Doutes et fébrilité sur le plafonnement du pétrole russe

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À quelques jours de l’entrée en vigueur de deux réglementations qui vont provoquer le plus grand déroutement de flux pétroliers jamais observé, les questions sont loin d’être épuisées. Les assureurs, notamment, attendent toujours les détails quant à la mise en œuvre des nouvelles règles. Les risques de contournement et de falsifications des connaissements sont nombreux, alertent-ils, attendant des garanties.

À trois semaines de l'échéance fixée par les pays membres du G7 et de l’UE – le plafonnement du pétrole russe d’un côté et l’embargo sur les importations de brut russe d'ici le 5 décembre et de produits pétroliers russes d'ici le 5 février d’autre part –, le temps est compté.

Le 5 décembre, « les marchés pétroliers vont vivre le plus grand changement jamais observé dans les flux commerciaux mondiaux », selon la formule d’un des dirigeants de Vitol, l'une des principales sociétés de trading pétrolier au monde, car près de 3 millions de barils par jour de pétrole et de produits pétroliers russes devront être détournés vers des marchés situés en dehors du de l'Union européenne. 

Depuis plusieurs semaines déjà, le brut de l’Oural est redirigé vers l'Asie et le Moyen-Orient tandis que l’activité est intense dans le bassin atlantique en raison de la modification des flux commerciaux. Le tout se solde par une augmentation de près de 3 % de l'activité de transport maritime mesurée en tonnes-milles (reflète le volume et la distance de l'expédition).

Créer un cartel d'acheteurs pour priver la Russie de pétrodollars

Dans le même temps, le groupe des sept économies mondiales les plus avancées (G7), à savoir l'Allemagne, le Canada, les États-Unis, la France, l'Italie, le Japon, le Royaume-Uni, ainsi que l’UE, imposera un plafonnement des prix aux exportations de pétrole russe, qui consiste à vendre à des niveaux légèrement supérieurs aux coûts de production. Une solution imaginée pour maintenir un approvisionnement en pétrole, minimiser les effets sur la flambée des cours tout en privant de revenus pétroliers l'un des principaux producteurs et exportateurs de pétrole au monde qui se voit contraint de trouver d'autres marchés pour les deux millions de barils de brut et le million de produits pétroliers.

Mais créer un cartel d'acheteurs pour dépouiller la Russie de ses pétrodollars sans provoquer une nouvelle inflation démesurée du prix du pétrole reste un défi. Fixer le prix de ce plafonnement est une autre gageure. Le prix de référence du Brent se situe  autour de 90 $ le baril. Le pétrole russe se vend actuellement avec une décote 20 à 40 $ le baril, et les acheteurs chinois et indiens se l'arrachent. Le prix plafonné doit donc se situer bien en dessous de ce que les acheteurs paient actuellement.

Les armateurs grecs, de facto des cibles

La nouvelle réglementation indique par ailleurs que les entreprises ne sont pas autorisées à offrir des services maritimes – le transport, l'assurance, l'entretien et autres –, à toute entité dont les transactions dépassent le plafond de prix. C’est dire que les négociants et les parties liées doivent désormais passer au crible chaque transaction et documenter toute la chaîne des prix de chaque opération.

« Il y a par exemple deux millions de barils par jour qui sont expédiés via les ports baltes de la Russie et qui nécessitent des services de remorquage pour traverser la Baltique. Sans preuve de commerce dans le cadre du plafonnement des prix, ces services de remorquage ne seront pas autorisés à être fournis, ce qui entravera ces exportations », met en garde Ami Daniel, PDG de la société de gestion des risques et d'intelligence maritime Windward.

Ces nouvelles directives imposeront des normes de conformité plus strictes à environ 5 500 navires supplémentaires, estiment les experts. Si la majorité du pétrole russe est transporté par des armateurs grecs, comme il est régulièrement avancé, ils deviendront de facto des cibles directes de cet avis.

C’est sans doute pour cette raison qu’ils se sont montrés très vite sceptiques quant aux sanctions imposées à la Russie, à l’instar de George Prokopiou, fondateur de Dynacom Tankers Management, Dynagas et Sea Traders, qui avait fait part de sa perplexité lors d'une conférence maritime Capital Link à Athènes en juin : « Nous vivons tout le temps dans une zone grise, ce qui est légal et illégal », avait-il confié en marge.

Une réglementation qui questionne

À quelques jours de la mise en œuvre, l’urgence se fait de plus en plus sentir car les questions portant sur l’application de ces réglementations n’ont toujours pas été épuisées. Comment le contrôle sera-t-il effectué ? Par qui et quand ? « Il existe un risque que les entreprises réalisent des transactions plus importantes par parcelles ou fragmentent les transactions afin de contourner le plafond du prix du pétrole. Il est aussi probable que le suivi des flux de cargaisons de pétrole russe et de l'origine de chaque produit soit assez compliqué, en particulier parce que les connaissements peuvent être et sont falsifiés », poursuit le dirigeant de Windward.

Les risques de contournement sont d’autant plus nombreux que 35 pays ont refusé de condamner la Russie. La Chine et l'Inde, deux des trois premiers importateurs mondiaux, sont devenues les plus gros acheteurs de pétrole russe à prix fortement réduits. L'Inde a en outre fourni une certification de sécurité pour des dizaines de navires, permettant ainsi les exportations de pétrole russe.

Ralentissement des achats 

Pour autant, à l’approche des nouvelles sanctions, la confusion sur les impacts des mécanismes a ralenti les échanges. À commencer par les raffineurs chinois eux-mêmes qui ont mis le frein sur leurs achats. Les entreprises privées se sont reportés sur des approvisionnements en provenance du Brésil et de l'Afrique de l'Ouest pour se couvrir contre les perturbations du pétrole russe en décembre tandis que les raffineurs d’État ont fait le plein au cours des deux derniers mois, selon les traders.

Les exportations d'octobre de l'Oural en Chine ont en effet été estimées entre 235 000 et 340 000 barils par jour, dont la majorité par des entreprises publiques telles que Unipec, Zhenhua Oil et China Oil, à en juger par les données de suivi des pétroliers effectuées par Kpler et Vortexa Analytics. Selon ce dernier, il s'agirait du volume le plus élevé depuis deux ans. Après le 5 septembre, la prise de risque sera certainement jaugée à l’aune de la nécessité de sécuriser les approvisionnements. C’est ce qu’a laissé entendre un cadre dirigeant d’une de ces majors chinoises à Reuters.

Reliance Industries, opérateur indien majeur dans le raffinage et client majeur de la Russie, n'aurait pas encore passé de commande pour les cargaisons russes chargées après le 5 décembre, selon des traders. Étant donné son exposition au système financier occidental et ses ventes de produits raffinés à l'étranger, l’entreprise est prudente. L'entreprise publique Bharat Petroleum Corp. n'a pas non plus passé de commande. En revanche, Indian Oil Corp, le premier raffineur du pays, y a cédé dans le cadre d'accords à terme et au comptant, selon les mêmes sources.

La situation est différente pour le raffineur privé Nayara Energy, détenu en majorité par des entités russes, qui prévoit de poursuivre ses importations de pétrole russe. Après les sanctions occidentales imposées à la Russie et à Rosneft, qui détient environ 49 % de Nayara, la plupart des banques étrangères ont cessé de traiter avec Nayara, laissant au raffineur la seule option : les banques indiennes.

Dans l’attente de clarification sur le mécanisme

Les assureurs occidentaux, eux, émettent des alertes, attendant encore des éclaircissements sur les points juridiques (non encore édités) de la réglementation. Un fonctionnaire de la Commission européenne a confié à Reuters que l'UE est consciente que « des détails supplémentaires seront nécessaires mais que la question doit être traitée au niveau du G7. »

« Nous avons besoin d'une réglementation similaire dans la communauté du G7, c'est-à-dire aux États-Unis, où nous avons des directives provisoires, au Royaume-Uni et dans l'UE », exhorte Lars Lange, secrétaire général de l'Union internationale des assurances maritimes (IUMI). « Nous craignons que, si nous recevons des réglementations différentes de ces trois îles de sanctions, nous aurons du mal à nous conformer à toutes en même temps ».

L'ambassadeur du département d'État américain James O'Brien, qui dirige la coordination des sanctions contre la Russie, a assuré de son côté « que les pays du G7 seront prêts avec tous les détails opérationnels et que des discussions techniques étaient en cours sur la tarification et la gouvernance. »

Risque d’abandon de navires et de cargaisons

Un scénario alerte tout particulièrement les assureurs et les courtiers en assurance : celui où ils découvriraient que le pétrole en transit en mer, qui était censé avoir été vendu en dessous du plafond de prix, l’a en fait été au-dessus. Le constat devrait déclencher en principe le retrait de la couverture d'assurance ainsi qu'un refus des acheteurs d'accepter la livraison. Si l'assurance est retirée alors que le navire est en train d’exécuter son voyage, les acheteurs et les négociants devront décider de ce qu'ils feront d'une cargaison bloquée, potentiellement exposée aux sanctions.

Les P&I craignent que des pétroliers remplis de pétrole soient de ce fait laissés sans assurance et abandonnés près des ports. L'IUMI a demandé aux gouvernements du G7 et de l'UE à ce que les directives intègrent des garanties, à savoir que la preuve qu'une cargaison russe a été vendue conformément au plafond est tout ce qu'un propriétaire est tenu de vérifier avant d'accepter de charger et de transporter la cargaison.

Fixer le plafond

Selon les simulations faites par les Nations unies, si le plafond proposé pour le prix du brut était fixé à environ 70-75 $ le baril, il se traduirait par des recettes pour la Russie proches de la moyenne de la décennie 2012-2021 (cf. plus bas).

Un plafond de 60 $ par baril réduirait fortement les revenus de la Russie, mais pourrait être difficile à maintenir si les prix du pétrole non sanctionné repassaient au-dessus de 100 $, et nécessiterait une application intensive des sanctions.

Un plafond élevé de 80 $ aurait un impact beaucoup moins important sur les revenus de la Russie, mais serait plus facile à maintenir si les prix se maintenaient autour de 90-100 $.

Si la Russie refusait de vendre une partie ou la totalité de ses exportations au prix plafond, cela aggraverait la pénurie mondiale et ferait grimper les prix du pétrole non sanctionné. Même une réduction des exportations de brut de la Russie de 1 à 2 Mb/j ferait probablement remonter les prix au-dessus de 100 $, voire bien plus.

La nécessité de rendre la politique de sanctions viable à un coût acceptable explique aussi les raisons pour lesquelles les décideurs américains et européens se montrent plus disposés à assouplir les sanctions à l'encontre du Venezuela et à conclure un accord nucléaire avec l'Iran. Elle éclaire aussi la vigoureuse pression mise par le président Joe Bidenpour obtenir une augmentation de la production, et de l’Opep et des raffineries américaines. En vain.

Adeline Descamps

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