L'Espagne a refusé le 9 février l'entrée du port de Tarragone à un pétrolier de Maersk Tankers transportant du diesel, que les autorités du pays soupçonnent d’être impliqué dans des tentatives de contournement de l’embargo maritime sur les importations de produits pétroliers d’origine russe, a indiqué le ministère des Transports espagnol dans un communiqué.
Le ministère dispose d’éléments lui permettant d’affirmer que le Maersk Magellan, un navire battant pavillon de Singapour, qui devait décharger du diesel à Tarragone, l'aurait chargé dans le port d'Aliaga, en Turquie, le 28 janvier depuis le Nobel, un vieux navire de 26 ans battant pavillon camerounais et appartenant à la société Samus Shipping, basée aux Seychelles. Jusqu'au 1er juillet, ce dernier répondait au nom de Neatis, propriété de Rusprimeexport LLC, basée à Moscou et naviguait sous pavillon russe.
Après l'invasion de l'Ukraine, il a été vendu, renommé et rebaptisé au Cameroun, selon la base de données Equasis. En décembre, d’après ses mouvements, il se trouvait en mer Noire, non loin du port russe de Novorossiysk. Il ne figure cependant sur aucune liste de sanctions, répertoriées par l'Organisation maritime internationale (OMI).
Pétroliers sous embargo : une véritable odyssée pour dissimuler
Trois navires en jeu
Dans cette affaire, il y a trois navires en jeu. Le diesel à bord du Maersk Magellan aurait été transféré au large de Ceuta le 5 février depuis l'Elephant, battant pavillon singapourien, dont la cargaison avait un certificat d'origine indiquant qu'elle était auparavant à bord du Nobel, assure le ministère. Les données de suivi AIS confirment que les deux navires se sont retrouvés dans la zone de transfert et qu'ils se sont suivis de près à faible vitesse jusqu'au soir du 7 février.
Cette attitude est typique d’un phénomène désormais bien renseigné qui consiste à « flâner » dans des zones propices à une éventuelle contrebande de pétrole et y opérer un transfert de de navire à navire. Ces mouvements sont repérés par des changements de tirant d'eau importants sans que des escales aient enregistrées (et donc sans raison économique ou commerciale de s'y trouver), associés à des désactivation intentionnelle des systèmes d'identification automatique pour ne pas signaler l’emplacement.
Dans le cas du Magellan, il n’est pas certain que ses chargements proviennent d'une raffinerie russe. Selon son historique, il aurait été localisé pour la dernière fois dans un port pétrolier russe en octobre.
En vertu des sanctions de l'Union européenne, tout navire ayant battu pavillon russe après le 24 février 2022 n'est pas autorisé à livrer des marchandises dans les eaux européennes. Depuis le 5 février, aucun pays de l’UE ne peut plus importer, par voie maritime, des produits raffinés du pétrole (diesel, essence, mazout, kérosène…).
En parallèle, le G7, l’Union européenne, le Japon et l’Australie ont imposé un plafond sur les prix auxquels les raffineries russes sont autorisées à vendre les carburants qu'elles produisent comme pour le brut depuis le 5 décembre.
Une flotte fantôme prospère à l'ombre des sanctions russes
Mer d'Alboran, théâtre des transferts STS
Les transferts de navire à navire de pétrole brut et de produits pétroliers russes sont en nette augmentation en mer d'Alboran, nouvelle plaque tournante pour la contrebande de pétrole russe à la jonction de la Méditerranée et de l’océan Atlantique, reliés par le Détroit de Gibraltar. Plus précisément à Ceuta, une ville espagnole autonome située sur la côte nord de l'Afrique. La zone est particulièrement bien adaptée au transbordement des petits pétroliers, qui entrent dans les ports russes de la Baltique, vers les VLCC qui assurent le long-courrier vers l'Asie.
Le phénomène inquiète dans la mesure où l’embargo maritime sur les importations de brut russe et le plafonnement de son prix ne frappent pas seulement le transport maritime mais aussi toutes les prestations qui accompagnent le navire. Il est désormais interdit aux entreprises de la coalition de fournir des services de financement, de courtage et d'assurance pour expédier du pétrole russe si le prix du brut est supérieur au plafond de 60 $ le baril.
Pour y pallier, les exploitants de pétroliers russes s’appuient sur le nouveau fonds d'assurance soutenu par le Kremlin. Ce qui inquiète fortement l’UE et l’OTAN. Car en cas d'accident majeur en Méditerranée, les chances d'obtenir une indemnisation risquent d’être problématiques.
Un marché divisé en deux catégories
Depuis l’entrée en vigueur des sanctions européennes, il s’en est passé du mouvement sur le marché de la seconde main des transporteurs de brut. Le marché des pétroliers s’est ainsi divisé en deux catégories. Alors que les entreprises occidentales de transport et de services maritimes évitent le pétrole russe pour ne pas faire l'objet de sanctions, de nouvelles entreprises, non soumises aux lois internationales sur les sanctions, se sont positionnées après s’être emparées de vieux pétroliers qui auraient normalement été mis au rebut.
Ces derniers mois, des pétroliers vieillissants ont ainsi été vendus par des propriétaires grecs et norvégiens à des prix records à des acheteurs asiatiques et moyen-orientaux, notamment de Dubaï, que de nombreux observateurs pensent financés par des capitaux russes sous une forme ou une autre.
Ces sociétés profitent des primes d'affrètement élevées pour des navires destinés à acheminer du pétrole russe en Inde et en Chine. Car c’est bien dans cet environnement « sanctionné ou semi-sanctionné » que les taux de fret se sont embrasés, pas dans le reste du marché, expliquent les courtiers. Elles en profitent d’autant plus que l’Oural se négocie avec une importante décote, ce qui laisse une marge importante pour le transport et la logistique.
Nouveaux entrants opportunistes
Certaines sociétés de gestion de navires-citernes en récoltent les fruits, telles que Fractal Shipping, qui opère depuis Genève depuis 2022. En moins d'un an, le gestionnaire a constitué une flotte de 23 pétroliers, dont le plus récent date de 2009 et le plus ancien de 2003, tous achetés par des entreprises de Dubaï. La plupart d'entre eux transportent du brut russe des ports de la Baltique et de la mer Noire vers l'Asie, d’après le suivi des navires Eikon de Refinitiv.
« On nous a confiés beaucoup de pétroliers en août et septembre. Nos mandants voulaient entrer dans le secteur », avait indiqué son directeur général Mathieu Philippe à l’agence de presse Reuters en fin d’année dernière. Les mandants auxquels il fait allusion sont en réalité de nouveaux armateurs fonctionnant à l’opportunité comme on en trouve dans tous les segments du transport maritime quand les taux de fret sont particulièrement lucratifs.
Le vieillissement est un paramètre clé. En janvier 2022, 40 % des voyages aframax au départ de la Russie ont été effectués sur des pétroliers de moins de 10 ans et seulement 28 % sur des navires de plus de 15 ans, selon les données de Poten & Partners. En décembre, ce profil d'âge avait radicalement changé : seuls 22 % des aframax avaient moins de 10 ans et 50 % avaient plus de 15 ans. Quelques doyens de 20 et 25 ans avaient également trouvé un emploi.
Flambée des ventes et des prix des navires d’occasion
Ces nouveaux entrants ont contribué à faire flamber les prix des pétroliers d'occasion, en particulier pour les aframax (capacité jusqu'à 750 000 barils), la taille standard utilisée pour le chargement du brut dans les ports russes de la Baltique.
Le prix des plus vieux de ces navires ont bondi de 86 % entre janvier et fin octobre l’an dernier, passant de 11,8 M$ à 22 M$ à fin octobre, selon la société d’évaluation VesselsValue, qui a compté 148 ventes sur cette période.
Les ventes des MR2 avec des acheteurs non déclarés ont également fortement augmenté avec 27 ventes signalées en 2022 contre seulement cinq en 2021 et trois en 2020. « Cette augmentation s'inscrit dans le prolongement des tendances observées sur le marché du brut, où un nombre croissant de pétroliers à acheteurs inconnus ont été vendus à la "flotte obscure" exploités par des propriétaires non soumis aux sanctions. Près de la moitié de ces ventes ont eu lieu au quatrième trimestre 2022 », explique la société. « Par exemple, les MR2 de 45 000 tpl et 20 ans d'âge ont augmenté d'environ 123,5 %, passant de 6,56 à 14,66 M$ entre 2021 et 2022. »
La société, qui suit les ventes et les achats de navires, estime qu’un peu plus de 850 M$ ont été consacrés l’an dernier à l'expansion de la « flotte obscure » de pétroliers. En outre, près de 1,4 Md$ ont été investis dans des navires transportant du pétrole brut.
Le courtier Gibson Shipbrokers a recensé au moins 38 navires-citernes appartenant à des sociétés russes, mais il estime que le chiffre réel est probablement plus élevé. Il a également recensé plus de 100 pétroliers vendus à des pays n'appartenant pas au G7 ou à l'Union européenne depuis l'invasion de l'Ukraine.
Les affrètements s’affolent
Les revenus journaliers des pétroliers se sont aussi envolé, atteignant les 100 000 $ au dernier trimestre sur la route du Golfe du Moyen-Orient vers la Chine, des sommets inégalés depuis 2008, si on exclue le premier semestre 2020, lorsque les compagnies pétrolières se sont ruées sur les VLCC (capacité de deux millions de barils) pour stocker du carburant et profiter des prix extrêmement bas du brut (situation de contango).
Surtout, la modification des flux qui a découlé des sanctions a favorisé les tonnes-milles. Il faut mobiliser un plus grand nombre de pétroliers pour des voyages de plusieurs semaines, transportant du pétrole russe de la Baltique et de la mer Noire vers l'Asie, alors qu'auparavant, le pétrole russe était principalement vendu en Europe et les voyages ne duraient que quelques jours.
Des liens entre le pétrole iranien, vénézuélien et russe
L'un des objectifs du plan de plafonnement des prix du G7 est précisément d'empêcher cette flotte dite obscure de prospérer en permettant aux exportations de pétrole russe de s'effectuer de manière transparente sans enfreindre les sanctions.
Ce bataillon de navires, qui opère en dehors des cercles occidentaux de l'assurance, de la finance et des services maritimes et qui ont l'habitude d'éteindre leurs balises de localisation, serait au nombre de 600 navires, dont 400 transporteurs de brut, selon les déclarations de Trafigura, le géant du négoce, à Bloomberg. Si ces données étaient avérées, cela signifierait que 10 % des navires de transport de brut et 7 % des pétroliers de produits raffinés sont employés à des fins « obscures ».
United Against Nuclear Iran (UANI), une ONG américaine qui fait référence dans la surveillance de trafic de pétroliers liés à l'Iran, établit un autre lien, estimant que certains des navires – 21 selon ses calculs –, qui ont servi à l'Iran pour contourner un embargo américain pendant la majeure partie d'une décennie, et au Venezuela depuis 2019, sont employés au service d’intérêts russes.
Phénomène plus marqué que pour le brut russe
Le diesel se transportant sur un plus grand nombre de petits navires plus difficiles à suivre, les opérations STS sont beaucoup plus faciles à dissimuler et son origine est plus confuse. Aussi, selon les courtiers pétroliers, les flux de gazole étant moins sous les feux de la rampe et les acteurs dans le besoin plus nombreux, les pays acheteurs devraient être plus intéressés que le brut, trop visible.
La Russie a fait savoir qu'aucune cargaison ne serait transportée dans le cadre de l'un ou l'autre des plafonds alors que les ventes de diesel à l’export lui rapportent deux fois plus que celles du brut. Une déclaration d’intention qui rend sceptiques les observateurs. Les acheteurs de vieux pétroliers ne semblent pas y croire en tout cas.
Adeline Descamps
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