Sans qu’une séquence politique à Bruxelles ou à Strasbourg – outre celle du cheminement parlementaire classique –, n’ait motivé une prise de parole, les organisations professionnelles représentant en Europe les armateurs (ECSA), les opérateurs de terminaux (Feport), les ports (Espo), l’industrie de la croisière (Clia), les chantiers navals et les équipementiers (Shipyards' & Maritime Equipment Association of Europe, Sea Europe), les fournisseurs de carburant (Advanced Biofuels Coalition LSB ; 'eFuel Alliance ; Ewaba) les chargeurs (ECS), les transitaires (Clecat) et les clusters maritimes (ENMC), appellent d’une seule voix les États membres et le Parlement européen à affecter au secteur maritime les recettes qui seront générées par l'intégration du transport maritime dans le marché carbone (SCEQE).
Piqure de rappel ou réaction à une mauvaise direction que prendraient les discussions tripartites en cours entre le Parlement, la Commission et le Conseil de l’Union européenne ? La déclaration commune n’est pas motivée. Mais la destination de l’allocation des recettes générées par l’application du principe pollueur-payeur fait consensus : les fonds doivent financer les technologies de rupture nécessaires pour assurer la décarbonation du secteur et les mécanismes (incitations fiscales, mesures réglementaires) qui permettront de compenser le surcoût des énergies vertes par rapport aux carburants conventionnels, qui sonr eux disponibles, abondants et bien moins chers. Contrairement aux alternatives vivement recommandées par les pouvoirs publics.
Création d’un fonds abondé par les quotas
Cette déclaration intervient quelques mois après une session printanière particulièrement animée et très politique au Parlement européen, où il a fallu s’y prendre à plusieurs reprises pour trouver le compromis sur une première version à quelques textes clés qui composent le paquet Fit for 55, nom donné à la feuille de route climatique européenne présentée en juillet 2021 par la Commission pour réduire de 55 % par rapport à 1990 les émissions carbone au sein de l’UE.
Les eurodéputés avaient alors acté, pour ce qui concerne le transport maritime, son intégration dans le marché carbone (SCEQE système communautaire d'échange de quotas d'émission ou Emissions Trading System, ETS). Un principe pour lequel le Parlement avait voté en septembre 2020. En juin dernier, ils ont aussi validé la création d’un fonds abondé à 75 % par les revenus générés par les quotas, précisément l’objet qui fédère aujourd’hui la famille maritime et portuaire dans toutes ses branches.
Dans une étude d’impact, la Commission européenne avait estimé la vente de quotas aurait dégagé environ 14 à 16 Md€ par an sur la période 2018-2020 si le transport maritime avait été asujetti à ce régime. Pour rappel, le marché carbone européen, où s'échangent depuis 2005 des « permis à polluer », ne concerne actuellement que les producteurs d'électricité et industries énergivores (sidérurgie, ciment...), soit 40 % des émissions des Vingt-Sept.
Intégration progressive
De son côté, le Conseil de l’Union européenne, où sont représentés les 27 États membres, s’est également acordé en juin sur des positions de principe. Depuis, les négociations sont en cours entre les trois piliers de gouvernance européenne pour aboutir à des décisions finales, la Commission ambitionnant de clore ce long cheminement parlementaire en fin d’année…
Si les propositions actuelles de la commission européenne sont adoptées, le SCEQE sera appliqué à tous les navires de plus de 5 000 de jauge brute naviguant dans les eaux de l'UE, quel que soit leur pavillon, à compter du 1er janvier 2023, et de façon graduelle jusqu'en 2026 : le marché carbone concernerait 100 % des émissions émises entre les ports européens et 50 % entre un port européen et un autre d’un tiers État, puis 100 % à partir de 2027. La compagnie maritime (propriétaire, gestionnaire ou affréteur coque nue) sera chargée de restituer les quotas. Le SCEQE couvrira le CO2, le méthane et le protoxyde d'azote.
Outre l’intégration dans le système d’échanges communautaire européen, le transport maritime est concerné par d’autres propositions du paquet Fit for 55 : la révision de la directive sur l’énergie (ETD), le règlement Afir sur les infrastructures des carburants alternatifs aux combustibles conventionnels, et le FuelUE maritime qui porte sur l’intensité énergétique des carburants.
Cinq destinations pour les recettes
C’est dans ce contexte que les onze organisations remettent le sujet sur la table en énonçant cinq destinations pour les nouvelles ressources européennes tout en reconnaissant « le rôle clé du transport maritime » pour atteindre les objectifs climatiques de l’UE. « Nous pensons que toutes ces recettes devraient, entre autres contribuer à réduire l'écart de prix entre les carburants conventionnels et les carburants à faible et zéro émission de carbone, pour qu'ils deviennent commercialement disponibles, servir à financer des projets de R&D pour les carburants et les technologies de propulsion à faible et zéro émission de carbone, en tenant compte des questions de sécurité opérationnelle qui seront associées à leur exploitation ; à accompagner la mise à l'échelle et le déploiement des infrastructures à terre et à bord ; à soutenir les investissements exigés dans les ports afin de déployer l’avitaillement des navires, la fourniture en énergies renouvelables, la connexion électrique à quai, le traitement des déchets…, et enfin à assurer la formation et la mise à niveau des compétences ».
« 80 % des revenus actuels de l'ETS sont déjà utilisés pour la transition énergétique des secteurs concernés par le marché carbone. Le Conseil et le Parlement ont déjà affecté les recettes à l'aviation dans le cadre de la révision actuelle du SCEQE. L'industrie maritime doit être mise sur un pied d'égalité, en tenant compte du fait que notre secteur est l'un des plus difficiles à décarboner », estime Sotiris Raptis, qui fait référence au fait qu’actuellement, les options en matière de carburant sont ténues et les réglementations futures incertaines, alors que le transport maritime doit tracer sa route vers la neutralité carbone.
Le secrétaire général de l’ECSA, qui fédère 19 associations nationales d'armateurs basées dans l'UE et en Norvège (39,5 % de la flotte commerciale mondiale), aurait préféré une réglementation internationale arbitrée au niveau de l'OMI où la création du fonds de financement de la transition énergétique fait aussi débat. Mais quoi qu’il en soit, l’allocation des recettes au secteur ainsi que la répercussion des coûts du SCEQE sur les affréteurs, par le biais de clauses contractuelles, n’étaient pas des options négociables pour les armateurs européens.
Retour sur investissement incertain
« Les investissements sont conséquents pour les ports, alors que le retour sur investissement est faible et incertain pour les organismes gestionnaires des ports », rappelle pour sa part Isabelle Ryckbost, secrétaire générale de l'Espo.
Pour Christophe Tytgat, secrétaire général de SEA Europe, « c’est aussi une opportunité pour l’Europe de conforter l’avancée des technologies maritimes de l'industrie européenne. » « Les carburants liquides renouvelables et à faible teneur en carbone ont un coût bien plus élevé que celui des combustibles fossiles. Ce fonds permettrait de mettre sur le marché des volumes plus importants et d’en accélérer la commercialisation », ajoute Angel Alvarez Alberdi, secrétaire général de l'EWABA.
Lamia Kerdjoudj, qui représente les manutentionnaires privés dans les ports, ne perd jamais de vue les questions de compétitivité, son secteur étant menacé par la concurrence des pays voisins non membres de l'UE, qui n'auront pas, eux, à se mettre au pas du système d'échange de quotas d'émission. Un soutien à l’investissement, dans ce contexte, ne serait donc pas à ses yeux accessoire…
Un combat en cache un autre
Cette œuvre collective intervient alors que sur un autre plan, quelques-unes de ces mêmes associations s’affrontent en deux blocs, armateurs contre ses clients. Dans un courrier adressé le 25 juillet à la vice-présidente de la Commission européenne en charge de la concurrence, Margrethe Vestager, dix organisations professionnelles* avaient demandé une révision avant l’heure du règlement européen Consortia Block Exemption Regulation (CBER), qui permet actuellement aux compagnies réunies en alliances et consortia, dont la part de marché est inférieure à 30 %, de coopérer sur le plan opérationnel (partage de capacités, coordination des itinéraires et des horaires...) tout en fixant leurs prix de manière indépendante.
Avec ou sans lien avec ce courrier, toujours est-il que la direction générale de la concurrence (DG COMP) de la Commission européenne a lancé début août un appel à contribution auprès des parties prenantes de la chaîne d’approvisionnement afin de réévaluer le cadre juridique européen, qui a été renouvelé, pour la dernière fois en date, en avril 2020 et pour quatre ans.
Cette entorse aux règles de la concurrence qui prévalent en principe au sein de l’UE, est soufferte au motif que le partage de navires permettrait une exploitation plus efficace des navires et des conditions commerciales au bénéfice des usagers (prix, qualité, services...).
Alors qu’elles avaient jusqu’au 3 octobre pour présenter leurs positions, elles se sont, sans surprise compte tenu de leur position intangible sur ce sujet, déclarées en faveur d’une modification du cadre législatif actuel. Les associations d’armateurs – notamment le World Shipping Council (WSC) et la Chambre internationale de la marine marchande (ICS) qui sont hyper réactives sur ce sujet –, ne sont évidemment pas de cet avis, estimant que le CBER fournit au secteur le cadre juridique adéquat pour permettre le partage des capacités et ainsi, « d'utiliser les navires plus efficacement tout en continuant à se faire concurrence sur les prix et sur les autres conditions commerciales, d’élargir la gamme de destinations et de services disponibles et, en réduisant l'espace vide à bord des navires, de diminuer considérablement les émissions par unité de fret transportée ». Ce dernier argument est nouveau dans le cahier d’appel des armateurs.
Il est des combats qui ne se partagent pas...
Adeline Descamps
*Clecat (transitaires), Feport (opérateurs de terminaux portuaires privés), ESC (European Shippers' Council, chargeurs), EBU (European Barge Union, opérateurs de barges), GSF (Global Shippers' Forum), ETA (European Tugowners Association, société de remorquage), UIRR (Union pour le transport combiné rail-route), FIATA (Fédération internationale des associations de transitaires et assimilés), IAM (Association internationale des déménageurs), Alliance mondiale FIDI (sociétés de déménagement).