Pendant plus de deux heures, dans la salle Médicis du Palais du Luxembourg, Rodolphe Saadé, le PDG de CMA CGM, a répondu aux questions des sénateurs issus de deux commissions, celle de l'aménagement du territoire et du développement durable et celle des affaires économiques. Il l’a fait avec « à la fois avec synthèse et précision », devra reconnaître un sénateur, et il faut le dire en contraste avec le manque de sobriété des longues questions sans points des parlementaires.
Il a surtout fait preuve d’une pugnacité rarement observé chez lui pour défendre un point de vue – celle d’un groupe français pleinement engagé en France –, alors que le troisième armateur mondial de conteneurs concentre depuis des mois les critiques pour les bénéfices qu’il a dégagés en temps de crise, un sort qu’il partage avec un autre français, TotalEnergies. En une décennie, la compagnie maritime française sera passée du statut de « trop endettée » (années post-crise financière, plus récemment années 2016 et 2019 dans le rouge) au « trop profitable », rappellera avec flegme Rodolphe Saadé, philosophe par rapport aux appréciations à géométrie variable envers son entreprise au fil du temps. Il y a une décennie, le fondateur du groupe, Jacques Saadé, se démenait en effet bec et ongles pour éviter l’issue fatale.
En 2021, le groupe a dégagé un chiffre d’affaires de 51 Md$, trois fois plus qu’en 2017 et sur le seul premier trimestre, il a enregistré un résultat net de 7,2 Md$, soit 40 % du bénéfice réalisé sur l’ensemble de l’historique année 2021.
Les causes et origines des « bénéfices colossaux » engrangés ne sont pas étrangères à la tenue de cette audition sénatoriale tant ils ont suscité un déchainement de réactions en France au point de raviver les propositions sur une taxation de ce qui est désormais qualifié de « superprofits ».
TotalEnergies et CMA CGM invités à partager leurs profits
Profits et superprofits
Invité à justifier la fortune financière de son entreprise, le dirigeant a placé le curseur du débat en inversant le miroir : les investissements conséquents qu’il a générés par sa politique de redistribution tant à l’égard de ses salariés qu’envers son pays, « réinvestissant 90 % de ses bénéfices ».
Il va s’employer à faire la démonstration, méthodiquement, que le groupe de transport et logistique « s’est construit en France et depuis la France » et y a investi sans doute bien plus qu’il n’y réalise de gains. Le marché national ne représente en effet qu’une faible part de son chiffre d’affaires alors que deux produits sur trois de l’Hexagone sont transportés par un de ses concurrents.
CMA CGM au capital d'Air France-KLM
Des acquisitions rapatriées en France
En cinq ans, par le biais de ses différentes acquisitions notamment, CMA CGM est passé de 37 000 à 150 000 collaborateurs, « dont 3 500 emplois français et 5 000 emplois indirects générés ». Quand il a racheté le commissionnaire suisse Ceva Logistics, 12e du secteur, rappelle Rodolphe Saadé, la première action a été de passer la Suisse sous pavillon français. « Nous avons ensuite recruté 200 personnes supplémentaires en France ». Depuis, le groupe n’a eu de cesse de l’étoffer par des achats ciblés dans des champs de compétences complémentaires (Ingram CLS dans l’e-commerce, Colis Privé dans le dernier kilomètre et Gefco dans la logistique automobile).
Pour deux opérations, ses bénéfices ont servi à sauver de la noyade deux fleurons (ou ex) tricolores. CMA CGM a réalisé en un temps express un rapatriement à la maison et un retour à un actionnariat français du spécialiste de la logistique automobile Gefco, menacé par son propriétaire russe proscrit par les sanctions internationales. « Nous avons ainsi sauvegardé plus de 10 000 emplois. »
En entrant à hauteur de 9 % au capital du transporteur aérien franco-néerlandais Air France-KLM, moyennant 400 M€ et un siège au board, CMA CGM a aussi volé au secours du fleuron tricolore, plombé par la crise sanitaire, qui lui a fait perdre quelque 11 Md€ depuis 2020. Devenant le premier actionnaire privé et le plus important derrière les États français et néerlandais, l’exploitant de navires va lui permettre d’assainir ses finances notamment en accélérant le remboursement de son PGE (Prêt garanti par l'État) pour lequel l’opérateur d’avions doit encore 3,5 Md€.
Quant à sa compagnie aérienne CMA CGM Cargo, l’armateur de porte-conteneurs a décidé de baser ses nouveaux appareils en France à l’aéroport de Roissy. Après avoir acquis quatre freighters A330 d’occasion, et commandé deux B777F, CMA CGM s’est retrouvé en tant que compagnie de lancement du nouveau-né A350F du constructeur européen Airbus. En manifestant sa confiance pour la première version « native » d’Airbus (non basée sur des conversions), elle a contribué au feu vert industriel du tout-cargo, même si le conseil d’administration d’Airbus avait validé le lancement industriel sans manifestations d’intérêt concrètes.
Il n’évoquera en revanche pas l’immatriculation de ses porte-conteneurs, dont seuls quelques-uns sont sous pavillon français. Sans doute, la flotte sous Rif est-elle appelée à s’étoffer si les 77 unités au GNL en commande passent sous ce registe d’immatriculation.
Préférence nationale et solidarité économique
« Pourquoi il est important d’avoir un leader français du transport et de logistique dans des périodes difficiles ? », ose le PDG, qui se réinvente en patriote économique. Le Marseillais de conviction estime avoir privilégié ses clients français durant la crise sanitaire (en témoignerait la progression de ses volumes de plus de 30 % à l’import par rapport à 2019). Affrètement de navires supplémentaires, augmentation des capacités, gel de la hausse des taux spot à partir d’avril 2021 pour l’Outre-mer et septembre pour la métropole, énumère-t-il. « Soit la réservation de 500 conteneurs uniquement pour les entreprises exportatrices françaises. »
Mais le groupe ne veut pas assumer seul la situation critique de la chaotique année 2021 pour ce qui concerne les approvisionnements dans la mesure où les compagnies maritimes ne détenaient qu’une partie de la solution. « D’abord parce que l’ajustement de l’offre à la demande prend du temps au niveau des opérations. Aussi, nous avons beau augmenté la capacité disponible, la capacité réelle dynamique se heurte à un plafond quand la congestion absorbe à elle seule 17 % de la disponibilité mondiale », rappelle-t-il pour souligner la saturation de certaines places portuaires, en partie engendrée par le sous-dimensionnement de certaines infrastructures.
L'OCDE rend les taux de fret responsables de l'inflation mondiale
Une responsabilité dans l’inflation ?
« Il faut garder le sens de la mesure dans ce qui exigé à notre secteur. Le coût du transport ne représente que 4 % du coût d’un produit en moyenne selon une étude de Barclays publiée en janvier dernier », désamorce le dirigeant.
Pour contribuer au pack crucial pour le porte-monnaie des Français, CMA CGM a proposé une baisse de 500 € le conteneur pour les biens de consommation importés via les ports français par ses clients de la grande distribution (14 enseignes concernées) ainsi que pour la totalité des importations vers les territoires ultramarins à partir du 1er août et pour un an.
Il se dit en faveur « des bénéfices utiles »... s’ils le sont. Encore faut-il que ces mesures aient un impact sur le consommateur. « Nous ne transportons pas d’énergies, pas de pétrole et pas de céréales. Notre impact sur l’inflation est faible ». Une invitation à adresser la facture à d’autres transporteurs…
La taxation au tonnage, un incontestable atout en période faste
Taxe au tonnage et impôts sur les sociétés
Dans le transport maritime, selon les pays, les entreprises peuvent bénéficier de régimes spécifiques au titre de leurs activités maritimes, telle la taxation au tonnage ou des systèmes similaires. Dans ce cas, elles peuvent choisir d’être taxées sur le tonnage net (montant fixe calculé en fonction du tonnage net mondial exploité ou EVP déployé) plutôt que sur leurs résultats d'exploitation réels. Selon les années, l’option s’avère plus ou moins judicieuse ou coûteuse. Les années en fond de cale, elles peuvent avoir à payer des impôts quand bien même elles ont enregistré des pertes. Mais les années fastes, les impôts sont au plancher même si les bénéfices atteignent des sommets. Celles qui ont opéré sous ce régime fiscal l’an dernier ont été inspirées.
Maersk, CMA CGM et Hapag-Lloyd, qui s’avèrent être aussi parmi les cinq premiers mondiaux de la ligne conteneurisée, s’en sortent ainsi avec des taux d'imposition compris entre 0,7 et 3,7 % en 2021 alors qu’ils auraient été 25 à 30 fois plus élevés s’ils avaient été assujettis au régime ordinaire de l'impôt sur les sociétés (IS). La taxation au tonnage a failli être menacée par la réforme de la taxation internationale.
Introduite pour la première fois en Grèce en 1957 et adoptée ensuite dans de nombreux pays, dont 13 pays européens, la Commission européenne ne l’a pourtant autorisée en France qu’en 2003.
La politique de soutien public à l’endroit du transport maritime, et notamment les instruments fiscaux dont bénéficie le shipping – taxe au tonnage, forfaitisation de l’impôt sur les sociétés, aides à la formation et au scrapping (mise à la ferraille), exonérations de charges patronales –, font chroniquement l’objet de controverses. Mais les associations représentant les intérêts du secteur au niveau européen considèrent que ces dispositifs sont essentiels au maintien d’un pavillon national dans leur pays.
« Ce système permet de contrer la montée en puissance des compagnies maritimes étrangères et d’y préserver des emplois. Il est crucial que la France nous aide à maintenir ce jeu à armes égales », explique en d’autres termes Rodolphe Saadé. « Si on les supprime, on va se retrouver en situation de désavantage par rapport à nos concurrents européens. Est-ce juste ? Je veux bien admettre certaines recommandations mais quand elle sont réalistes. »
Les taxes au tonnage ne s'appliquent toutefois qu'aux revenus tirés du transport maritime. Les écarts de compétitivité entre les transporteurs risquent donc de s’accroître dans les prochaines années. CMA CGM (comme Maersk), dont les revenus tirés des services logistiques sont appelés à contribuer plus largement aux revenus, devraient se voir davantage obligés par le « trésor public » que ceux qui ont choisi de se concentrer sur leur vocation initiale : armer des navires.
Rodolphe Saadé, PDG du groupe CMA CGM : « le transport maritime a un coût et il se paie »
Ralentissement des flux et des taux de fret ?
Il concède qu’il y a un ralentissement. « Les indicateurs sur les stocks mondiaux montrent qu’ils sont conséquents. La consommation mondiale faiblit ». Il ne semble cependant pas partager la thèse d’une récession en cours ou à venir « mais d’une régularisation des flux qui fera baisser les taux de fret ». Point de baisse brutale, « plutôt un atterrissage en douceur ». Il connaît les règles du jeu. Le transport maritime est soumis à la dictature de l’offre et de la demande. Elle s’ajuste « à la hausse » (il fait une pause marquée) « comme à la baisse ».
« Quand nos tarifs de fret étaient à 350 $ [avant 2008' Ndlr], personne n’est venu me demander quoi que ce soit. J’entends les remarques. Nous avons fait des propositions, pris des mesures. Un conteneur de 20 pieds peut contenir 8 000 paires de baskets. Le transport représente 1 € sur une paire de 50 €. C’est beaucoup peut-être. Cela peut ne pas l’être. Ce qui est certain, c’est que le vrai tarif du transport n’est ni aux niveaux que l’on a connus par le passé ni à ceux qui ont été enregistrés pendant cette période exceptionnelle ».
Le juste équilibre ? « C’est le marché qui va le donner », répond-il indirectement. Dans une vidéo postée sur le site Internet de l’entreprise en avril 2020, alors que le monde était hébété par l’émergence d’un virus, le dirigeant semblait déjà poser les jalons d’une réflexion sur le vrai tarif du transport dont le secteur du transport et la logistique ne pourrait pas faire l’économie
Un énième rapport sur la compétitivité portuaire
Une crise qui appelle des décisions politiques
Investi à la direction générale et à la présidence du groupe en 2017, l’héritier de Jacques Saadé, à l’initiative de la stratégie « service de transport de porte-à-porte », tire de la crise une confirmation de ses orientations stratégiques mais estime en outre qu’elle appelle des décisions politiques.
« La résilience des chaînes d’approvisionnement passe par l’adaptation des infrastructures et portuaires pour absorber les à-coups à terre ». Il n’est pas loin, à cet égard, de partager les recommandations du rapport du sénat sur la compétitivité des ports français.
« Pour notre pays, la crise est salutaire car elle est une mise en garde : le transport et la logistique sont des outils stratégiques pour renforcer la compétitivité et la souveraineté dans le secteur portuaire et logistique. Il est donc nécessaire d’initier un plan de développement ambitieux. Nous sommes prêts à y contribuer ».
Souveraineté maritime : où en est la France ?
Stratégie nationale portuaire
« Je suis convaincu que les ports français peuvent rattraper leur retard », assure-t-il. Trois préalables selon lui : le « développement de la multimodalité », des « zones logistiques » (il s’y emploie dans ceux où il opère des terminaux) et « des centres de soutage de biocarburants ». CMA CGM a décidé de souter ses porte-conteneurs opérant sur le service Méditerranée – Europe à Marseille Fos. « Nous pourrions le faire dans d’autres ports ». À condition que les infrastructures soient disponibles.
Pour les ports ultramarins – la compagnie maritime a fait de La Réunion son hub dans l’océan Indien (il aurait pu choisir Port Louis à l’Île Maurice) d’où il dessert Madagascar, les Maldives… –, les leviers passent selon lui par « la modernisation des infrastructures pour augmenter les tirants d’eau » et « associer les acteurs privés dans le conseil de surveillance de ces ports ».
Rodolphe Saadé esquisse une vision de « l'après Covid »
Régionalisation versus globalisation
Il n’y aura pas de tectonique des plaques à cet égard, pas de bouleversement majeur qui remette en cause la Chine en tant qu’usine inégalable du monde. Et il n’a pas évolué d’un iota sur la question. Il croit à une plus forte régionalisation des flux et à une relocalisation en proximité de centres de production, là où le prix n’est pas le premier critère.
« Les volumes au départ de la Chine continuent de se développer. Mais on assiste à une croissance des trafics régionaux. On voit certains flux se déplacer, de l’Inde vers la France ou depuis la Turquie. En Asie du sud-est, le Vietnam et la Thaïlande deviennent des centres de production pour les chargeurs américains. En plus de la Chine, les importateurs essaient de trouver des zones de production qui n’en dépendent pas exclusivement ».
Marché carbone, qui va payer ?
Si la totalité des émissions carbone de CMA CGM, comme pour MSC, Maersk et Hapag-Lloyd, entrent dans le marché carbone européen, la facture va s’élever à des milliards de dollars par an.
« Les montants sont colossaux mais on n’a pas le choix. On s’y prépare. On ne comprend pas toujours comment cela va marcher. On se demande si les échéances ne sont pas trop courtes. Mais elles sont fixées. Qui va payer ? Il faudra en parler avec nos clients ».
Adeline Descamps