L’heure est venue de fermer le temps de l’été alors que les rayons de soleil qui tambourinent encore derrière les nuages vont se faire plus farouches. On ne regrette pas toujours qu’une année s’achève, emportant avec elle son lot de désillusions publiques et chagrins privés, mais on se désole toujours de voir cette parenthèse saturée de soleil, que l’on sait pourtant éphémère, agonir.
Que restera-t-il de l’album-photos partagé de l’été 2024 ? Pour le commun des mortels, sans doute les surhumaines performances des athlètes olympiques et plus encore, les spectaculaires prouesses paralympiques de ceux qui repoussent toujours plus loin leurs limites mais touchent aux nôtres, païens que nous sommes face à une telle pugnacité au nom d’une seule croyance : aboutir.
Premier ministre wanted
Plus que d’ordinaire en ce temps de trêve où traditionnellement les affaires publiques se retirent, la politique aura cette année débordé du cadre en France, infligeant à ses compatriotes le spectacle affligeant de ses petits arrangements, grands calculs et plus si affinités, avec pour principale intrigue, une interminable séquence présidentielle « Premier ministre wanted » dont le profil de poste s’apparente au mouton à cinq pattes avec une queue verte et patchée comme une coccinelle. Car trouver un chef de gouvernement capable de rallier les suffrages de trois partis sans majorité absolue, tantôt plus technicien que politique, tantôt plus politique que technicien, inspirant la nouveauté mais respirant l’expérience, ne heurtant pas les syndicats et le patronat, le tout en s’affranchissant du chef de l’État mais avec son consentement, relève du jeu de Go.
Tout à leurs propres affaires courantes, les Français, eux, ne semblent pas se formaliser d’avoir des gestionnaires, quand bien même démissionnaires, pour faire tourner la marmite. Et pas encore inquiets, après avoir été « défaits » par une dissolution dégoupillée en mode kamikaze, par un possible blocage institutionnel.
Un monde resté complexe
Les turpitudes nationales ont peut-être fait oublier un temps que le scénario international, où s’exercent de puissantes forces de changement, est resté complexe durant l’été. La géopolitique, qui fait partie du métabolisme du commerce international et donc du transport maritime, a continué d’ériger ses fils barbelés en mer Rouge et Noire.
Il reste un peu plus d’un mois avant le premier anniversaire de la prise d’otages orchestrée par le Hamas palestinien et l’impasse n’y est pas qu’une hypothèse. Le secrétaire d’État Antony Blinken est (encore) rentré bredouille de son neuvième déplacement dans la région depuis le début de cette guerre de Gaza. Or, en guise de soutien avec leurs frères d’armes, les Houthis continuent d’y faire régner le chaos en s’en prenant aux navires marchands.
L’événement le plus dramatique de la période reste cette marée noire, que l'on dit imminente, alors qu’un pétrolier chargé de quelque 900 000 barils de pétrole a été pris pour cible à plusieurs reprises et dont on ne sait toujours pas à ce stade si des déversements ont déjà eu lieu.
L’été est resté chaud également en mer Noire où le président Zelensky est en croisade pour grignoter un peu de terrain et consolider les plus de 1 200 km2 retranchés aux Russes. Les raffineries et dépôts pétroliers, devenus des cibles stratégiques de part et d’autre, font parfois couler les navires dans un seul et même geste. À l'instar de l'un d'entre eux dans le port de Kavkaz.
Le sentiment est mitigé chez les armateurs de pétroliers qui, après un premier semestre où ils se sont maintenus bien à flot, anticipent la seconde partie de l'année avec le sentiment qu'ils peuvent dérailler sous l'effet des vents contraires.
Tant qu’il y aura des milles à parcourir
Dans le conteneur, il semble que le sentiment du marché ait subi un revirement spectaculaire au cours des dernières semaines, passant d’un scénario de duplicata de l'ère du confinement – congestion, perturbations dans la chaîne d’approvisionnement et flambée des taux de fret –, à l'anticipation d'un ralentissement, observé dès la mi-juillet.
« L'optimisme prudent », cette expression qui ne coûte rien mais qui fait partie des grands classiques du répertoire des armateurs de porte-conteneurs, a truffé les conversations à l’occasion de la publication des résultats financiers par les leaders mondiaux du secteur.
Fragilité des marchés qui peuvent basculer dans un sens ou un autre à tout moment, volatilité de l’instant où les facteurs positifs et négatifs s’annulent…, les rapports financiers du deuxième trimestre ont traduit une certaine nervosité bien que tous semblent penser que le pire est advenu. Pourtant, les indicateurs macroéconomiques restent hésitants pour la Chine, à laquelle le monde reste asservi en dépit de toutes les professions de foi sur la diversification du sourcing.
Tant qu’il y aura des milles à parcourir, les exploitants de navires peuvent se détendre. L’allongement des distances, généré par le déroutement massif de la flotte mondiale du fait des perturbations en mer Rouge et des restrictions dans le canal de Panama (en passe d’être toutes levées), tombe à point nommé pour absorber la surcapacité structurelle, péché mignon des armateurs (1,7 MEVP livrés depuis le début de l’année), et ce faisant, entretenir la combustion des taux de fret.
Si ces derniers ont bien rebondi, ils n’auront pas vraiment profité aux transporteurs européens de la boîte au deuxième trimestre, CMA CGM est resté en retrait tandis que Maersk et Hapag-Lloyd ont vu leurs bénéfices s’effilocher. Pour autant, ces derniers ont revu à la hausse leurs prévisions pour l'ensemble de l'année.
En revanche, leurs concurrents asiatiques, ONE, Evergreen, Yang Ming, Wan Hai et HMM ont rempli les caisses. Mais c’est ZIM qui excelle à ce niveau, profitant pleinement de son exposition quitte ou double aux marchés et spot et transpacifique.
MSC, le leader mondial, qui se dispense de faire connaître au monde l’étendue de ses richesses, a de son côté franchi dans une totale discrétion les 6 MEVP, soit 20 % de parts de marché au niveau mondial. Dans un contexte de recomposition des forces en présence dans la ligne régulière à la suite de la rupture entre MSC et Maersk et du rapprochement de ce dernier avec Hapag-Lloyd (qui démarre avec un boulet administratif), il en est un que l’hostilité politique croissante (Union européenne) à l’égard de ces consortiums tout-puissants ne contrariera pas : MSC n’aura aucun problème pour assurer la desserte mondiale avec ses seuls navires. L'armateur de la famille Aponte partage avec le transporteur allemand public Hapag-Lloyd le fait de s'aventurer en toute autonomie en dehors de leurs alliances sur les grandes lignes. Les seuls du Top 10 mondial.
Plus de trafics dans les ports mais retour des grèves
La boîte est de retour dans les ports européens, excepté à Hambourg, à contre-courant de la dynamique observée à Anvers, Rotterdam, au Havre et Rouen, et même à Marseille.
En matière portuaire, alors que les données consolidées pour les trafics de 2023 ont été publiées durant l’été, rien ne change. Les neuf premiers rangs mondiaux sont intouchables. À une exception occidentale près – Los Angeles-Long Beach (9e rang) –, ils sont tous à l’Est. Six d'entre eux sont des ressortissants chinois (Shanghai, Ningbo, Shenzhen, Qingdao, Guangzhou, Tianjin). Huit sont asiatiques si on intègre le Sud-Coréen et inamovible Busan sur lequel glissent tous les aléas, y compris la baisse de régime de son commerce extérieur, ainsi que le port de la Cité-État, Singapour. L'éternel numéro deux mondial ne parvient toujours pas à combler l'écart qui le distance de la Ferrari portuaire mondiale, Shanghai.
Le second semestre devrait être contrarié par les conflits sociaux, l'actualité étant dans les ports de plusieurs pays aux cycles de négociations contractuelles et aux revendications portant sur les salaires, les avantages sociaux et les conditions de travail.
Elles ont avorté en Asutralie, où un accord a été trouvé avant que les piquets se hissent, mais sont toujours menaçantes dans les ports allemands, où la rentrée post-estivale est souvent propice aux manifestations d'humeur (ce fut le cas en 2022). Le puissant syndicat allemand Ver.di (11 500 membres) n'est toujours pas satisfait par les offres présentées en juillet par l'Association centrale des entreprises portuaires allemandes (ZDS) à l'occasion du quatrième cycle de négociations. Des grèves « tournantes » (alternant entre Hambourg, Bremerhaven, Brême, Wilhelmshaven, Brake et Emden) ont été observées à chaque cycle de négociations. Le vote prévu pour valider la prise de contrôle à 50 % par MSC du grand manutentionnaire allemand HHLA fin août risque d'attiser les tensions. Le syndicat s'y oppose et considère l'offre salariale en deçà des attentes.
En Inde, où la colère est sourde depuis plus de trois ans (de négociations), les autorités ont échappé de justesse à un mouvement d'ampleur dans les 12 principaux ports du pays, où quelque 18 000 employés sont affiliés à plusieurs syndicats. Six d'entre eux réclamaient des améliorations de salaires avec effet rétroactif au 1er janvier 2022. Selon les médias locaux, un protocole d'accord a été conclu lors d'une réunion marathon. Il prévoit une augmentation de 8,5 % du salaire de base et une prise en compte des congés à hauteur de 30 %.
Mais la grève que les armateurs (surtout de porte-conteneurs) et les chargeurs redoutent se situe sur la côte est-américaine et au golfe du Mexique où les pourparlers entre salariés (représentés par l'International Longshoremen's Association) et patrons (U.S. Maritime Alliance) achoppent sur l'automatisation et les hausses de salaires. Le contrat-cadre, en vigueur depuis 2018, expire le 30 septembre.
Tous ont en mémoire que l'an dernier, la convention collective avait expiré de 13 mois avant que les dockers et les exploitants de terminaux des ports ouest-américains ne se mettent d'accord sur leurs droits et obligations respectifs pour les six prochaines années. Un soulagement pour les chargeurs d'autant que la sécheresse du canal de Panama avait rendu coûteux le transport depuis l'Asie vers les ports alternatifs de la côte Est.
Les porte-voitures ont fait le plein
Dans un environnement agité, le vrac sec s’en sort incroyablement bien au premier semestre. En dépit des difficultés de la Chine, affaiblie en cette année du dragon par la banqueroute de son secteur immobilier vorace en minerai de fer, le segment le plus versatile du transport maritime est passé à travers toutes les crises de son premier client. Il pourra bientôt compter sur l'Inde, qui pourrait devenir plus vite que prévu la nouvelle « Chine ».
Les transporteurs de voitures, eux, ont fait le plein au premier semestre bien que la situation en mer Rouge ait limité la capacité disponible et impacté les volumes transportés. Alors que l'introduction des droits de douane menace la Chine dans son statut de premier exportateur de véhicules, le marché est déjà en train de s'organiser, témoignent deux des plus grands acteurs du marché. L’un d’entre eux, Höegh Autoliners, a reçu son premier navire de la classe Aurora. Il ouvre la séquence des premiers porte-voitures configurés pour être alimentés à l'ammoniac et au méthanol.
Les sanctions, toujours plus loin
Il faut reconnaître à la Russie un sens certain de l'adversité. En dépit des sanctions internationales dont elle est actuellement la principale cible (sur les quelque 20 000 sanctions en vigueur dans le monde, plus de 16 500 concernent la Russie), le géant du gaz russe Novatek a réussi à achever et à livrer fin juillet la deuxième plateforme à structure gravitaire (CBS) destinée à son usine de liquéfaction Arctic LNG2, implanté sur la péninsule de Gydan en Sibérie. Le projet est dans le collimateur du bloc occidental, contraignant jusqu’à la construction des méthaniers destinés à transporter le GNL vers ses clients asiatiques. Novatek a commencé à produire du GNL à partir de la première unité en décembre mais ne peut pas expédier en raison des sanctions et du manque de navires.
Jamais à court de ressources, après avoir fait grossir le bataillon des pétroliers dits obscurs car opérant sous le radar pour transporter le brut rendu illégal par les sanctions, la Russie est en train de susciter l'équivalent pour les méthaniers. Irrésistible mécanique newtonienne. Plus l'étau des sanctions se resserre, plus il y a de navires exploités loin des regards indiscrets de ceux qui cherchent à contraindre leur activité. L'intention n'était évidemment pas de porter atteinte à la sûreté et à la sécurité du transport maritime. Mais en excluant les navires des normes d'assurance et de classe établies au niveau international, les sanctions les poussent à naviguer hors des clous. Avec en prime, les risques sous-jacents. Ce fut le narratif d’un week-end de juillet. À l’issue d’une course poursuite pour appréhender un pétrolier chinois de classe VLCC en fuite après une collision avec un chimiquier de l'armateur danois Hafnia, il s’est avéré qu’il était impliqué dans le commerce de pétrole sous embargo.
Closing entre CMA CGM et Balguerie
Sur le plan des mouvements capitalistiques estivaux, CMA CGM a finalisé l’intégration de Bolloré Logistics en vendant les activités ultramarines de ce dernier à Balguerie, comme les autorités de la concurrence l’y enjoignaient.
Sur leur flanc aérien, les compagnies maritimes natives ont été hyperactives cet été. MSC Air Cargo a réceptionné son cinquième tout-cargo et a finalisé l'acquisition d'AlisCargo Airlines. Maersk a reçu le premier de ses deux B777F neufs. CMA CGM Air Cargo a été livrée du premier des trois freighters B777-200 neufs qui doivent lui être remis d’ici la fin du premier trimestre 2025, lui ouvrant la très convoitée route transpacifique. Une fois le second réceptionné avant la fin de l'année, le numéro trois mondial dans le transport maritime de conteneurs pourra offrir sept fréquences hebdomadaires entre l'Asie et le continent américain.
Les vents sont favorables pour le fret aérien, qui carbure toujours au commerce électronique mais qui profite aussi des contraintes de capacités des transporteurs maritimes (allongement des transit time dans une période cruciale pour les grands détaillants).
Fébrilité dans la transition énergétique
Alors que Maersk émet subitement des doutes sur le méthanol et se renie en passant commandes de navires au GNL (tout en s’intéressant à la propulsion nucléaire), sans doute aiguillé par les renoncements de quelques-uns de ses fournisseurs, le Havrais Towt (TransOceanic Wind Transport) a réceptionné les deux premiers navires marchandes à la voile – les Anemos et Artemis –, de sa classe Phénix qui comptera huit unités. L'armateur, qui a fait la preuve de son concept avec des gréements affrétés, défend une logistique marine bas carbone avec les mêmes performances que le transport classique.
En matière de propulsion vélique, la publication fin août d’une étude réalisée par le Lloyd’s Register (Applying wind-assisted propulsion to ships) a fait du bruit en affirmant que l’application des systèmes de propulsion éolienne (WAPS) à divers types de navires était proche d'un point de basculement avec un déploiement susceptible d'augmenter rapidement. Mais le manque de normalisation dans les économies de carburant et les préoccupations concernant la disponibilité des équipements bloquent son avènement.
Fin de la séquence estivale
Le panorama ne serait pas complet sans la mention d'un portrait publié par nos confrères du Monde sur Rodolphe Saadé, le PDG de CMA CGM qu’il n’est plus besoin de présenter, dans le cadre d’une série intitulée « Succession ». Une référence évidente à l'éprouvante série télévisée dans laquelle le personnage principal est le patron cynique et impitoyable d'un conglomérat de médias aux côtés duquel le Roi Lear et Richard III passeraient pour des enfants de chœur.
Outre quelques fâcheuses et fatales méconnaissances – non, les grands navires de ligne ne déchargent pas les conteneurs sur les quais de la Joliette (l’UMF de Marseille Fos a dû s’étrangler, elle qui milite pour que les ferries n’aient pas à se contorsionner pour se mouvoir dans les bassins Est) –, il faut espérer que les repas de famille chez les Saadé ne ressemblent pas à ceux des Roy. Ou alors faut-il croire que Juda s'y invite à dîner et que l’humiliation y est une méthode de management.
Le portrait de l’actuel favori des médias, qui ne relèverait ni de la caricature ni de la synthèse de ce qui a déjà été maintes fois dit, reste à écrire… Mais ce n'est pas l'auteur de ces lignes qui s'y épuisera.
Adeline Descamps