Scorpio Tankers a ouvert la voie, Euronav a suivi, puis Teekay, Norden et Ardmore Shipping. Pour tous, le temps des pétroliers est venu après près de deux ans au purgatoire, la pandémie ayant réduit à néant l’activité industrielle tandis que la faible demande de transport de pétrole qui s’en est suivie a précipité au chômage nombre de navires-citernes. Le marché s’est retourné il y a quelques mois à la faveur des événements géopolitiques comme il en va souvent ainsi dans ce secteur.
La perspective de l’entrée en vigueur de la sanction européenne frappant le brut russe à partir du 5 décembre et la proposition du G7 de plafonner le prix du pétrole ont provoqué un grand tohu-bohu dans les flux. Le segment du transport maritime a profité de l’augmentation des tonnes-milles (volume multiplié par la distance) consécutive au déplacement par voie maritime de millions de barils de brut (presque baril pour baril) de la Russie vers l’Asie et du Moyen-Orient, du Golfe du Mexique et d'Afrique de l'Ouest vers l’Europe.
Selon les estimations avancées par les opérateurs de navires-citernes, le seul détournement des trafics de produits russes de l'UE (sans compter les distances parcourues par les volumes en substitution) aurait augmenté de 6 % les tonnes-milles. L’allongement des distances entre la production et les bassins de consommation, la ruée vers le diesel, la forte baisse des stocks mondiaux de distillats, l'utilisation accrue des raffineries et la croissance limitée de l'offre ont fait le lit des taux spot.
Taux journalier moyen de la flotte de Scorpio
Scorpio Tankers : les meilleurs résultats de son histoire
« La confluence des facteurs et l’impact de ces facteurs sur nos marchés sont sans précédent », reconnait un cadre dirigeant de Scorpio Tankers, qui fut le premier parmi les principaux transporteurs maritimes de pétrole à avoir publié l’état de ses finances. Et ils ont donné la tonalité du secteur que d’autres vont ensuite confirmer.
L’opérateur de navires-citernes (au nombre de 113) dit avoir enregistré les meilleurs résultats de son histoire. Son résultat brut d'exploitation (Ebit) s'est élevé à 305,7 M$ au troisième trimestre, contre une perte de 40 M$ à la même période l'année dernière. Le résultat net s'est établi à 266 M$ versus un déficit de 73,3 M$ l’an dernier.
Au cours des neuf premiers mois de cette année, la compagnie monégasque cotée à la bourse de New York a enregistré un chiffre d'affaires de près de 1,1 Md$, soit plus de deux fois et demie celui des trois mêmes trimestres en 2021. Le résultat net ressort à 372,9 M$ alors que les comptes étaient dans le rouge cramoisi l’an dernier, à - 188,4 M$.
Ce n’est pas fini. Le meilleur est à venir, a signifié Robert Bugbee, l’emblématique président de Scorpio Tankers, à l’occasion de la présentation des résultats financiers. « Le quatrième trimestre a déjà bien mieux commencé que le troisième. Donc oui, il semble que les choses vont s'améliorer à partir de maintenant »,
Taux journalier moyen de la flotte de Teekay
Teekay Tankers : le tarif journalier des aframax passé de 6 029 $ à 33 191 $ en un an
Teekay Tankers confirme également la bonne tenue du troisième trimestre, dopé par « le redécoupage du commerce mondial » à la suite de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. L’armateur, qui possède des aframax, des suezmax et des transporteurs de produits pétroliers (LR2) a déclaré un bénéfice net de 68,1 M$ sur la période juillet-septembre, contre une perte de 52,1 M$ il y a un an, pour un chiffre d’affaires qui a plus que doublé (de 115,9 à 270,4 M$).
Entre le troisième trimestre 2021 et 2022, le taux spot de ses aframax est passé de 6 029 $ à 33 191 $ par jour. Pour le quatrième trimestre, 38 % de ces pétroliers de taille moyenne (capacité de 750 000 barils) ont été fixés au taux journalier de 36 600 $/j.
Selon Kpler, la réduction des flux de brut russe à courte distance vers l'UE entre janvier et septembre a réduit la demande de pétroliers de 11 milliards de tonnes-milles tandis que les volumes dits de remplacement en provenance d'autres sources au cours de la même période ont augmenté la demande de pétroliers de 35 milliards de tonnes-milles, soit un solde positif de 24 milliards. Quant au réacheminement des exportations de brut russe vers des destinations plus lointaines, principalement l'Inde et la Chine, il a eu un effet positif sur la demande de pétroliers de 41 milliards de tonnes-milles, toujours selon les données de Kpler.
Compte tenu de la structure des marchés, la situation a donc d’abord profité aux aframax et aux suezmax (capacité de 1 million de barils). Dans un second temps, les VLCC, d’une capacité de 2 millions de barils, ont été portés par les importations du brut du bassin atlantique et du Moyen-Orient. Mais aucun port américain n’étant en mesure d’accueillir les géants des mers pour le transport de brut, le pétrole a été chargé sur des aframax pour être ensuite transbordé, via du transfert de navire à navire en mer, sur les VLCC. Le phénomène, qui n’a rien de marginal, a ainsi propulsé les tarifs d’affrètement de ces navires jusqu’à 90 000 $, a relevé le dirigeant de Teekay.
Euronav : 47 500 $ le VLCC
Euronav, qui possède des VLCC et des suezmax, a vu ses tarifs spot pour les VLCC s’établir en moyenne à 22 250 $/j sur la période juillet-septembre, soit plus du double des tarifs moyens de la même période l'année dernière. Pour le quatrième trimestre, 45 % des VLCC, exploitée dans le cadre du Tankers International Pool (69 grands tankers), sont fixés à 47 500 $/j et 48 % des suezmax (capacité d’un million de barils) à 45 000 $/j.
La société a réalisé un résultat d’exploitation de 23,44 M$ en trois mois contre une perte de 105,61 M$ il y a un an à la même période et un résultat net de 16,4 M$ contre un déficit de 105,9 M$. Le chiffre d’affaires s’établit à 223,53 M$ (94,21 M$ au troisième trimestre 2021).
Ardmore : des niveaux élevés pour ses pétroliers éco-conçus
Le transporteur irlandais de produits pétroliers Ardmore Shipping a, pour sa part, gagné au troisième trimestre (61 M$) plus de deux fois plus qu'au trimestre précédent alors qu’il était dans le rouge l'année dernière (en perte de 12,8 M$).
Sur neuf mois, le bénéfice ressort à 82 M$ contre un déficit de 29,5 M$ sur une basse annuelle. Une performance assise sur les taux spot élevés (jusqu'à 47 000 $ par jour) enregistrés par les pétroliers « éco-conçus » de la compagnie. Pour le quatrième trimestre, 40 % de sa flotte, qui comprend 27 navires-citernes dont 21 pétroliers MR, sont réservés à un niveau proche (45 000 $/j).
Norden a rehaussé ses estimations de bénéfices à plusieurs reprises
L’opérateur de vraquiers et de pétroliers Norden, qui a relevé cinq fois cette année ses prévisions pour 2022, a enregistré un résultat net de 243 M$ au troisième trimestre, dont plus de la moitié a été reversée à ses actionnaires (Motortramp, qui appartient à la famille Riegels, à hauteur de 32 %), conformément à sa doctrine en matière de dividendes.
Le chiffre d'affaires du troisième trimestre s'est établi à 1,5 Md$, contre 940 M$ pour la période correspondante de l'année dernière, et à plus de 4 Md$ sur les trois premiers trimestres de l'année contre 2,4 Md$ il y a un an. Le résultat net sur neuf mois ressort à 539 M$.
Les marchés ont suivi. Dernière manifestation en date de l’intérêt nouveau que les investisseurs leur portent : les actions de Scorpio Tankers et Ardmore Shipping, tous deux coté sur le marché new-yorkais (Nyse) ont atteint des sommets, le premier affichant une hausse de 302 % depuis le début de l'année et le second de 308 %.
Que se passera-t-il après le 5 décembre ?
Que se passera-t-il après le 5 décembre, date de l’entrée en vigueur de l’embargo maritime sur le pétrole russe ? « Si le plafonnement des prix ne se concrétise pas, les compagnies maritimes de l'UE pourraient être autorisées à continuer de transporter du brut russe vers des pays tiers, comme cela a été le cas pour les exportations de charbon russe après la clarification de l'embargo décrété par l'UE en août », estime le courtier en tankers Gibson.
D’après ses données, au cours des six derniers mois, sur les 366 pétroliers aframax/LR2 et suezmax qui ont chargé dans les ports russes, plus de 55 % étaient détenus par des compagnies opérant depuis l'UE, les pays du G7 ou alliés. Sur cet ensemble, 37 auraient fait l'objet d'un changement de propriétaire cette année. « Une analyse plus approfondie de leur propriété suggère qu'ils resteront en grande partie dans le commerce russe. Cependant, avec plus de 200 navires quittant le commerce russe, le tonnage pourrait être insuffisant pour transporter le pétrole russe vers le marché, en particulier si l'on considère que les barils actuellement commercialisés en Europe devront être redirigés vers des trajets plus longs » note le courtier maritime.
Dans le même temps, Gibson a relevé 160 transactions de seconde main dans ces trois catégories de navires. « Les deux tiers de ces opérations ont été conclues avec des acheteurs qui pourraient être disposés à transporter du brut russe après la mise en œuvre des sanctions », assure-t-il, sans perdre de vue la flotte dite obscure (celle qui transporte du brut iranien et vénézuélien) et qui pourrait migrer. Il s’interroge notamment sur les 40 grands transporteurs de brut vendus cette année à des acheteurs asiatiques ou moyen-orientaux.
Pénurie d’aframax
Pour Hugo De Stoop, le directeur général d’Euronav, ce sont surtout les aframax qui vont manquer. « Les ports russes, comme les ports américains, ne peuvent pas accueillir de VLCC. En hiver, les ports du nord du pays doivent utiliser des pétroliers de classe glace, principalement des aframax. Or leur disponibilité pour charger du brut russe cet hiver sera limitée car nombre de propriétaires vont éviter pour des questions d’assurance ».
Selon les données de BRS, il y a actuellement 700 pétroliers de 34 000 tpl ou plus classés dans la classe glace. À partir du 5 décembre, les propriétaires de pétroliers battant pavillon de l'Union européenne ou ayant souscrit une assurance P&I auprès d'un club de l'UE ou du Royaume-Uni, ne pourront plus avoir à bord du pétrole brut provenant de Russie, à moins que la Russie n'ait vendu le brut à l'acheteur à un prix inférieur à un prix plafond imposé par les membres du G7. Plus de 90 % des compagnies d’assurance mondiales seront concernées.
Selon le patron d’Euronav, les clubs britanniques de protection et d'indemnisation (P&I), qui couvrent la plupart des pétroliers du monde, se sont déjà autosanctionnés ou ont imposé un grand nombre de restrictions sur leurs affaires avec la Russie (en partie remplacés par des compagnies d'assurance basées à Dubaï et la Chine).
« Laver » le brut discriminé
« Le plafonnement des prix va rendre encore plus attrayant et lucratif l’achat de pétrole russe par les actuels importateurs que sont la Chine, l'Inde et la Turquie », a récemment posté sur les réseaux sociaux Samir Madani, cofondateur de TankerTrackers.com, qui suit les expéditions de pétrole brut stigmatisé pour des raisons géopolitiques et, en cela, considéré comme l'un des plus grands experts mondiaux du commerce illégal des pétroliers. « Ces pays profitent des prix décotés du brut russe et revendent le produit raffiné à l'Occident ». En raffinant localement le brut discriminé, il est en quelque sorte « lavé » et passe au travers de la sanction.
« La taille relativement réduite de la flotte russe de classe glace et la nécessité pour la Russie de maintenir ses exportations de pétrole à des niveaux aussi proches que possible de ceux d'aujourd'hui expliquent le changement de main pour des sommes extrêmement élevées », a déclaré BRS dans son dernier rapport sur les pétroliers, qui mentionne la vente d’un aframax Ice de 15 ans pour 33 M$, soit le double de ce qu'il valait il y a un an.
Selon Braemar, la Russie est actuellement confrontée à un déficit de près de 70 aframax et 35 suezmax.
Adeline Descamps