Dans un contexte de marché terne avec une demande de transport en fond de cale, la course à la capacité est une stratégie suicidaire. Dans une économie de pénurie de l’offre mais de demande solide, elle est une arme fatale pour capter des parts de marché. Et dans des conditions où la demande s’avère volatile, friable et mouvante avec des contraintes environnementales fortes, les nouveaux navires peuvent rapidement devenir des « actifs échoués » (stranded assets). Pris en tenaille entre le changement d’aiguillage imposé par les exigences climatiques, qui ne se fera pas sans rupture technologique dans les moteurs et carburants, et une demande de transport qui s’emballe, les armateurs doivent gérer au cordeau leurs capacités pour ne pas compromettre les comptes d’exploitation.
Or leur leadership s’exprime aussi dans leur flotte. La dynamique actuelle du marché redonne confiance aux compagnies qui, à de très rares exceptions (Maersk et ONE), ont tous relancé la machine pour charpenter leur flotte. Elles gagent manifestement sur un effet durable de la demande de transport, pour l’heure plutôt artificiellement gonflée par les retards accumulés dans les ports du fait de la crise sanitaire et par une consommation dont le centre de gravité s’est déporté sur les biens de consommation faute de loisirs et de services.
MSC-Maersk, sans match
Chronique annoncée depuis près d’un an. Alphaliner, qui répertorie les armateurs de porte-conteneurs par la capacité de leur flotte, a officialisé l’événement. « Quelque 52 ans après sa fondation en 1970, MSC est désormais le plus grand transporteur maritime en termes de capacité de navires exploités [4 284 728 EVP, 645 navires dont 275 en propriété, NDLR]. Contrairement à la plupart des autres grands transporteurs maritimes, qui ont atteint leur position dans le top 10 grâce à une série de fusions et d'acquisitions, son ascension a été entièrement organique », indique le spécialiste de la ligne régulière.
Jusqu’aux dernières heures de 2021, le deuxième armateur de porte-conteneurs mondial (par la capacité) depuis 2004 était distancé du leader mondial Maersk de quelques milliers d’EVP (4 281 780 EVP, 737 navires dont 330 en propriété). La déchéance de Maersk n’était plus qu’une question de temps : le transporteur genevois avait un million d’EVP en commande répartis sur 60 navires à livrer d’ici à 2024, quand le danois n’en a que 255 100 EVP.
Et dire que les deux partenaires au sein de l’alliance 2M se battent pour exercer le leadership sur les trafics Est-Ouest serait surfait. Maersk ne livre pas bataille sur ce terrain, assumant même le fait de ne pas partager cet objectif, plus affairé à donner corps à sa stratégie d’intégration logistique en aval. Il réserve donc ses liquidités à son ancrage dans des activités logistiques et il l’a prouvé à plusieurs reprises l’an dernier. En décembre, il a annoncé le plus grand projet d'acquisition de son histoire avec LF Logistics, une société de logistique contractuelle basée à Hong Kong et évaluée à 3,6 Md$.
Acheteur compulsif
MSC, qui a surpris en déposant en décembre une offre de reprise pour les actifs portuaires africains du groupe Bolloré en décembre, a été hyperactive sur le marché de l'affrètement, de la construction neuve et de l’achat de seconde main en 2021. C’est en juin qu’elle avait franchi le cap fatidique des 4 MEVP pour la première fois de son histoire.
Les dernières opérations connues de l’année ont porté à 128 le nombre de porte-conteneurs de seconde main acquis par l’entreprise depuis août 2020 ajoutant une capacité de 500 000 EVP à sa flotte (la taille de celle de ZIM). Alphaliner estime que le transporteur genevois y a consacré 4 Md$. Et peut-être avec déraison : en novembre, alors que deux porte-conteneurs de 5 000 EVP auraient été acquis au prix faramineux de plus de 200 M$, un record pour des navires de cette taille et de leur âge, l’entreprise était identifiée comme l’acheteur mystère.
Aux économistes d’apprécier et à l’histoire de ratifier sur le fait de savoir si MSC a acquis au bon moment ou pas. La pénurie des navires a fait monter leur valeur au cours des douze derniers mois, les prix ayant été multipliés par quatre. Dans le même temps, l’affrètement est devenu hors de prix. Une part importante des navires acquis a remplacé des unités affrétées (qui représentant encore plus de 60 % du total de sa flotte).
En rang serré
Au premier trimestre 2022, indique Alphaliner, le groupe de la famille Aponte devrait conclure la transaction pour acquérir une participation majoritaire de 67 % dans la société brésilienne Log-In Logistica. Avec cette opération, il étoffera ses capacités de 15 000 EVP supplémentaires. « Pendant quelques semaines, l'écart de capacité entre MSC et Maersk devrait rester serré, de sorte que les fluctuations quotidiennes de la flotte dues aux affrètements et aux désengagements pourraient – théoriquement – permettre au groupe danois de reprendre de l'avance pendant de courtes périodes », nuance Alphaliner. C’est du reste ce qui s’est passé l’an dernier entre Cosco et CMA CGM, où le chinois a repris temporairement sa place de numéro trois mondial.
Au vu de son carnet de commandes, MSC devrait ancrer durablement statut de leader mondial. La compagnie, qui a notamment reçu l’an dernier cinq autres de ses mégamax de 23 782 EVP, a aussi été le premier client mondial des chantiers navals en 2021 avec un carnet de commandes qui représente 23,5 % de sa flotte en exploitation.
Toutefois, pour se conformer aux réglementations de l’OMI, l’armement, dirigé par Søren Toft, ancien directeur d’exploitation de Maersk, depuis que Diego Aponte a relayé son père à la présidence du conseil d’administration du groupe*, a pris un risque mesuré. Il a opté pour le GNL mais en concluant des contrats d'affrètement à long terme pour onze navires de 15 300 EVP avec Eastern Pacific Shipping.
Evolution de la capacité des 12 premiers transporteurs mondiaux de conteneurs. Source : Alphaliner
Evergreen, adepte de la grande taille
Dans cette soif d’acquisitions de tonnages, MSC n’a de rival qu’Evergreen (1,48 MEVP), qui a étoffé sa capacité de 199 250 EVP (+ 15,6 %) en 2021. La Taïwanaise, septième dans le classement mondial d’Alpahliner, a 67 porte-conteneurs en cours de construction, qui étofferont sa flotte actuelle de 204 navires. Les quelque 600 000 EVP de capacité supplémentaire représentent plus de 40 % de sa flotte en exploitation, championne mondiale toutes catégories de ce point de vue.
Elle est de surcroît une adepte de la grande taille avec au moins douze unités de 24 000 EVP. Certains ont déjà été livrés. L’Ever Ace, avec ses 23 992 EVP, actuel plus grand porte-conteneur au monde, sera supplanté en mai par l’Ever Alot. Le porte-conteneurs d'une capacité de 24 004 EVP, un des premiers des six mégamax commandés au groupe chinois CSSC, vient de quitter le chantier naval de Jiangnan Changxing.
Cosco-CMA CGM, affaire soldée
CMA CGM (12,6 % de parts de marché mondial avec une capacité de 3,17 MEVP) a repris en 2021 la troisième place du classement mondial, jusqu’alors trustée par Cosco, son partenaire de Ocean Alliance (11,6 % de PDM avec 2,93 MEVP). Un peu plus de 150 000 EVP les séparent, en incluant leurs commandes, respectivement 54 et 32 navires (491 657 et 585 272 EVP). À l’avantage très net du français. Le groupe chinois a contracté ses capacités de 3,2 % l’an dernier et fait partie des malchanceux dans le rallye des navires dont les contrats d'affrètement arrivaient à échéance.
HMM parmi les « super transporteurs »
Avec sa dernière commande de douze nouveaux porte-conteneurs de 13 000 EVP (au GNL), HMM approche du cap du million d’EVP et pourrait ainsi rejoindre le cercle fermé des dits « super transporteurs », ces grands faiseurs dont la flotte offre une capacité supérieure au million d’EVP : Maersk, MSC, CMA CGM, Cosco, Hapag-Lloyd, ONE et Evergreen.
La croissance en 2021 de 14 % de sa capacité est principalement due à la livraison de huit nouveaux navires de 16 010 EVP. Le transporteur sud-coréen avait déjà gonflé sa flotte de 85 % en 2020 avec l’introduction de sa série de porte-conteneurs de 24 000 EVP mise au service de THE Alliance (Hapag-Lloyd, ONE, Yang Ming), qu’elle avait rejoint cette année-là pour dix ans. Cette agressivité commerciale aurait pu lui être fatale si la demande n’avait subitement décollé. Elle l’a au contraire assise dans un statut de grand opérateur Est-Ouest.
Wan Hai, parcours intéressant
Wan Hai, le plus petite des compagnies taïwanaises du top 12, mais la plus rentable, se démène depuis des mois pour gagner des places et elle s’approche grandement de sa compatriote Yang Ming tout en distançant largement l’israélienne ZIM. Le transporteur a fait croître sa flotte de 31,7 % en 2021 (par des navires de seconde main et de l’affrètement) et attend 41 nouveaux navires (251 368 EVP supplémentaires), soit plus de 38,5 % de sa flotte en exploitation. La société a notamment ouvert sa flotte aux néo-panamax (13 000 EVP) avec neuf unités en commande tandis que quatre autres ont été acquis auprès de l'armateur grec Marinakis. La livraison d'un certain nombre de petits navires (2 038 à 3 055 EVP) doit lui offrir 26 500 EVP supplémentaires.
Hapag-Lloyd : garder le droit de jouer
Pour l’Allemand Hapag-Lloyd, garder un droit d’entrée dans la cour des grands reste plus que jamais d’actualité. Certains analystes en font régulièrement une proie pour la consolidation. Avec 7 % de parts de marché, le numéro cinq mondial de la ligne régulière est largement distancé par les quatre premières compagnies. Il se trouve dans une position délicate avec une offre conteneurisée de 1,75 MEVP. En réaction, il a multiplié les commandes en un an (22 navires, près de 500 000 EVP, dont des 23 500 EVP). Pour l’heure, il semble privilégier d’autres investissements que les navires.
La croissance moyenne de la flotte des 12 premiers transporteurs s'est élevée à 5,1 % en 2021, selon les relevés d’Alphaliner.
Adeline Descamps
* Le groupe MSC, basé à Genève, détient des intérêts dans le transport maritime de ligne (MSC, WEC Lines, Medlog, Linea Messina), les terminaux (TIL, MSC), les ropax (GNV), les ferries (SNAV), la logistique (Medlog), les croisières (MSC cruises)...