« Le passé prend racine dans l'avenir ». De l’unique voilier de 1848 à une flotte de 248 porte-conteneurs avec une part de marché mondiale de 6,8 % en termes de capacités conteneurisées, il s’est écoule près de 200 ans. Hapag-Lloyd fait partie de ces compagnies maritimes qui ont « grossi » par acquisitions successives. Parmi les opérations les plus emblématiques, celles du Canadien Pacifique (2005), de la chilienne CSAV (2014), de la koweïtienne UASC (2017), de la néerlandaise spécialiste de l’Afrique NileDutch (2021) alors qu’est prévue cette année l’intégration de l’allemande et hambourgeoise Deutsche Afrika Linien, autre acteur du transport maritime en Afrique avec quatre services de ligne entre l'Europe, l'Afrique du Sud et l'océan Indien.
Le numéro cinq mondial du transport maritime de conteneurs et première compagnie allemande se distingue de ses pairs par une stratégie à contre-courant, quasi anachronique. Contrairement à CMA CGM avec sa compagnie Air Cargo, Maersk avec Star Air et MSC, qui étudie la possibilité de racheter la compagnie aérienne publique italienne ITA, la société allemande, qui a pour actionnaire Klaus-Michael Kühne (Kühne Maritime et Kühne Holding AG détiennent 30 % des parts de Hapag-Lloyd), se déclare désintéressée par une extension dans le fret aérien et ne semble pas l’être non plus par des prolongements terrestres.
Bande à part
L’armateur semble vouloir réserver ses bénéfices à un développement organique plus classique, dans son cœur de métier, avec des investissements dans de nouveaux navires, dans des conteneurs et fait plus nouveau, dans les terminaux portuaires. Hapag-Lloyd n’est pas, contrairement là aussi à ses rivaux, très présent actuellement sur les quais. Mais depuis quelques mois, il multiplie les prises. En reprenant la participation de 30 % d’APM Terminals (groupe Maersk) dans le capital de la société qui gère le terminal à conteneurs de Jade Weser à Wilhelmshaven (CTW) aux côtés d’Eurogate (70 %), il réalisait alors sa troisième prise de participation sur les quais.
Ainsi, il détient une participation minoritaire de 25,1 % dans le Container Terminal Altenwerder (CTA), l’un des trois terminaux de Hambourg qu’exploite l’autre manutentionnaire allemand HHLA. Hapag-Lloyd, contrôle aussi, depuis novembre 2019, 10 % du terminal Tanger Alliance (TC3), le quatrième terminal de Tanger Med, aux côtés de Marsa Maroc (50 % plus une action) et d’Eurogate/Contship (40 % moins une action). Le 10 mai, il a annoncé un nouvel accord avec le manutentionnaire allemand Eurogate pour un nouveau projet à Damiette, où les deux partenaires vont construire et exploiter pendant trente ans le deuxième terminal du port égyptien.
Du passager au fret, il n’y a qu’un océan
Lors de sa création en 1847, le principal domaine d'activité de la compagnie était le transport de courrier et de passagers, notamment d'émigrants en direction de l'Amérique du Nord.
Au milieu du XIXe siècle, la révolution industrielle a déjà opéré et balayé de nombreux métiers en Europe, qui nécessitent de moins en moins de travailleurs. Dans un premier processus de mondialisation, les liaisons de transport se développent à grande vitesse. « "Exprimez-vous ! Pourquoi déménagez-vous ?" demande le poète Ferdinand Freiligrath dans la ballade Les émigrants, devenue une hymne pour un sentiment national allemand. La réponse est simple : parce qu'ils ne supportent plus la vie au pays. Jusqu'en 1918, le stress et la répression politique poussent des millions d'Européens, parmi lesquels de nombreux Allemands, surtout, à partir pour le Nouveau Monde à la recherche de nouvelles opportunités, d'une nouvelle vie », peut-on lire dans un document que publie Hapag-Lloyd, remontant le temps jusqu’à 1847.
À l’époque, la traversée sur de petits voiliers en bois dure en moyenne entre 70 et 100 jours. Les passagers, en particulier les émigrants qui se trouvent dans les entreponts bas et exigus, sont traités comme des marchandises de moindre valeur.
Faillite de Ocean Steam Navigation Company et naissance de l’ancêtre de Hapag
En 1845, plus de 115 000 Allemands ont ainsi émigré et neuf candidats sur dix embarquent à Brême tandis que Hambourg, craignant les émigrants pauvres et souvent malades, adopte des messures repoussoirs. Pourtant, le premier port allemand ne souhaite pas laisser l'émigration, un marché en pleine croissance, à la concurrence de Brême. La concurrence entre les deux ports mérite donc son qualificatif d’« ancestrale»
En 1846, une première compagnie germano-américaine est fondée, la Ocean Steam Navigation Company, au capital de laquelle figure un marchand de Brême et consulaire (Hermann Henrich Meier), qui rêve d'une ligne directe Brême-New York. La compagnie fait rapidement en faillite, ouvrant néanmoins la voie le 27 mai 1847, à une autre initiative, présentée à la bourse de Hambourg, par une alliance d’armateurs et des marchands. L’ancêtre d’Hapag-Lloyd est né : il s’agit de la Hamburg-Amerikanische Packetfahrt-Actien-Gesellschaft ou Hapag. L’objectif est d'exploiter un service de ligne plus rapide et plus fiable entre Hambourg et l'Amérique du Nord, en utilisant des voiliers de première classe.
Il faudra attendre 1970 pour que Hapag et North German Lloyd fusionnent. Une date clé qui va sceller un jeu hanséatique de concurrence et de coopération longue de 113 ans tout en propulsant les deux rivaux au sommet. C'est aussi le début de l'histoire de la première compagnie maritime allemande, Hapag-Lloyd AG, basée à Hambourg et à Brême.
Années 2000, quelques années de performances financières
Pour l’histoire plus contemporaine, de ces deux dernières décennies, quelques dates font autorité. En 2000, Hapag-Lloyd réalise son meilleur résultat financier en 153 ans d'histoire de la société, avec un rendement de 7 % du chiffre d'affaires. La société se distinguera ensuite dans son secteur par une gestion financière stricte. Cette année-là, les dernières actions de Rickmers Linie sont vendues. Cela marque la fin d'un partenariat commercial commencé plus d'un siècle auparavant.
En 2001, le Hamburg Express, le premier de quatre porte-conteneurs de 7 500 EVP, est mis en service.
En 2004, avec un résultat d’exploitation de 343 M€, Hapag-Lloyd réalise une nouvelle performance. Le conseil de surveillance de TUI décide une introduction partielle du groupe en bourse, mais y renonce faute d’une valorisation insuffisante. La compagnie se concentre alors sur le transport maritime et les activités logistiques de VTG, Pracht et Algeco, sont cédées.
L’entreprise renouvelle la performance l’année suivante avec un chiffre d'affaires de 2,7 Md€ et un résultat avant impôts de 278 M€. Les activités de croisière ne représentent plus que 5 % du chiffre d’affaires. Son actionnaire, le groupe TUI, acquiert alors 89,5 % de la compagnie maritime anglo-canadienne CP Ships, ce qui hisse Hapag-Lloyd au cinquième rang mondial de la ligne régulière en 2006 avec une flotte de 138 porte-conteneurs d'une capacité totale de 467 000 EVP et 5 MEVP transportés.
Mise en vente par TUI
En mars 2008, TUI decide de mettre Hapag-Lloyd en vente en conservant quelques parts. Ainsi la ville de Hambourg et Kühne Holding AG font-elles leur entrée aux côtés de banques. Un an plus tard, le consortium de Hambourg acquiert 56,67 % du capital, TUI conservant 43,33 %. L'année est assombrie par la crise économique si bien que les deux actionnaires dégagent une garantie de crédit. Les années de vache maigre vont durer deux ans. Mais 2010 se solde avec des profits et la commande quatre porte-conteneurs de 13 200 EVP. L’actionnariat bouge encore. À la fin de l'année, la part de TUI remonte à 49,88 %, laissant au consortium hambourgeois 50,12 % des parts.
2011, année de la bataille tarifaire
La course aux parts de marché, dans un contexte de coûts de soute qui flambent en raison du prix du pétrole, plonge le secteur dans le rouge. Cette année-là, Hapag-Lloyd lancent, avec cinq compagnies maritimes asiatiques, l’alliance G6 pour le trade Asie-Europe, qui sera élargie à d’autres lignes Est-Ouest quelques années plus tard, avant de se fondre (2017) pour laisser toute la place à THE Alliance, actuelle association avec la japonaise ONE et la taïwanaise Yang Ming, rejointes par la sud-coréenne HMM en avril 2020.
En 2012, la possibilité d'une fusion avec Hamburg Süd est évoquée mais les négociations échouent tandis qu’en 2013, les pourparlers sont engagés avec la compagnie maritime chilienne CSAV, numéro 20 mondial, qui vont aboutir en avril 2014. CSAV deviendra alors actionnaire de l’armateur allemand à hauteur de 30 % (mais dont la part va fluctuer au gré des circonstances ensuite), et Hapag-Lloyd s’impose en Amérique latine grâce à elle. C’est à cette date que les trois plus gros actionnaires – CSAV, ville de Hambourg et Kühne Maritime –, se solidarisent pour empêcher toute OPA hostile.
Rolf Habben Jansen, dont le mandat vient d’être prolongé jusqu'au 31 mars 2027, entre en scène à cette époque. En 2021, il aura permis de rémunérer les actionnaires avec un dividende de 35 € par action. Ce n’est pas si banal. Les actionnaires devront patienter deux ans après l'introduction en bourse en 2015 pour percevoir un premier dividende.
À l'automne 2015, la société sonne en effet la cloche sur les marchés de Francfort et de Hambourg au prix d'émission de 20 €. Plus de 13,2 millions de nouvelles actions sont émises, principalement à des investisseurs institutionnels, ce qui permet d’encaisser 265 M€. Les fonds levés doivent servir à acquérir des navires et des boîtes.
Lors de l’introduction en bourse en 2015 ©HLAG
Rapprochement avec UASC
En 2016 s’amorce le rapprochement avec la compagnie UASC, propriété des États du Golfe (Qatar, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Koweït, Irak et Bahreïn). Il aboutit à peine quelques mois plus tard à un business combination agreement (BCA) en vue de fusionner. C’est ainsi que Qatar Holding Germany GmbH (13,2 %) pour le compte de la Qatar Investment Authority (QIA) et du Public Investment Fund of the Kingdom of Saudi Arabia, vont se retrouver dans le capital de l’Allemand. L’armateur met la main sur six porte-conteneurs de 19 900 EVP. Quelques mois plus tard, TUI aura fini de céder ses parts restantes.
2022-2022 : Drôles d’années
L’année 2020 ne se commente plus. Pour Hapag-Lloyd, elle se matérialise notamment par la commande (de Noël) de six porte-conteneurs de plus de 23 500 EVP, à motorisation hybride avec le GNL et le fuel conventionnel. Ils sont financés par des prêts verts.
2021 fut exceptionnelle comme pour l’ensemble du secteur. La compagnie maritime commande six autres méga carriers supplémentaires de plus de 23 500 EVP. Parallèlement, elle achève la première conversion au monde d'un porte-conteneurs de 15 000 EVP au GNL, l’ex-Safir devenu Brussels Express, qui va lui coûter plus de 30 M$. Il n’est pas certain qu’elle s’aventure à en convertir d’autres.
Alors que MSC a détrôné Maersk de la première place mondiale, que CMA CGM a délogé Cosco, le devenir de l’allemand Hapag-Lloyd questionne. Quel prix à payer pour préserver son droit d’entrée dans la cour des grands. Certains analystes en font régulièrement une proie pour la consolidation. Avec 7 % de parts de marché, le numéro 5 mondial de l’activité régulière est largement distancé par les quatre premières compagnies. Il se trouve dans une position délicate avec une offre de capacité de 1,75 MEVP. En réaction, il a multiplié les commandes ces derniers moins. Au 31 mars 2022, son carnet de commandes comprenait douze unités de 23 660 EVP (livrés en 2023 et 2024) et cinq d'environ 13 000 EVP (attendus d’ici la fin de l’année). Une fois livrés, il ajouteront 350 000 EVP à la flotte en dehors des cinq porte-conteneurs neufs de 13 000 EVP qui font l’objet d’un contrat d’affrètement à long terme.
Adeline Descamps