Faut-il que l’on n’ait pas tout dit pour être encore capable d’écrire 133 pages sur ce que devraient être les ports français – des portes d’entrée incontournables en Europe – mais ne sont toujours pas. Ils restent de grands corps malades en dépit de plusieurs grandes réformes au coût économique et social élevé* et malgé une incroyable littérature sur les causes – quatre rapports parlementaires en 2016, trois interministériels en 2018, un de l’IGF et du CGEDD en 2018, sans oublier ceux de la Cour des comptes –, tous assortis d’innombrables recommandations.
Il faut croire que le sujet de la sous-performance portuaire nationale n’est pas encore épuisé. L’incompréhension doit motiver ceux qui s’y penchent. La seule et vraie question est peut-être là : « Pourquoi nous en sommes toujours là ? », interrogent les sénateurs, alors que les gouvernements successifs ont disposé d’audits établissant les mêmes constats et pistes de solution.
C’est bien cette « inertie préoccupante de l’État » que dénonce un nouveau rapport, à l’initiative de la mission sénatoriale sur la gouvernance et la performance des ports maritimes français présidée par Martine Filleul avec le rapporteur Michel Vaspart, président du groupe de travail « mer et littoral ». Il fait suite à une dizaine de déplacements dans les principales places portuaires français mais pas que… (Anvers et Rotterdam), à une trentaine d’auditions et à de « nombreuses contributions écrites ». La même mission avait commis, il y à peine un an, une autre étude (La compétitivité des ports français à l’horizon 2020 : l’urgence d’une stratégie), qui avait fait l’objet d’une table ronde en commission en février 2019.
Urgence de l’action
Si les sénateurs ont remis l’ouvrage sur le métier, c’est qu’il y a urgence…, disent-ils, à « passer à l’action ». Ils s’inquiètent car les ports, qui viennent d’être durement éprouvés par deux mois de grève, doivent faire face à de nombreux enjeux liés aux mutations du transport maritime et du commerce international, à la nécessaire évolution de leur modèle économique qui repose encore à 50 % sur les trafics d’hydrocarbures, et à la hausse de leurs charges, notamment fiscales, depuis qu’ils doivent s’acquitter de l’impôt sur les sociétés. « La montée en puissance du GNL et les impératifs liés à la transition écologique et numérique doivent concentrer l’attention des ports dans les prochaines années alors que le trafic transmanche, en particulier son segment roulier, pourrait être fortement pénalisé par le Brexit », écrivent-ils.
La stratégie portuaire et logistique allemande fait l’objet d’un débat au Bundestag »
Absence d’un vision stratégique claire
Ils s’impatientent aussi parce que les ports restent orphelins d’une feuille de route réactualisée, trois ans après les Assises de l'économie de la mer au Havre où Édouard Philippe avait présenté « une ambitieuse stratégie portuaire » puis annoncé, lors du Comité interministériel de la mer (CIMer) en novembre 2018 à Dunkerque, la révision de la stratégie nationale portuaire.
La dernière remonte à 2013 pour les Grands ports maritimes (GPM) métropolitains et à 2016 pour les ultramarins. Mais elle n'était pas, à leurs yeux, satisfaisante « car elle dresse des perspectives générales résultant de l’agglomération des différents projets stratégiques sans objectifs clairs de trafics, de performance économique, de compétitivité des services portuaires ni de montants d’investissements ».
Or, pour les sénateurs, l’absence de stratégie fait le lit de la concurrence entre ports français sur certains types de trafics et empêche de coordonner les activités portuaires et logistiques des différentes façades autour d’objectifs communs, rappelant au passage que la stratégie portuaire et logistique allemande fait l’objet d’un débat au Bundestag et figure également dans le contrat de coalition du gouvernement actuel.
« D’autres pays en Europe se sont dotés de stratégies depuis plusieurs années, comme l’Italie ou encore l’Espagne, qui associent l’ensemble des ports. De même, l’initiative chinoise liée aux nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative) démontre la nécessité, s’agissant de projets d’infrastructures structurants, de porter une vision de long terme à partir d’une analyse géostratégique et d’une ambition en matière de commerce international ». À cet égard, les élus demandent que soit définie une doctrine nationale et européenne, qui soit une réponse coordonnée à la stratégie chinoise pour préserver « nos actifs stratégiques ».
Le retard pris par la France représente de 30 000 à 70 000 emplois perdus à l’échelle française sur la filière des conteneurs »
Source du différentiel de compétitivité
Manifestement, les représentants parlementaires ne se lassent pas de rappeler quelques états des lieux qui font mal. Pendant que la France réformait ses ports – trente ans pour mener trois grandes réformes** – les autres ports européens ont amélioré leurs positions… en France : Rotterdam dessert aujourd’hui l’Est de la France via le Rhin et la Moselle. Anvers dessert le Nord et l’Est de la France via le Rhin et l’Île-de-France. Barcelone concurrence Marseille pour la desserte de l’Occitanie et de la région Rhône-Alpes.
Résultat, le trafic des Grands ports maritimes français (GPM), avec Calais, avoisine les 312 Mt quand le seul port néerlandais de Rotterdam affiche les 470 Mt et Anvers, 238 Mt. La part de marché des ports français sur le segment des conteneurs est passé de 6,8 % à 6,5 % entre 2017 et 2019. Selon différentes estimations rassemblées par la mission, le retard pris par la France représenterait de 30 000 à 70 000 emplois perdus à l’échelle française sur la filière des conteneurs.
Le sous-investissement chronique dans les pré- et post‑acheminements portuaires, qui reposent sur le mode routier à 80 %, n’est pas pour rien dans cette situation. Le rapport rappelle qu’il s’agit pourtant là de domaines clefs pour le choix du port d’arrivée par les armateurs et les logisticiens. « La moitié du fret conteneurisé du port d’Hambourg est acheminé par voie ferroviaire ou fluviale », relèvent-ils. Seul Dunkerque fait exception à la règle française grâce à la mise en place d’un mécanisme de mutualisation des Terminal Handle Charges (« THC »).
Le niveau de subvention pour un conteneur est entre 4 et 5 fois plus élevé sur le trajet Anvers-Bettembourg-Lyon que sur celui de Le Havre-Lyon, pourtant deux fois plus rapide.»
Aides au transport combiné faibles par rapport aux concurrents
Car c’est bien le coût du transbordement dans les transports massifiés qui mettent les ports français hors-jeu de ce point de vue. « Si le coût de chargement ou de déchargement d’un conteneur est gratuit pour la route, il est particulièrement coûteux pour le transport fluvial*** ». Légitime d’un point de vue économique, cela crée une distorsion par rapport aux autres modes, mais aussi par rapport aux concurrents européens, énonce le rapport. Si des aides au report modal existent pour compenser les ruptures de charge et les frais de transbordement (aide à la pince), les sénateurs rappellent qu’elles sont faibles par rapport aux autres pays européens et ne suffisent pas à rendre les transports massifiés plus compétitifs que la route.
« Les données fournies par Naviland Cargo [opérateur de transport combiné de SNCF, NDLR] permettent de comparer les aides distribuées sur le trajet Le Havre-Lyon d’une part et Anvers-Bettembourg-Lyon d’autre part. Le niveau de subvention pour un conteneur est entre 4 et 5 fois plus élevé sur le deuxième trajet que sur le premier trajet, pourtant deux fois plus rapide. » [34 € versus à 152 €, NDLR].
31 M€, c’est le montant affecté à des opérations concourant au développement portuaire par l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (Afitf) »
Parents pauvres des infrastructures de transport
La loi d’orientation des mobilités (LOM), qui fixe « une trajectoire d’investissements certes ambitieuse », n’échappe pas à la critique : elle est insuffisante au regard des enjeux de développement portuaire.
Finalement, pour les représentants parlementaires, le sous-investissement chronique dans les infrastructures de desserte portuaire n’est que le reflet du budget globalement alloué au ports, parent pauvre des infrastructures de transport « puisqu’ils ne représentent que 3 % de l’enveloppe totale ». À 31 M€, le montant affecté à des opérations concourant au développement portuaire par l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (Afitf) pèse peu dans le budget de l’agence qui a dépensé 2,48 Md€ en 2019. Au total, « sur la période 2008-2019, 730 M€ de crédits budgétaires ont été affectés aux dépenses d’entretien des ports et 690 M€ aux dépenses d’infrastructures portuaires (via les CPER, HCPER et plan de relance) ».
Si le gouvernement ne présente pas un texte sur la stratégie portuaire, il est fort probable que la mission sénatoriale dépose une proposition de loi…
Passage à l’offensive
Pour « réarmer les ports de façon à les replacer au cœur de la compétitivité internationale », la mission formule une dizaine de propositions. Faute d’un État stratège en matière de politique maritime et d’un vrai ministère ou secrétariat d’État à la mer, les élus préconisent la création « d’un conseil national portuaire et logistique », qui couvrirait toutes les structures de façon à travailler de manière transversale avec les directions des grands ports français.
Ils demandent aussi la mise en œuvre d’un plan de relance portuaire de 150 M€ par an sur 5 ans et un doublement des moyens consacrés par la LOM au report modal vers les transports massifiés, pour les porter à 5 Md€ sur 10 ans. La mission sénatoriale propose en outre de tripler dès 2021, le niveau de « l’aide à la pince », pour atteindre 80 M€.
Les sénateurs préconisent de renforcer le pilotage stratégique des ports par la performance (notamment via la conclusion de contrats d’objectifs et de performance entre l’État et les GPM). Sans remettre en cause la réforme de 2008, ils recommandent des ajustements pragmatiques à la gouvernance des établissements publics portuaires, en prévoyant notamment la présence du président du conseil de développement et des unions maritimes au conseil de surveillance. Ils souhaiteraient par ailleurs que la nomination des directeurs de ports ne soit plus uniquement le fait de l’État mais soit faite sur proposition des conseils de surveillance des GPM.
Amendements au prochain PLF
Plusieurs de ces préconisations prendront la forme d’amendements lors du prochain projet loi de finances. Si le gouvernement ne présente pas un texte sur la stratégie portuaire, il est fort probable que la mission sénatoriale dépose une proposition de loi…
Adeline Descamps
*Les sénateurs estime que le transfert des outillages fut coûteux et que le volet social de la réforme fut pénalisant pour la compétitivité française (1 694 mouvements de grèves entre 2008 et 2018).
** La Loi Drian de 1992, qui portait sur l’organisation de la manutention portuaire, « fut achevé 18 ans plus tard ». La réforme de 2008 portant sur la compétitivité et la gouvernance a nécessité trois ans de travaux, puis trois autres pour l’appliquer.
*** La manutention des conteneurs sur une barge fait l’objet d’un surcoût de manutention facturé par le manutentionnaire à l’opérateur fluvial. Avant même d’avoir quitté le quai, l’opérateur fluvial doit donc absorber un surcoût, contrairement au transport routier.
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