Avec l’embargo de l’Union européenne sur les importations de brut russe par voie maritime et le plafonnement du prix du brut russe du G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) et de l'Union européenne, ses promoteurs ont eu le beurre et l’argent du beurre. Sans toutefois le sourire de la crémière, le Kremlin goûtant peu aux plats salés.
Cela étant, la manœuvre risquée, entrée en vigueur il y a un mois, a fonctionné comme prévu. La sanction, qui interdit aux entreprises basées dans les pays de l'UE, du G7 et en Australie de fournir des services de financement, de courtage, de transport maritime et d'assurance pour expédier du pétrole russe si le brut était acheté au-dessus d'un prix plafond de 60 $ le baril, s’est avérée d’abord et avant tout un exercice d’équilibriste. Car il s’agissait de fixer un prix qui ne soit pas trop bas pour que le pétrole continue à circuler sinon la Russie aurait été dissuadée de vendre aux pays qui l'appliquent mais assez élevé pour qu’il reste supérieur au coût de production sans quoi la Russie n’aurait pas été incitée à continuer à en vendre. Et ce, sans perdre l’objectif de vue : la priver de revenus pour financer « l’effort de guerre » en Ukraine.
Trois raisons
« Cela a fonctionné pour trois principales raisons, explique Lohmann Rasmussen, responsable de la recherche au sein de la société de conseil Global Risk Management (GRM), dans une de ses notes. L'Inde et la Chine, qui détiennent désormais un quasi-monopole parmi les acheteurs de pétrole, ont réussi à faire baisser les prix. Le brut russe est transporté sur de plus longues distances, par exemple de Primorsk près de Saint-Pétersbourg vers l'Afrique, l'Inde ou la Chine, un coût supplémentaire que la Russie doit supporter. La Russie a du mal à expédier son pétrole, même si le pays gère une flotte dite fantôme ».
Sur ce dernier point, l’analyste fait référence au fait que l’interdiction d’importer par voie maritime du brut russe va de pair avec celle de fournir des prestations maritimes (assurance des navires, certificat de navigabilité, immatriculation, courtage…), sans lesquelles il n’est pas possible de naviguer. Or, plus de 60 % des pétroliers faisant escale dans les terminaux pétroliers russes sont liés d'une manière ou d'une autre aux marchés des services maritimes du G7 et /ou de l'UE, que ce soit par la propriété, le courtage, l'assurance ou d'autres liens.
Chine, Inde, Turquie, les nouveaux clients du brut russe
Aujourd’hui, le pétrole de l'Oural se négocie avec une décote sur le Brent de 30 à 40 $, à 49,50 $ le baril sur une base franco à bord depuis Primorsk mardi, et à 47,83 $ FOB depuis Novorossiisk. Or, les coûts de production en Russie sont estimés entre 25 à 30 $ par baril, ce qui laisse peu de marges. La plupart du pétrole russe se négocie actuellement en dessous de ce niveau, le brut de l'Oural étant coté
Selon les économistes du KSE Institute, un think tank basé à Kiev, « avec la décote, que la Russie accorde à ses nouveaux clients (la Chine, l'Inde et la Turquie), le pays a perdu l'équivalent de 50 Md$ en 2022. »
Pour le Centre de recherche sur l'énergie et l'air pur (CREA) basé en Finlande, la chute du prix du pétrole brut russe coûte au pays plus de 195 M$ par jour, que les entreprises russes compensent, pour une toute petite partie (22 M$ par jour), avec l'augmentation des ventes de produits raffinés à l'Europe. Sachant que la Russie continue de gagner environ 700 M$/j grâce aux exportations de combustibles fossiles.
Des bénéfices pour le transport maritime, vraiment ?
Si le plan est un succès politique, les bénéfices pour le transport maritime sont moins probants selon quelques analystes du secteur. La sanction était censée faire augmenter les tarifs d’affrètement des pétroliers du fait de l’allongement des distances. Ce n’est pas tout à fait ce que révèlent les statistiques. Selon Clarksons Securities, les taux spot pour les plus grands transporteurs de brut (VLCC, d’une capacité 2 millions de barils) s'élevaient à 45 600 $/j pour les plus efficients sur un plan écologique en décembre, soit une baisse de 28 % par rapport au mois précédent, à 57 800 $/j pour les suezmax (capacité de 1 million de barils), également, en repli de 26 %, et 75 300 $/j pour les aframax (750 000 barils) en retrait de 23 % bien que « taillés » sur mesure pour la nouvelle configuration du marché.
Dans les faits, les taux des transporteurs de brut ont continué à baisser depuis leurs sommets de novembre, à mesure que se tarissait la ruée des raffineurs européens pour obtenir du brut avant l'interdiction et que la flotte s’étoffait. Les pétroliers qui transportaient du brut russe avant l'interdiction ont rejoint progressivement la flotte traditionnelle.
Selon Kpler, 2,7 millions de barils russes par jour (Mb/j) ont été exportées en décembre, soit une baisse de 13 % par rapport à novembre et de 14 % sur un an. Les données du spécialiste de l'analyse des flux de matières premières, particulièrement les hydrocarbures, indiquent aussi que l'UE a importé 1,04 Mb/j de produits pétroliers russes en décembre, soit une hausse de 6 % par rapport à novembre et de 22 % sur une base annuelle. Sans doute faut-il relier ce fait à l’approche d’un nouvel embargo.
Bis repetita sur les produits pétroliers
Le dimanche 5 février, aucun pays de l’UE ne pourra importer de Russie, par voie maritime, des produits raffinés du pétrole (diesel, essence, mazout, kérosène…). Une exception temporaire est cependant prévue pour les importations de pétrole brut par oléoduc dans les États membres qui, en raison de leur situation géographique, sont dépendants des approvisionnements russes et ne disposent pas de solution de rechange viable.
En parallèle, le G7 et l’Union européenne vont imposer un plafond sur les prix auxquels les raffineries russes seront autorisées à vendre les carburants qu'elles produisent*. Au début du mois, le G7 a aussi convenu de revoir le niveau du plafonnement des prix des exportations de pétrole russe en mars, un mois plus tard que prévu initialement, afin de laisser le temps d'évaluer l'impact sur le marché de la mesure imposée aux produits pétroliers.
Comme il y a deux mois pour le brut, l’entrée en vigueur du 5 février du plafond suscite une avalanche de questionnements sur ce marché que l’on dit d’arbitrage, opération qui consiste schématiquement à acheter une cargaison à un endroit et à un moment donné, pour la revendre plus tard à un prix plus élevé à un autre endroit. Comme il y a deux mois, les membres du G7 ne se sont toujours pas mis d’accord sur la valeur du plafond à quelques jours de l’instauration de la nouvelle sanction**. L’équilibre n’est pas plus facile à trouver.
La Commission européenne a, cette fois, proposé que l'UE plafonne à 100 $ le prix du baril d'hydrocarbures dits « premium », comme le diesel, et fixe un seuil à 45 $ pour les produits à prix réduits, comme le fioul domestique. Ce nouveau plafond devrait davantage pénaliser la Russie que celui imposé sur le pétrole brut depuis le 5 décembre.
« Le choc financier s'accentuera encore, assure le CREA. La Russie devrait rencontrer des difficultés à trouver d’autres marchés pour le diesel et le fioul qu'elle vend à l'Europe, et les raffineurs russes pourraient devoir ralentir leur production. Ces répercussions, auxquelles s'ajoutent les réductions attendues des exportations par oléoduc, amputeront de 130 M$ supplémentaires les recettes énergétiques de la Russie ».
Moins de clients alternatifs
Disposant d'importantes capacités de raffinage, la Chine, l'Inde et la Turquie, qui ont pallié jusqu'à présent une partie du manque à gagner avec la perte des clients européens, devraient donc être moins intéressés par les produits déjà raffinés par Moscou et resteront davantage attentifs aux prix bradés du brut russe pour pouvoir le raffiner
Dans ces conditions, la Russie pourrait réduire l'activité de ses capacités de raffinage et se concentrer à nouveau sur l'exportation de plus de brut, ce que le ministre russe de l'Énergie a d’ailleurs annoncé.
« Nous nous attendons à ce que la plupart des exportations de pétrole brut en provenance de Russie continuent à trouver des acheteurs, a confirmé l'Energy Information Administration, et à « ce que les sanctions sur les produits pétroliers provoquent de plus grandes perturbations dans la production et les exportations de pétrole de la Russie, car trouver d'autres acheteurs ainsi que des services de transport et autres pour atteindre ces acheteurs sera probablement plus difficile. »
Liste des complications
Dans la liste des complications pour le transport maritime de produits pétroliers russes figure aussi la difficulté d'exploiter aussi efficacement, après le 5 février, la flotte de navires de produits pétroliers, dominée par des unités plus petites, moins adaptées aux livraisons sur de longues distances qui deviendront plus courantes après l’embargo. Ce marché nécessite donc plus de navires. Aussi, les pétroliers doivent être nettoyés en profondeur lorsqu'ils passent du transport d'un carburant à un autre, par exemple de l'essence aux lubrifiants.
« Le manque de petits pétroliers et les spécifications différentes des produits raffinés selon les régions peuvent rendre plus difficile le détournement des produits raffinés vers d'autres marchés », dit autrement Giovanni Staunovo, analyste des matières premières chez UBS Group AG.
L'année dernière, la Russie a représenté 9,3 % des exportations mondiales de carburant raffiné par voie maritime, alors que le chiffre comparable pour le brut était d'environ 8,8 %, selon les données de Clarkson Research Services.
Adeline Descamps
* La Russie y est déjà répondu. Fin décembre, le président russe Vladimir Poutine a signé un décret interdisant la fourniture de brut et de produits raffinés à partir du 1er février et pendant cinq mois aux pays qui respectent le plafond. Le 30 janvier, Moscou a publié le cadre juridique soutenant ce décret.
** [ACTUALISATION AU 5 FÉVRIER] Deux niveaux de prix ont été définis : un « prix supérieur à celui du pétrole brut » pour les produits tels que le diesel, le kérosène et le gazole, plafonné à 100 $, et un « prix inférieur à celui du pétrole brut » pour les produits tels que le fuel oil et le naphta, plafonné à 45 $ le baril.
Une année 2022 positive pour le commerce du pétrole brut
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