Pour les tankers, l’année 2021 sera surtout à oublier, comme le formule le courtier BRS dans sa revue annuelle sur le transport maritime, toujours instructive. 2022 sonne comme le temps de la revanche. 2023 pourrait être celle de la grande gagne.
Á chaque année, une nouvelle bénédiction pour les taux de fret. Les vraquiers et les porte-conteneurs ont été à l’honneur l’an dernier (un peu avant et beaucoup après). Les méthaniers ont été particulièrement gâtés par l’année qui touche à sa fin avec des revenus journaliers qui frisent les 500 000 $. Les pétroliers pourraient connaître à leur tour leurs heures de gloire alors qu’ils approchent actuellement des valeurs qui alignent les six zéro.
Tonnes-milles et tonnes-jours
Les raisons de ces poussées de fièvre, aussi éphémères soient-elles, pourraient ébranler un dogme dans le transport maritime rarement contesté, jamais challengé : la demande en tonnes-milles, qui se mesure en multipliant les volumes par la distance. Ce paramètre contribue grandement à donner un prix à un transport, peut-être autant que d’autres critères tels que l’équilibre de l’offre et de la demande. Avec la crise sanitaire, un autre concept semble s’imposer. Les courtiers et les économistes d’y réfèrent de plus en plus. Il a été au cœur d’un débat tenu dans le cadre de la conférence Marine Money à New York.
Les taux de fret ne sont plus seulement guidés par la demande s’exprimant en tonnes-milles mais par ce que BRS appelle les tonnes-jours (volume multiplié par la durée du voyage). Comprendre : l’effet « retard ».
L’histoire récente rééxaminée ainsi, les taux de fret des vraquiers auraient donc été fortement influencés par les retards dans la prise en charge dans les ports chinois, les porte-conteneurs par l’incapacité des ports américains de Los Angeles/Long Beach à gérer l’afflux subit de porte-conteneurs et les méthaniers actuellement par leur immobilisation pour du stockage flottant.
Accumulation de méthaniers
Les gains journaliers engrangés actuellement par les navires de transport de GNL accréditeraient cette nouvelle thèse. Les tonnes-milles ont en effet chuté en 2022 puisque le gaz d’ordinaire acheminé sur de longues distances est actuellement redirigé vers l’Europe depuis le Texas ou les autres États du Golfe des États-Unis.
La chute de la distance parcourue est pourtant inversement proportionnelle à l’escalade dans leurs prix. Les tarifs seraient en réalité entretenus par la congestion provoquée par les arrivées massives de GNL et par une situation de contango (quand le prix à terme est négocié à un niveau très élevé par rapport à celui du spot), deux éléments qui incitent au stockage flottant, a expliqué Oystein Kalleklev, le PDG de Flex LNG, dans le cadre de la conférence.
« Il y a une énorme accumulation de méthaniers immobilisés pour du stockage flottant, ce qui retire du marché des capacités et tend le marché sans compter que les navires disponibles pour un emploi à court terme sont maintenant pratiquement inexistants car ils sont tous affrétés à long terme », a indiqué le dirigeant, qui à l’occasion de la présentation de ses résultats, faisait état de contrats négociés sur des périodes d'au moins quatre ans pour la majorité de sa flotte, dont certains sur huit à dix ans.
Le PDG de Flex LNG, qui estime à une quarantaine le nombre de méthaniers « immobilisés » en France, en Espagne et au Portugal, fait indirectement allusion au déluge de projets de terminaux de stockage et de régazéification flottants (FSRU) en Europe pour pouvoir importer du GNL. Or les installations à terre ne sont pas dimensionnées pour absorber le GNL qui coule à flot si bien que les méthaniers sont dans l’incapacité de décharger. La suroffre du produit explique ainsi en partie la dissociation entre la baisse des prix du GNL au comptant et la flambée des tarifs journaliers de méthaniers.
Allongement des distances
Au tour des navires-citernes ? Le même facteur des « tonnes-jours » pourrait jouer. Il a déjà opéré lorsque les très gros transporteurs de brut (VLCC) ont connu de façon éphémère (le premier semestre 2020) l'explosion de leurs tarifs alors que le prix du baril a plongé à des niveaux jamais défrichés. La situation était aussi liée au boom du stockage flottant, allongeant les délais entre le chargement et le déchargement.
Actuellement, c’est toutefois l'augmentation de la distance parcourue qui tient encore dans la corde dans la perspective de l’entrée en vigueur imminente (le 5 décembre) de deux types de sanctions : l’embargo maritime sur les importations de brut russe décrétée par l’UE et le plafonnement des prix du pétrole décidé par les pays du G7.
Plusieurs facteurs se prêtent à l’allongement des distances, indique Chara Geourgousi, analyste au sein du courtier maritime Intermodal. « Dans le cadre des quotas d'exportation de carburant accordés par le gouvernement chinois aux raffineries du pays dans le but de stimuler son économie, les importations de pétrole brut du pays en octobre ont atteint un niveau record sur cinq mois, à 10,2 millions de b/j, et ont augmenté de 4 % par rapport à l'année précédente. En novembre et jusqu'à la fin de l'année, nous devrions nous attendre à une nouvelle augmentation de l'appétit de la Chine pour le brut ».
Si Pékin prolongeait la mesure jusqu'au premier trimestre de l'année prochaine, comme il était envisagé, les taux des VLCC en direction de l'Est trouveraient un appui dans les mois à venir. Une projection toutefois aspirée par l’apparition nouveaux cas de Covid à Pékin et dans le pays (près de 28 000), contraignant les autorités à de nouvelles restrictions de mobilité alors que l’exécutif chinois avait annoncé le 11 novembre un assouplissement de la politique « zéro COVID » à laquelle elle s’accroche depuis deux ans et demi.
Avant ce nouvel aléa, il était estimé que la réouverture totale de la Chine se matérialiserait par un besoin 500 000 b/j, de plus, « ce qui aurait pour effet de tendre davantage un marché mondial du pétrole déjà serré et de stimuler la concurrence pour les expéditions par voie maritime », anticipe la chercheuse.
Des tonnes-miles en hausse de près de 10 %
Par ailleurs, le resserrement de l’offre en diesel, due à des stocks historiquement bas, ont offert ces dernières semaines aux raffineurs des marges extrêmement rentables, qui sont à leur tour incités à écouler leur carburant sur des marchés internationaux lucratifs, explique-t-elle. En conséquence, les tonnes-milles de VLCC ont bondi de près de 10 % en octobre par rapport à la même période de l’an dernier, les superpétroliers abandonnant la route entre le golfe du Mexique et l'Europe pour se diriger vers la Chine.
Quoi qu’il en soit, les exportations russes de brut par voie maritime ont atteint leur plus haut niveau (depuis cinq mois) au cours de la première semaine de novembre, les navires se pressant pour atteindre les ports de l'Arctique et de la Baltique avant que les sanctions de l'Union européenne ne prennent effet.
Effet « retard » et « rareté »
L’équation exprimée en tonnes-milles est assez simple en l’occurrence : les exportations russes sur de courtes distances sont en baisse, les distances sur de longues distances sont en hausse. Éloquent : « le pays a récemment transporté deux cargaisons de pétrole brut au-delà du cercle polaire arctique, en direction de l'Est et de la Chine, ce qui laisse espérer que cette route pourrait un jour permettre à la Russie d'accéder plus rapidement aux clients asiatiques ».
Les échanges, via Route maritime du nord, augmentera certes les tonnes-milles mais asséchera aussi l'offre de navires de classe glace, dont la flotte est déjà limitée. En la matière, la demande pour ces unités capables de fendre la glace pourrait plus que tripler une fois la réorientation effective du brut de l’Oural vers les « nouveaux marchés amis » (Chine, Inde et dans une moindre mesure, la Turquie). Un incontestable stimulus pour les taux de fret.
De même, autre facteur allongeant les délais de transit, en hiver, les exportations russes à partir des ports du nord devraient être traitées par de petits pétroliers de classe glace qui seront contraints d'effectuer de longs transferts, en mer, de navire à navire avec des pétroliers plus grands.
En attendant « la fête »
Pour Clarksons, les jours heureux ne font que commencer pour les VLCC, les suezmax et les aframax. Les revenus moyens des très grands transporteurs de brut ont augmenté de 22 % récemment pour atteindre 106 137 $/j soit le niveau le plus élevé depuis avril 2020. Les suezmax et des aframax ont également franchi la barre des 100 000 $ par jour.
Jusqu'où les taux peuvent-ils grimper ? « Le marché des pétroliers n'a pas encore atteint son apogée », fanfanronne à son accoutumée Robert Bugbee, PDG de Scorpio Tankers, dont certains de ses navires ont été fixés jusqu'à 98 000 $ par jour. « La fête n'a pas encore commencé. Vous avez peut-être un hôte, peut-être un verre, mais les invités ne sont pas encore arrivés », s’amuse-t-il.
Le marché semble y croire. Les actions des transporteurs maritimes de brut, qui ont déclaré de solides bénéfices au troisième trimestre, sont les seules à être plébiscitées par les investisseurs dans le secteur du transport maritime. Le cours de l'action de l’un des leaders mondiaux Euronav a augmenté de 70 % au cours des six derniers mois, celle de son concurrent norvégien Frontline, avec lequel l’armateur belge devrait fusionner, a également bondi de 60 %. Il en va de même pour International Seaways (+ 85 %), Teekay (+ 70 %) ou encore Tsakos Energy Navigation (+ 80 %).
Malgré la récession...
Si l'économie mondiale semble au bord d’une récession de grande ampleur en 2023, le segment des pétroliers pourrait échapper à la tempête, estime enfin HSBC, « car une récession ferait chuter les prix du pétrole, ce qui inciterait à reconstituer les stocks à moitié vides ». Selon la banque, l'indice de référence, le Baltic Dirty and Clean, a augmenté de 72 à 142 % ces derniers mois par rapport à l'année dernière. HSBC, qui ne s’exprime pas encore en « tonnes-jours », estime que les tonnes-milles pourraient atteindre 5 à 11 fois les niveaux actuels lorsque les sanctions frappant le pétrole brut russe seront effectives.
Adeline Descamps