Quel tohu-bohu dans les flux ! Le brut russe, qui était acheminé sur de courtes distances vers l'UE, est désormais quasi-exclusivement acheminé sur de longues distances vers la Chine et l'Inde. La Russie a remplacé l'Irak en tant que premier partenaire de l’Inde pour le pétrole. L’Oural a remplacé l’origine iranienne dans les importations de la Chine. Les ports saoudiens jouent un rôle pivot pour le raffinage. L'Afrique et l'Amérique latine sont susceptibles d'être des destinations clés pour les produits pétroliers à l'avenir, en particulier pour le diesel et le gasoil, soutient Kpler, société spécialisée dans l’analyse des matières premières.
Après avoir attiré les intentions d’achat des grands raffineurs indiens et des petites raffineries indépendantes de Chine, le pétrole russe a trouvé en Chine des acheteurs avec pignon sur rue, à l’instar des compagnies pétrolières publiques Sinopec et Petrochina, qui ont abandonné leur pudeur et ont fait grimper les prix du brut de l’Oural (décoté jusqu’à présent par rapport au Brent) de 7 à 10 $.
De nouveaux clients, en dehors des deux grands importateurs de matières premières, semblent en effet se sentir de plus en plus à l'aise avec les méthodes alternatives que la Russie a déployé pour vendre et livrer le pétrole en dépit de l’entrée en vigueur le 5 décembre 2022 de l’embargo maritime sur les importations européennes de brut russe et de produits raffinés le 5 février et du mécanisme de plafonnement des prix du pétrole décidé par les pays du G7 : à savoir en utilisant des devises non occidentales pour le paiement et en se fiant aux vendeurs russes pour organiser l'expédition.
Selon différents rapports (une étude publiée le mois dernier par des chercheurs de l’Université de Columbia, de l'UCLA et de l'institut KSE), confirmés sur le terrain par les traders, le prix moyen des exportations de pétrole par voie maritime de la Russie est toujours bien supérieur au plafond de 60 $ par baril fixé par le G7.
L'embargo maritime sur les produits pétroliers autrement plus perturbant
Une activité frénétique
Les marchés pétroliers sont de nouveau en effervescence depuis quelques jours. Les courtiers évoquent même une « activité frénétique » sur le marché de l'affrètement des VLCC, ces grands transporteurs de brut (jusqu’à 2 millions de barils). En fin de semaine dernière, la barre moyenne des 100 000 $ par jour ($/j) a été franchie. Selon Clarksons, c'est quatre fois plus que la moyenne des cinq dernières années pour cette période de l'année.
La dernière fois que les taux ont dépassé les six chiffres par jour, c'était en novembre. Les revenus moyens des très grands transporteurs de brut avaient alors augmenté de 22 % en quelques jours pour atteindre 106 137 $/j. Les suezmax et des aframax avaient également franchi la barre des 100 000 $/j.
Mais il faut remonter à 2018 pour trouver une trace de prix bien plus spectaculaires, à 300 000 $, alors que l'industrie digérait la focalisation des États-Unis contre Cosco Shipping, sanctionné pour avoir importé du pétrole brut iranien en violation des sanctions américaines.
« La fête n'a pas encore commencé. Vous avez peut-être un hôte, peut-être un verre, mais les invités ne sont pas encore arrivés », fanfaronnait en novembre dernier Robert Bugbee, PDG de Scorpio Tankers, dont certains de ses navires avaient été fixés jusqu'à 98 000 $/j. Il déchantera rapidement. Les prix n’étaient plus que de 38 000 $/j à la mi-janvier, près du seuil de rentabilité, avant de remonter à nouveau.
« C'est au Moyen-Orient que l'activité est la plus intense, ce qui creuse l'écart avec le bassin atlantique », a déclaré Frode Mørkedal, responsable de la recherche chez Clarksons Platou. Les taux Moyen-Orient-Chine pour les VLCC efficients (récents et économes en carburant) ont bondi de 20,5 % le 10 mars par rapport à la veille, pour atteindre 102 800 $/j. Les taux Golfe des États-Unis-Chine ont augmenté de 7,5 % pour atteindre 66 500 $/j.
« Nous comptons environ 50 VLCC au départ du golfe Arabo-Persique cette semaine, ce qui est à comparer aux 35 hebdomadaires habituels », peut-on lire chez l’analyste Jefferies. La majorité des réservations concernaient le transport vers l'Asie, en particulier la Chine.
Après les porte-conteneurs, les vraquiers, les méthaniers, l'heure des tankers est advenue
Allongement des distances, une équation biblique
D’après les indices de référence de la Baltic Exchange, « le marché des VLCC s'est considérablement renforcé avec des taux (et des revenus) en nette amélioration sur tous les itinéraires ». Pour transporter 270 000 t entre le Golfe du Moyen-Orient et la Chine, les prix ont grimpé de 38 %, soit un taux d’affrètement journalier aller-retour de 92 522 $. Sur le marché atlantique, les tarifs pour transiter 260 000 t entre Afrique de l'Ouest et la Chine ont bondi de 32 % pour s’afficher à 85 800 $/j. En revanche, les suezmax et les aframax, qui sont les pétroliers de prédilection traditionnels pour les marchés du pétrole russe, sont à la peine, parce que relayés par les VLCC.
Les raisons de ces poussées de fièvre, aussi éphémères soient-elles, reposent sur un dogme dans le transport maritime : la demande en tonnes-milles, qui se mesure en multipliant les volumes par la distance. Ce paramètre contribue grandement à donner un prix à un transport, peut-être autant que d’autres critères tels que l’équilibre de l’offre et de la demande.
Les sanctions occidentales ont chamboulé la carte du commerce mondial de pétrole. La Russie étant le deuxième exportateur mondial de pétrole brut et de diesel, les marchés des navires-citernes ne ressortent pas indemnes. L’équation exprimée en tonnes-milles est assez simple dans ce contexte : prime au long-courrier. La demande exprimée en tonnes-milles a toutefois joué plus récemment en défaveur des grands navires, la longue route États-Unis-Chine pénalisée par le basculement sur le court-courrier États-Unis-Europe.
Maintien des volumes russes vendus
Un mois après l’interdiction frappant les produits pétroliers raffinés de source russe, les données parlent d’elles-mêmes. Jusqu'en février, l'Europe est restée le principal marché de la Russie pour les exportations de produits raffinés. En mars, ces dernières sont tombées à un « presque-rien », l'Afrique et l'Est et certains marchés méditerranéens (à l’instar de la Turquie), se substituant aux acheteurs européens.
Alors que le pays banni de la scène internationale devait trouver de nouveaux acheteurs pour un million de barils/jour (b/j) de ses produits pétroliers, il a plutôt réussi à maintenir les volumes d'exportation. « Certains acteurs occidentaux ont vraisemblablement participé au marché russe dans le cadre du plafonnement des prix [légalement donc et en dépit des coûts d'assurance plus élevés, NDLR] », indique le courtier pétrolier Gibson dans sa dernière note, qui a suivi les itinéraires de 120 MR et handymax impliqués dans les exportations russes de produits raffinés et 21 LR2. Si ces derniers n’ont pas encore terminé leurs longs trajets, il est d’ores et déjà clair qu’ils se dirigent vers des marchés éloignés, assure-t-il.
Les sanctions offrent une retraite dorée aux vieux pétroliers
L’équivalent de 19,5 millions de barils par jour échangés en mer
Le courtier fait aussi référence à des « changements notables dans la propriété de la flotte de transporteurs de produits raffinés ». Fait-il allusion aux transferts dissimulés de pétrole brut et de produits d'origine russe entre navires-citernes, dont les pratiques sont désormais bien renseignées ? Selon les données de suivi des navires, ils ont atteint un niveau record et se concentrent de plus en plus dans les eaux au large de la Grèce et de l'enclave nord-africaine de Ceuta en Espagne. Moscou est manifestement contraint à trouver des acheteurs pour son pétrole, y compris en mer...
Pour les observateurs du marché, l’explosion soudaine de ces opérations dites STS (de navire a navire) « pourrait être moins destinée à contourner les sanctions américaines et européennes par les raffineurs et les négociants qu'à répondre au besoin croissant de la Russie de commercialiser son pétrole à prix réduit auprès d'un nombre de plus en plus restreint d'acheteurs intéressés ». C’est avéré par les itinéraires des navires qui reçoivent ainsi le pétrole en haute mer. Ils se dirigent principalement vers l'Inde, la Chine, Singapour et la Malaisie et non des destinations européennes interdites.
Les transferts au départ du port de Kalamata, en Grèce, ont fait un bond de 60 % en un mois pour atteindre 9,37 millions de barils. Les armateurs de pétroliers, dominés par la Grèce, étaient/sont de grands clients pour le transport maritime de brut et de produits russes. Ils ont d’ailleurs réagi vivement à l’occasion de la promulgation des différents paquets de sanctions. Á l’instar de George Prokopiou, de Dynacom Tankers, qui dénonçait « une zone grise, à la frontière de ce qui est légal et illégal ».
Avec les 4,4 millions de barils identifiés à Ceuta et les 5,8 millions à Yosu, sur la côte sud de la Corée du Sud, c’est l’équivalent de 19,5 millions de b/j qui a ainsi été transféré de navire à navire en février.
« La Russie utilise ces deux régions comme points pivots pour les bruts de l'Oural et du Sokol afin de maintenir la rentabilité en utilisant des pétroliers plus petits pour faciliter les transferts STS vers l'Asie », décrypte Mark Esposito, analyste chez S&P Global.
Pétroliers sous embargo : une véritable odyssée pour dissimuler
Arabie Saoudite, hub pivot
Les destinations sont là encore têtues. « Les petites raffineries indépendantes chinoises ont doublé leurs importations de gazoil pour le mois de février, grâce à de bonnes marges de raffinage et à une offre restreinte de mélange de bitume comme matière première alternative. Dans le même temps, de nombreuses cargaisons de "sweet crude" en provenance de la région arctique du nord-ouest de la Russie sont acheminées vers les raffineries indépendantes chinoises, qui sont désireuses d'utiliser le brut russe à prix réduit. »
La Russie a aussi augmenté ses livraisons de diesel à l'Arabie saoudite en utilisant des chargements de navire à navire en plus des livraisons directes, selon les données de Refinitiv-Reuters sur le suivi des navires. En février, la Russie a envoyé environ 190 000 t de diesel vers les ports saoudiens de Ras Tanura et de Djeddah. Deux cargaisons de 99 000 t, chargées en février dans le port baltique de Primorsk sur les Agios Nikolaos et Mandala ont été transbordées près du port de Kalamata sur le Dimitri, avec également Ras-Tanura pour destination.
Le diesel russe expédié en Arabie Saoudite sera très probablement raffiné in situ et réexporté, assurent plusieurs courtiers. Vers quelles destinations et à quel prix ?
Adeline Descamps