Il ne s’agit pas de refaire le film de 2020 tant l’année a été éprouvante pour les nerfs. Le monde n’est pas davantage préparé à vivre 2021, qui devrait ressembler dans les premiers mois au précédent cru. Avec toutefois l’effet surprise en moins. Avant de tourner définitivement la page, quelques faits, statistiques, prévisions…
Les épisodes de la série portant sur la réglementation IMO 2020, entrée en vigueur le 1er janvier 2020, devaient tenir en haleine tout le secteur en 2020. À quelque chose malheur est bon, la pandémie aura relégué les préoccupations qu’elle suscitait au rang des angoisses non essentielles... Toutefois, beaucoup de bruit pour rien, aucune des craintes – disponibilité des carburants conformes aux endroits stratégiques, envolée des prix… – ne s’est finalement révélée. Au contraire, l’épidémie, entraînant les prix pétroliers vers les abysses, a offert une divine surprise aux exploitants de flotte. À ceci près cependant que l’écart de prix entre les VLSFO et le HFO rend le retour sur investissement en scrubbers plus problématique que prévu.
Une croissance inévitable en 2021
Selon la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (Cnuced), il est attendu que le transport maritime solde l’année infernale par un recul de 4,1 %. Elle aura alors parachevé le travail de sape que les tensions commerciales avaient entamé en 2019, année marquée par des volumes plafonnant (+ 0,5 %) pour s’établir à 11,08 milliards de tonnes. Avec une hausse de 2,8 % en 2018, le secteur était déjà en repli par rapport à 2017. La Cnuced mise cependant sur un redressement des flux maritimes de 4,8 % en 2021 et un rebond du PIB mondial de 4,1 % quand le Fonds monétaire international fixe la croissance de cet indicateur des richesses à 5,4 %. L’OMC estime pour sa part que le volume du commerce mondial de marchandises devrait se replier de 9,2 % en 2020, puis reprendre de la vigueur en 2021 et enregistrer une croissance de plus de 7 %.
Des aléas en nombre
Si les perspectives à court terme du commerce maritime restent aléatoires, il y a au moins une certitude : l’incertitude sera un des thèmes dominants pour les mois à venir. Établir un calendrier sur les étapes de reprise relève de la mission à fonds perdu. De nombreux facteurs influencent les perspectives : l'évolution de la pandémie, la résilience de la demande, l'efficacité des plans de relance, le développement de l’e-commerce, les arbitrages dans les dépenses de consommation, la confiance des entreprises, etc.
Les chiffres saillants de 2020
Avant de tourner la page, qu’a (feint de) découvert (-vrir) le monde en 2020 ? Sans doute le principal enseignement de l’année tient dans un pourcentage devenu viral en mars : dans le commerce mondial, 20 % des produits intermédiaires manufacturés proviennent de la Chine, contre 4 % en 2002.
Avec les mesures de confinement induites par la crise sanitaire, l’homme de la rue aura découvert peut-être le sort des 400 000 marins qui se sont retrouvés bloqués en mer ou à terre du fait des restrictions de déplacement. Nombre d’entre eux ont sans doute perdu leur emploi de ce fait. Certains ont été abandonnés à leur sort par des armateurs peu scrupuleux.
2020 restera aussi dans les mémoires des acteurs du conteneur comme l’année où les taux de fret ont atteint des niveaux extraordinaires (et ce n’est pas fini). Ils ont augmenté de 106 % entre mai et décembre. Sur certains trafics, les taux ont augmenté quatre fois en un seul mois. Ils sont le résultat d’un contrôle des coûts et d’une gestion des capacités très stricts. Les compagnies maritimes ont trouvé la recette financière pour compenser le vil prix du transport dont tout un chacun profite. Les dix premiers transporteurs ont engrangé « collectivement » des bénéfices d’exploitation rarement atteints, entre 11 et 14 Md$ selon les sources. Individuellement, Maersk a terminé le 3e trimestre à 2,3 Md$ (+ 39 %), Cosco à 5,77 Md$ (+ 13,5%), CMA CGM à 1,7 Md$ (+ 68 %), Hapag-Lloyd à 768 M$ (+ 17 %), ZIM à 262 M$ (+ 145 %) et ONE à 872 M$ (+ 78 %).
D’inutiles à essentiels
Alors que les navires étaient parfaitement inutiles en début d’année, ils sont devenus essentiels en seconde partie. La sacro-sainte religion de l’orthodoxie financière, qui imposait aux compagnies opérant dans le conteneur de faire ceinture sur les commandes, a été violée en fin d’année. Elle s’est soldée par un festival de consommation. À fin septembre, la flotte mondiale de porte-conteneurs s’était étoffée de 93 navires totalisant 630 775 EVP, correspondant à 71 % des livraisons prévues. Seuls 30 navires (177 434 EVP) avaient été commandés. Le carnet de commandes s’était ainsi stabilisé à 2,1 MEVP, à peine 9 % de la flotte, le niveau le plus bas depuis des décennies. En fin d’année, les commandes de Hapag-Lloyd (six unités de 23 500 EVP) et de ONE (six unités de 24 000 EVP) donnaient un tout autre signal. Il y aurait donc 18 mégamax en commande avec les six que pourrait affréter MSC (quatre de 24 000 EVP et deux de 24 232 EVP).
CMA CGM pourrait reprendre sa 3e place mondiale
En termes de livraisons, deux compagnies ont largement contribué à la croissance de la flotte de porte-conteneurs en 2020. Grâce à ses douze mégamax, la compagnie sud-coréenne HMM a augmenté sa flotte de 85 %, passant du 10e au 8e rang mondial par la capacité, et avec ses 1,7 MEVP, elle peut se prévaloir de 3 % de parts de marché. Avec ses quatre unités livrées de 23 112 EVP au GNL, CMA CGM a étoffé ses capacités de 11,8 % en 2020 et pourrait reprendre en 2021 la troisième place du classement mondial que lui avait ravie Cosco, l’écart entre les deux portant sur quelque 10 367 EVP. Or, CMA CGM doit réceptionner cette année les cinq autres mégamax de sa série au GNL et d’autres...
Le leader mondial Maersk se distingue par sa sobriété. Sa capacité a diminué de 2 % en 2020 pour se fixer à 4,1 MEVP. L’écart avec MSC se réduit (251 000 EVP) puisque le numéro deux mondial a significativement gagné des EVP (+ 2,4 %), notamment via des navires d’occasion.
GNL vs hydrogène
2020 marquera aussi peut être un point d’inflexion à partir duquel le transport maritime portera plus de crédit au GNL. CMA CGM a franchi le gué en recevant ses premiers géants équipés de cuves de GNL de 18 000 m3 capables d’assurer une rotation entre Asie et Europe du Nord. Rien n’est moins certain car l’hydrogène a été la star incontestée des carburants alternatifs en dépit des nombreux verrous technologiques à lever.
En attendant, le marché du GNL transporté par voie maritime a également connu d’incroyables perturbations de la demande alternant creux historiques et reprises au-delà des prévisions. Les exportations américaines de GNL devraient enregistrer une hausse de 30 % en 2021 mais la croissance de 9 % de la flotte mondiale estimée pourrait doucher les espoirs de reprise solide.
Intra-régional vs transcontinental
Quoi qu’il en soit, la tempête sanitaire a eu un véritable effet « accélérateur de tendances », selon l’expression marketing, à commencer par la contestation d’une certaine forme de mondialisation, matrice des échanges maritimes. Le sourcing est en mouvance. Le protectionnisme commercial avait déjà influencé la recherche d'autres clients et fournisseurs que ceux de la seule Chine. Les analystes tablent sur un repositionnement croissant des flux vers des marchés alternatifs.
Rodolphe Saadé, le PDG de CMA CGM, fait partie de ceux qui croient en une relocalisation stratégique sous la forme d’une régionalisation des fabrications. Un mouvement qui devrait favoriser le développement des trafics intra-régionaux au détriment des échanges transcontinentaux à la croissance plus modérée. Il ne considère pas pour autant que cette vision va à l’encontre de la tendance à mettre en service des porte-conteneurs toujours plus grands… à condition que ces derniers soient énergétiquement frugaux.
Danish Ship Finance défend aussi cette idée dans un rapport en date de novembre. « Des politiques telles qu'America First et l'importance croissante accordée par l'Europe à la production intérieure d’équipements critiques favorisent la fabrication locale. Nous soutenons depuis plusieurs années que les technologies vont façonner la production internationale. Robotique, automatisation, numérisation et fabrication additive permettront de localiser la fabrication au plus près du consommateur. »
Pour l’organisme danois, les navires de moins de 5 000 EVP pourraient alors bénéficier de ces orientations. À l’inverse, sur les grands axes, la croissance de la demande devrait stagner, voire décliner. Malgré les distances plus courtes entre partenaires commerciaux, une intégration verticale plus poussée ne nuirait pas forcément au conteneur. « Afin de suivre l'évolution du sourcing, un rééquilibrage permanent du pool de navires sera nécessaire. Une part plus importante d'unités affrétées par rapport à celles détenues en propre donnerait aux opérateurs de lignes la souplesse nécessaire pour réorienter rapidement leurs services en fonction des préférences des clients. »
Le vrac sec reste diabolique
À la peine depuis 2016, les taux de fret du vrac sec ont encore subi les grands mouvements de balancier en 2020. L’extrême dépendance du secteur à la Chine, extrêmement gourmande en matières premières, faisait craindre le pire. Mais c’est finalement grâce au géant asiatique que le segment limite la casse, en grande partie grâce aux dépenses massives en infrastructures décidées par Pékin. La Chine devrait être du reste la seule grande économie à enregistrer une croissance de son PIB en 2021. Le vrac sec devra son salut à un équilibre entre offre et demande. La demande de produits en vrac sec devrait augmenter de 4 à 5 % en 2021 alors que la croissance de la flotte est estimée autour des 2 %.
Le transport de pétrole conditionné aux vaccins
Il en va de la demande du pétrole comme des marchés : ils réagissent aux annonces des laboratoires pharmaceutiques. La vaccination reste le stimulus de la demande de pétrole et de produits raffinés par voie maritime. Les hauts et les bas incroyables de 2020 se sont traduits par des profits ahurissants pour les tankers auxquels ont succédé des revenus tout aussi renversants, certains touchant leur niveau le plus bas depuis onze ans. Au cours du dernier trimestre, les taux d’affrètement sur la plupart des itinéraires ont à peine couvert les coûts d'exploitation. Les analystes n’attendent pas un rebondissement significatif avant la fin 2021.
Des catastrophes maritimes
En matière de catastrophes maritimes, 2019 avait été une année noire avec une loi des séries sur le seul premier semestre. L'année 2020 aura surtout marqué les esprits par le cap qui a été franchi en termes de responsabilité, les capitaines de navire étant tenus personnellement responsables... L'affaire APL England et le naufrage du vraquier MV Wakashio en sont des illustrations.
La scène la plus spectaculaire revient au ONE Apus, un porte-conteneurs de 14 052 EVP de ONE, malmené par des conditions météorologiques violentes, au point de faire basculer de leur axe plus de 1 816 conteneurs...
Numérisation et décarbonation
La mue digitale s’est accélérée à la faveur de la crise sanitaire. À n’en pas douter, la transformation numérique élira domicile dans le monde post-pandémique. La crise sanitaire pourrait bien faire tomber les dernières digues de réticences à l’égard des outils d’information qui se sont extrêmement sophistiqués ces dernières années sans pour autant susciter encore une franche adhésion.
Dans l’environnement très caractéristique de 2020 – confinement, travail à distance, commerce électronique accru, supply chain perturbée –, les outils en ligne auront démontré leur pertinence. L’épidémie a notamment mis en évidence tout l’intérêt de tracer les mouvements des navires voire générer des systèmes d'alerte en cas de non-respect des horaires de navigation. Elle a aussi fait ressentir la nécessité de disposer de normes communes, le manque d’interopérabilité constituant aujourd’hui un vrai frein à la digitalisation du transport maritime.
Les normes et l'interopérabilité s’imposant, la cybersécurité devient une autre préoccupation. Les attaques récentes contre CMA CGM et l’OMI, avec effets paralysants, en font une urgence. Le recours accru aux technologies digitales va de surcroît aggraver les vulnérabilités. Les cyber-risques vont s’imposer dans les systèmes de gestion de la sécurité. La résolution MSC.428, adoptée en 2017 par l’OMI, enjoint les États membres à s’assurer que le cyber risque est bien intégré dans le système de gestion de sécurité des entreprises depuis le 1er janvier 2021. Identifier, protéger, détecter, réagir et récupérer. C’est le nouveau mantra de l’OMI, qui en fait un de ses grands sujets de 2021... avec le changement climatique.
L’organisation de régulation du transport maritime devrait accélérer l’agenda de la décarbonation du transport maritime pour ne pas perdre sa primauté et se faire courser par des réglementations plus régionales.
Adeline Descamps