« Rien ne se perd, tout se transforme ». Cela vaut aussi pour la continuité en politique. La filière du transport maritime l’espère sans doute. Durant son premier quinquennat, Emmanuel Macron a fait du rayonnement de la France (maritime) dans le monde une de ses priorités revendiquées et il a confié le soin de la concrétiser à Annick Girardin en sortant des plis de l’Histoire un ministère de la Mer. Un message d’amitié adressé à un secteur qui jusqu’à présent, et excepté la parenthèse Louis Le Pensec sous la présidence Mitterrand, n’avait jamais eu un ministère de plein droit, la charge de la mer ayant été confiée à des secrétariats d’État et diluée dans un portefeuille aux attributions multiples, où il a fallu copiner tantôt avec les transports et le tourisme, tantôt avec le développement durable, voire l'urbanisme et le logement.
Le président de la République a ensuite fait mouche quand il a placé au cours d’un des grands rendez-vous annuels du secteur, devant un auditoire acquis d’avance, que le 21e siècle serait maritime sans prendre le risque de pousser l’emprunt jusqu’au bout « ou ne sera pas ».
Orphelin d’une politique maritime et portuaire ambitieuse depuis des années, la vaste communauté assurant les chaînes d’approvisionnement mondial avait alors assisté à un exposé dont la vision, « pour une fois » se disaient ses acteurs, avait saisi que le transport maritime était tout à la fois, relevant du régalien, de l’économique, de l’écologique, du géopolitique…et surtout qu’il ne fallait pas l’enfermer dans une fenêtre étriquée. Quand bien même est vaste le domaine maritime de la France, deuxième espace maritime mondial avec ses 11 millions de km2, son réservoir de la biodiversité marine et de récifs coralliens (10 % du globe). « Nous sommes la deuxième puissance océanique mondiale », a répété à l’envi le locataire de l’Élysée quand il en a eu l’opportunité.
Durant cinq ans, à chaque fois qu’il s’est exprimé sur la chose maritime, il a ensemencé. « il est temps que l’on reconnaisse la part maritime de notre destin », « La France doit embrasser sa réalité maritime, assumer sa géographie dans toutes ses composantes, hexagonale et ultramarine ». Et est resté fidèle à sa doctrine politique de réconcilier les contraires, en l’occurrence concilier la nécessaire protection des océans avec une « économie maritime prospère et durable », où cohabiteraient la préservation de la biodiversité et l’exploitation raisonnée des ressources avec « la continuité de la pêche ». Et, en guise d’étai, la souveraineté stratégique et la puissance maritime.
À l’aube d’un second quinquennat, rappel de quelques urgence
À l’heure où la planète politique française s’agite dans la foulée du second tour de la présidentielle et qu’il se dit que Annick Girardin, actuelle ministre de la Mer, ex des Outre-Mer, pourrait raccrocher les gants après avoir vu passer six gouvernements et quatre Premiers ministres, il n’est sans doute pas superflu de remettre les urgences au coeur des enjeux.
Préméditée ou pas, la publication du troisième rapport publié par le Groupe d’Expertise Économie maritime des conseillers du commerce extérieur (GEEM), que préside Philippe Louis-Dreyfus, arrive à point nommé. D’un point de vue politique certes mais aussi géopolitique alors que le conflit entre l’Ukraine et la Russie met à mal la sécurité énergétique de l’UE.
« La conjoncture actuelle, politique, militaire et économique et les événements récents, rendent cette question encore plus essentielle que nous pouvions l'imaginer il y a un an, quand nous avons commencé nos travaux », répond indirectement Philippe Louis-Dreyfus en introduction au document qui doit être envoyé aux différents ministères et décideurs publics « en attendant de l'envoyer aux futurs élus ». Le président du groupe Louis Dreyfus Armateurs, qui a occupé différents mandats à la tête d’organisations internationales (Armateurs de France, Association des Armateurs Européens ECSA, BIMCO, etc.), milite depuis des années pour faire de la question des approvisionnements stratégiques (matières premières, denrées agricoles) et d’un pavillon national fort (« une flotte stratégique ») l’alpha et l’oméga de politiques publiques si tant est que le pays veuille s’en doter dans le domaine maritime.
Avec plus ou moins de succès. Ces notions n’ont pas toujours eu l’écho qu’elles rencontrent aujourd’hui en raison des circonstances, trop souvent assimilées à du nationalisme quand lui s’époumonait à parler de puissance économique.
« La souveraineté d'une nation, c'est la possibilité de mettre en œuvre ses choix stratégiques en toute indépendance. Ce devrait donc être une préoccupation essentielle de nos gouvernants. L’épisode tragi-comique, à la fois grave et insignifiant des masques ou du Doliprane, a contribué à faire prendre conscience – du moins espérons-le – de ce qui se passerait si nous connaissions un jour une pénurie de gaz, de ciment, de minerais, d’engrais... »
Peu de place pour les circonstances atténuantes
Dans ce document d’une quarantaine de pages, réalisé par les conseillers au commerce extérieur et le Cluster Maritime Français, en association avec le Medef International, les enjeux sont balayés dans toutes les composantes clés du transport maritime : marine marchande et de défense, construction navale civile et militaire, pêche, desserte maritime ultramarine, ressources en métaux stratégiques, indépendance énergétique, compétitivité des ports français, digitalisation du monde maritime... Méthodique, chaque chapitre rappelle les enjeux de souveraineté, le capital dont dispose ou pas le pays, et comporte des recommandations.
La France n’y est pas rudoyée, appréhendée dans ses réalités, mais il y a peu de place pour les circonstances atténuantes : urgence sur les ressources sous-marines en métaux stratégiques, problématique d’influence étrangère dans les communications maritimes, insuffisance de la stratégie industrielle maritime nationale (un seul chantier naval en France pour construire un porte-avion), lenteur dans l’hydrogène, le GNL, l’éolien offshore ou la propulsion vélique, déficience de financements dans l’innovation et mollesse dans la compétitivité des ports.
Flotte stratégique, pas encore ancré ?
Faut-il que le concept de flotte stratégique ne soit pas encore ancré sur les radars des politiques pour que les organisations professionnelles du secteur en soient encore à remettre sur la table le sujet après le Fontenoy du Maritime, cette vaste consultation de plusieurs mois avec toutes les parties prenantes du secteur.
« Une flotte stratégique, c'est d'abord des navires de transport des matières premières essentielles et de nos exportations, des câbliers dédiés aux services offshore, des navires de recherche, mais aussi des systèmes embarqués et des compétences. Et ces compétences sont fragiles. Perdues, elles ne se retrouvent pas facilement. C'est souvent trop coûteux, voire complètement impossible de les redévelopper. La désindustrialisation de notre pays nous a fait prendre conscience des risques qui y sont associés : la mer n'échappe pas non plus à ce constat. Sans navires, pas de marins. Mais sans marins français, formés et compétents, pas de navires non plus », rappelle le document.
Un outil industriel et des compétences à maintenir
Et sans la maîtrise d’un outil industriel dual (civil et militaire) – en l’occurrence, la construction navale –, pas d’autonomie non plus dans l’exploitation des ressources halieutiques et minérales, dans la sécurisation des lignes de transit maritime et la pollution en mer, dans la dissuasion militaire, dans le maintien d’un savoir-faire...
L’affaire devient une « priorité absolue » quand « Les Chantiers de l’Atlantique forment le seul chantier en France disposant de l’outil industriel pour construire un porte-avions. Au rythme où ils sont construits en France, à savoir un tous les 35 ans environ, l’outil doit être maintenu, ainsi que les compétences, afin de ne pas être dépendant d’un pays étranger. »
Un équivalent à la DGAC ?
À cet égard, manifestement, les dernières décisions du CIMer ou du plan de relance (qui n’a pas au demeurant comporté des clauses vraiment spécifiques au secteur) ne semblent pas avoir donné pleinement satisfaction.
« Il est important de définir une stratégie industrielle maritime dont doivent découler des politiques d’innovations, d’investissements et d’acquisition, elles-mêmes déclinées dans les différents dispositifs français et européens. Or aujourd’hui, l’Industrie maritime n’apparait pas comme présente au cœur des enjeux de l’État. »
Les conseilleurs du commerce extérieur regrettent notamment que le financement par l’État de l’innovation navale se limite aux TRL de niveau bas (Technology Readiness Level, échelle d’évaluation du degré de maturité d’une technologie), ce qui exclue d’emblée le financement des prototypes embarqués et la commercialisation des systèmes. Contrairement à̀ certains pays comme l’Allemagne qui prendrait en charge l’ensemble du cycle.
Le GEEM s’étonne aussi de l’absence d’un équivalent naval à la DGAC (Délégation générale de l’aviation civile) qui supervise et finance l’innovation dans le domaine aéronautique (financement d’études amont et procédures d’avances remboursables).
Sept navires propulsés par le vent d’ici 2023
Hydrogène, GNL, éolien offshore, propulsion vélique, la filière française est plutôt bien « achalandée » pour aller de l’avant dans ces domaines porteurs dans un contexte de décarbonation, à la fois comme vecteur énergétique mais aussi carburant du futur.
Sur la seule propulsion vélique, le marché visé est mondial, de l’ordre de 3 Md€ d’ici 2050, rappelle le GEEM. Les engagements des chargeurs se multiplient et sept navires propulses par le vent, issus de projets français, navigueront d’ici 2023. Ils totalisent un investissement de l’ordre de 1,06 Md€. La filière, jeune, doit encore prouver pour élargir son marché et s’industrialiser. « Or, il s’agit d’une activité fortement capitalistique et encore trop risquée pour que l’investissement privé soit suffisant », déplorent les auteurs qui estiment que le PIA (Programme Investissement Avenir) est le bon outil pour lui donner du jeu.
Influence dans les communications maritimes ?
En matière de digitalisation, qui recouvre l’enjeu ô combien sensible de l’Internet par satellite, indissociable du segment spatial pour le développement des applications maritimes, l’écosystème technologique français (privé et public), agrégerait des expertises clés dans cinq domaines : gestion stratégique de l’espace maritime et du trafic maritime, navires autonomes, sûreté et sécurité maritime, ports intelligents et environnement énergétique durable. La France dispose en outre d’un savoir-faire en matière de lois, normes et des standards dans le domaine maritime, lui permettant d’y défendre une conception européenne.
Pour autant, les communications maritimes restent le parent pauvre de la stratégie européenne. Le marché est très largement dominé par des entreprises américaines alors que les Chinois arrivent sur le marché. Il n'y a pas d'opérateur français ou européen de rang mondial, diagnostique le rapport.
Dans ce domaine, la France dispose pourtant d’un objet, France Cyber Maritime, « sans équivalent à ce jour en matière de télécommunications par satellite ». Mais là encore, la puissance publique est sollicitée pour à la fois contribuer au financement de technologies de l’information et au déploiement des infrastructures (garantir le continuum Terre-Mer par exemple) mais aussi planifier les besoins dans le cadre d’une politique spatiale française et européenne, défendent les auteurs du rapport.
Alerte sur les ressources sous-marines en métaux stratégiques
« Les technologies nécessaires aux transitions énergétique et numérique sont très consommatrices de métaux, tels le nickel, le tungstène, le cobalt, l’antimoine, terres rares…), issus aujourd’hui de gisements terrestres souvent sous monopoles étrangers, dans des conditions d’exploitation environnementales et sociales qui leur sont propres. »
Sur ce sujet, la dynamique de plusieurs pays (Chine, Russie , États-Unis, Inde, Norvège, ...) inquiète quand la France en est toujours à des « déclarations d’intention » alors que le groupe Grands Fonds Marins au sein du Cluster maritime français travaille depuis plus de douze ans sur le sujet, soulignent les CCE. « Il a recensé toutes les compétences françaises disponibles pour développer un projet national d’exploration et de valorisation minérale des grands fonds marins, dans lequel les industriels français s’engagent pour une exploitation durable et contrôlée. »
15 Mt d’hydrogène vert exportable
La France, avec ses territoires d’Outre-mer, aime revendiquer le premier gisement d’énergies marines renouvelables en Europe. Le président Macron a annoncé encore dernièrement que la France doit viser, pour l'éolien offshore, 40 GW en service en 2050, soit, pas moins d'une cinquantaine de parcs.
Associé à la production d’hydrogène, l’éolien offshore est perçu comme une des solutions de la décarbonation et du mix énergétique. Le GEEM estime que le pays a la capacité « de devenir un exportateur net d’énergies marines renouvelables en s’appuyant sur l’hydrogène vert » et évalue à 15 Mt le flux exportable.
Mollesse dans la compétitivité des ports français
Quant aux ports français, « le double enjeu de la compétitivité du commerce extérieur et de leur transition écologique exige de la compétitivité ». Pour leur donner du souffle, les CCE et le Cluster voudraient faire de ces objets éminemment stratégiques (révélés par la crise sanitaire à ceux qui l’ignoraient) des hubs qui soient reconnaissables au niveau international comme des places éco-énergétiques « rationnelles, durables et efficientes » et connectées à leur hinterland par des corridors fluviomaritimes. Personne ne devrait grincer sur ce point.
Adeline Descamps