Construction navale : MSC, Maersk, CMA CGM tentés par une troisième voie

Crédit photo ©Maersk
Entre la Chine, hyper-présente dans la construction navale mondiale mais au cœur d'une guerre commerciale, et la Corée du Sud, en défaut de capacités et de main d'œuvre, l'Inde aligne les milliards de dollars pour se doter de tous les attributs d'une nation maritime. Maersk a surpris en annonçant un accord avec un chantier naval indien. Il n'est pas le seul.

Si l’Inde n'est actuellement pas une grande nation maritime, ses représentants en portent l’ambition et se donnent jusqu'en 2047 pour y donner corps.
Narendra Modi, au pouvoir depuis 2014, prévoit d'allouer 2,9 Md$ au secteur maritime sur le seul exercice 2025-2026 via un Fonds de développement maritime (MDF) que l’exécutif va abonder à hauteur de 49 % aux côtés des autorités portuaires et du secteur privé. Accessible par le biais d'options de fonds propres ou de dette, il est attendu qu'il draine jusqu'à 17 Md$ d’investissement.

Une partie sera fléchée vers l'acquisition de navires, conformément à la politique gouvernementale « Vision 2047 » visant à augmenter la part des navires battant pavillon indien (jusqu'à 20 % d'ici 2047) pour réduire la dépendance du pays vis-à-vis des navires étrangers alors que 99 % de ses exportations sont assurées par des compagnies non indiennes. Comme dans beaucoup de pays, le Covid a fait la démonstration des vulnérabilités en termes de souveraineté alimentaire et énergétique.

Avec Bharat Container Line, une compagnie publique créée ad hoc avec une part de capitaux privés, le pays qui affiche l’une des croissances les plus dynamiques au monde ambitionne de faire émerger un grand acteur international dans le transport maritime de conteneurs. Il est question d’une centaine de porte-conteneurs (achetés ou affrétés) alors que l’actuel fleuron national, Shipping Corp. of India (SCI), n'en exploite actuellement que quatre (dont deux seulement en propriété). SCI, qui a lancé il y a quelques semaines un appel d'offres pour acquérir jusqu'à six navires d'occasion et/ou neufs à revendre, pourrait être l’opérateur de la future compagnie publique-privée.

Compter parmi les grands constructeurs de navires

Le gouvernement de Narendra Modi a aussi et surtout des ambitions dans la construction navale, comptant hisser l'Inde parmi les dix premiers acteurs du marché mondial d'ici 2030 (22e place aujourd’hui). Le premier Ministre l’a signalé lors de sa visite officielle en France il y a quelques jours, séjour au cours duquel il a fait un arrêt chez CMA CGM avec Emmanuel Macron.

Son hôte, Rodolphe Saadé, a d’ailleurs répondu favorablement à l’expression de ces aspirations en évoquant la possibilité de pavillonner quelques porte-conteneurs sous le drapeau indien, voire d'y faire construire alors que le groupe français répartit ses commandes entre les constructeurs chinois et sud-coréens.

L'Inde compterait 32 chantiers navals, mais un audit a mis en exergue un soutien politique inadéquat, des investissements privés limités et une inefficacité opérationnelle. C’est pour y remédier que le ministère des Ports, de la Marine marchande et des Voies navigables (MoPSW) a récemment annoncé un programme visant à moderniser et automatiser les chantiers existants (enveloppe de 700 M$ à l'appui) et à créer de nouveaux pôles dans cinq États, d’une capacité maximale de 1,2 Mt brutes par an chacun. Au titre de la politique d'aide financière à la construction navale sont en outre prévues des subventions aux chantiers navals indiens pour compenser les désavantages en matière de coûts d'exploitation et des mesures telles que l’exonération de loyer des terrains pendant dix ans.

Le programme vise en outre la démolition des navires, secteur pour lequel l'Inde est davantage identifiée, au moyen de l’émission d’une note de crédit de 40 % de la valeur de la ferraille, qui peut être remboursée pour acheter un navire neuf construit dans un chantier national. Selon les estimations du gouvernement, le secteur pourrait ainsi générer une valeur 62 Md$ d'ici 2047 et 37 Md$ de plus en stimulant la croissance des industries connexes.

Maersk franchit le pas

Les développements indiens récents n’ont visiblement pas échappé à Maersk. L’armateur danois a finalisé un protocole d'accord avec Cochin Shipyard, le plus grand chantier naval indien, détenu par l'État depuis sa création en 1972. « Ce partenariat stratégique s'inscrit dans le cadre des objectifs maritimes de la Vision 2047 du gouvernement indien et des récentes annonces du budget 2025-26 de l'Union visant à positionner l'Inde parmi les cinq premiers centres maritimes mondiaux », ânnone Maersk dans un communiqué en date du 17 février.

La collaboration portera sur la construction et la réparation navale et prévoit un partage d'expertise technique en matière de maintenance et d'entretien. Pour ce qui est de la réparation, la coopération concerne, dans un premier temps, les navires jusqu'à 7 000 EVP (réparation à flot) et jusqu'à 4 000 EVP (en cale sèche), dès cette année. « La première opération, prévue cette année, marquera le début de ce que nous envisageons comme une relation de collaboration à long terme », a officialisé Leonardo Sonzio, responsable de la gestion de la flotte et de la technologie chez A.P. Møller-Maersk.

En 2024, le chantier (civil/militaire), implanté sur la côte sud-ouest de l'Inde, a investi plus de 100 M$ dans un nouveau site de plus de 17 ha dans le port de Cochin. Il aurait, selon les médias locaux, 65 constructions en cours.

Dans son communiqué de presse, pour justifier ses choix, Maersk évoque sobrement des contraintes de capacité et le manque de disponibilité dans les chantiers de réparation navale du monde entier. Ces deux facteurs sont à l'origine de la flambée des nouvelles constructions.

MSC au ministère du Commerce

Le média économique indien The Economic Times a révélé, de son côté, que le PDG de MSC et Piyush Goyal, ministre indien du Commerce et de l'Industrie, se sont rencontrés. Ce que le ministre a confirmé sur son compte social LinkedIn il y a quatre jours en évoquant « une réunion productive » avec Soren Toft, et Deepak Tewari, le directeur général de MSC en Inde. « Nous avons discuté du vaste potentiel de croissance du secteur indien du transport maritime et de la logistique, en mettant l'accent sur les investissements dans les terminaux à conteneurs, la construction navale, la maintenance et la fabrication de conteneurs. Nous avons également débattu des partenariats dans le domaine du shipping et des réformes politiques visant à renforcer la compétitivité maritime mondiale du pays tout en favorisant la croissance, l'innovation et l'autonomie du secteur », indique le ministre.

Dernières tentatives vouées à l'échec

L’Inde n’a donc pas renoncé à devenir une puissante nation dans le domaine en dépit de ses tentatives passées ratées. On lui attribue des atouts, à commencer par son vivier d'ingénieurs bien formés, dont les plus expérimentés officient à l'étranger, sa main d’œuvre bon marché, et son acier recyclé des vieux navires (le pays étant un grand pays pour la démolition des navires).

Les dernières tentatives remontent aux années 2000. Financés principalement par des entreprises privées, plusieurs chantiers navals indiens se sont développés dans cette décennie-là, capitalisant sur le boom des commandes d’handysize et handymax. Mais alors que le secteur commençait à prendre son essor, après avoir bien peiné et accumulé les retards de livraison, la crise financière mondiale a frappé, provoquant des annulations en cascade.

La Chine en surplomb

Près de dix ans après avoir imprimé une planification marquée du sceau « Made in China 2025 » qui alignait ses ambitions dans dix secteurs industriels, les constructeurs navals chinois de premier rang surplombent le monde. Une industrie que les pouvoirs publics ont arrimée sur cales à coups d’injections de subsides dans les entreprises d’État.

Grâce à sa politique offensive sur un plan commercial, via une guerre des prix, l'industrie chinoise est parvenue à rafler des commandes dans toutes les tailles, y compris pour des navires de moyenne capacité, auparavant apanage des sites japonais, lesquels se sont resserrés sur les navires alimentés à l'ammoniac.

La Corée du Sud à la peine

Face à ce rouleau compresseur, l’industrie sud-coréenne peine à stabiliser la filière en raison de la pénurie de main-d'œuvre. En 2022, Séoul a en effet été contraint de revoir les règles relatives à l’octroi de visas afin de permettre aux chantiers navals d’avoir recours à des travailleurs étrangers.

Deux rapports publiés l’an dernier de façon concomitante, l’un par Kiet sur la compétitivité de l’industrie chinoise et l’autre par l'Overseas Economic Research Institute de la Korea Eximbank, ont fait l’effet d’un arc électrique. En n’analysant pas les mêmes paramètres, les deux publications parviennent aux mêmes conclusions : la stratégie sélective sur des constructions de grande valeur, qui a fait office de rempart pendant des années à une concurrence chinoise axée sur le tout-venant et le prix, est dépassée.

La suprématie écrasante des Sud-Coréens dans les navires à forte valeur ajoutée, tels les méthaniers, reste une réalité : 80 % des commandes contractées leur échoient toujours. Mais la Chine a fait le nécessaire ces dernières années pour muscler ses capacités technologiques de façon à aller chasser sur les terres des navires plus sophistiqués (GNL, méthanol). Pour les chantiers navals chinois, l’année 2023 restera celle de l'émergence dans les méthaniers. Et Pékin s'est fixé par ailleurs pour objectif de produire plus de la moitié des navires mondiaux alimentés par des carburants bas carbone d'ici 2025, selon des directives publiées par le ministère de l'Industrie chinois.

Capitaliser sur les problématiques de ses voisins

Les menaces de sanctions américaines sur les navires construits en Chine peuvent changer la donne. En avril dernier, Pékin a dû prendre acte de l'enquête menée par Washington sur des « pratiques déloyales de la Chine dans les secteurs de la construction navale, du transport maritime et de la logistique ». Joe Biden avait triplé les droits de douane sur l'acier et l'aluminium chinois. Donald Trump vient de lui emboiter le pas, annonçant il y a deux jours 25 % supplémentaires sur l'acier et l'aluminium importé, quel que soit le pays fournisseur.

Dans ce contexte, face aux problématiques des deux leaders mondiaux, l'Inde estime avoir une carte à jouer. Mais à quels besoins pourrait-elle répondre ? Jusqu’à présent, on la disait condamnée à ceux que les chantiers navals chinois ne prennent plus comme les navires polyvalents de petite taille et de moindre valeur. Voire aux navires offshore dans le segment le moins sophistiqué du marché dont elle a l’expertise.

En attendant, elle est mise à l'épreuve. La marine américaine a approché les constructeurs indiens. Après avoir envoyé un de leur bâtiment dans un chantier naval indien pour révision, trois ont été autorisés à soumissionner. La Royal Navy a, elle, effectué quelques tests l’an dernier avec des unités auxiliaires.

Adeline Descamps

Un armateur, un chantier ?

Si la tendance générale à construire des porte-conteneurs en Chine est nette, les plus grandes compagnies maritimes du secteur (qui sont aussi celles qui achètent massivement) ont des chantiers de prédilection. Selon le spécialiste de la ligne régulière Alphaliner, certains d’entre eux ont changé d’allégeance au gré des années, passant de « fervents partisans des chantiers sud-coréens » à des adeptes de la place chinoise, à l’image de MSC et Hapag-Lloyd. Le groupe chinois Cosco (OOCL, basé à Hong-Kong, également), a été parmi les premiers à opérer une bascule. Un geste que l'on peut qualifier de préférence nationale. La maison-mère détient des chantiers, ce qui fait du numéro quatre mondial le seul à disposer de « chantiers maison » – Cosco Heavy Industries, Nacks et Dacks, fruit de joint-venture sino-japonais, parmi les transporteurs de la ligne régulière (Maersk a fermé Odense, au Danemark, en 2012).

Le Singapourien Ocean Network Express (ONE), compagnie issue des activités conteneurs des trois compagnies japonaises NYK, MOL et K-Line, fait mine de soutenir encore les chantiers japonais (Imabari et JMU) mais place de plus en plus de contrats en Chine et en Corée.

En raison des tensions géopolitiques, les trois sociétés taïwanaises Evergreen et Yang Ming mais aussi Wan Hai Lines tentent sans surprise de limiter leur exposition aux constructeurs chinois, répartissant leurs nouveaux tonnages entre Taïwan, la Corée, le Japon, en fonction de la compétitivité-prix. La préférence nationale mais pas à tout prix...

Adeline Descamps

 

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