table comme improbable, étant donné que la dépendance de l'Europe à l'égard des échanges de pétrole et de gaz, a fortiori dans le contexte actuel de marché déjà tendu et de prix gonflés à l’hélium. 

Mais en matière de « châtiment », les conséquences ne sont pas toujours celles qui étaient anticipées. En septembre 2019, lorsque les États-Unis ont sanctionné Cosco Dalian, une filiale du géant chinois du transport maritime Cosco, pour avoir transporté du pétrole iranien, les affréteurs ont fait l’impasse sur tous les pétroliers de Cosco, soit 140 à 150 pétroliers, alors que la sanction visait exclusivement les 20 navires de Dalian. Le brusque retrait de cette masse de navires du marché du marché mondial de l'affrètement a propulsé les taux spot au-dessus de 100 000 $ par jour.

Adeline Descamps

 

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