Le 5 juin, un samedi, à Londres, les pays du G7 (États-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, Canada, Italie et Japon, plus l'Union européenne) se sont mis d'accord pour mettre en place un régime d’imposition mondiale avec l’introduction d'un taux d'imposition minimal de 15 % sur les bénéfices des multinationales dont les revenus bruts annuels dépassent 750 M$.
Vertus revendiquées : empêcher la concurrence fiscale entre les États, désamorcer les techniques d’optimisation fiscale qui consistent à transférer les bénéfices vers des juridictions à faible fiscalité et faire payer aux sociétés une partie de leurs impôts là où elles réalisent leurs activités et plus uniquement là où leurs sièges sociaux sont installés. L’OCDE, qui regroupe 36 pays, souhaite obtenir un accord de principe global lors du G20 Finances (à laquelle participeront la Chine et l'Inde) des 9 et 10 juillet, puis lors d’une réunion finale, en octobre. Des seuils allant de 12,5 % (le taux en vigueur en Irlande) à 21 %, soutenu notamment par la France, l’Allemagne et le Parlement européen, avaient jusqu’ici été évoqués.
Exception et exemption maritime ?
Depuis cette annonce, les yeux se braquent vers le transport maritime dont la fiscalité a été largement basée sur les taxes sur le tonnage ou sur des régimes similaires d'incitation fiscale (Singapour, Hong Kong). Régimes souvent accordés par les États pour se défendre contre les pavillons offshore et pour soutenir leurs ambitions en tant que « nations maritimes » qui supposent une industrie compétitive. L’exemption du transport maritime de l'un des volets du nouveau régime fiscal n'est pas encore décidée (sans doute déjà sollicitée) mais serait le cas échéant discutée à l’occasion du G20.
Sans attendre, les fiscalistes se sont emparés du sujet et considèrent que l’application au transport maritime de cette réforme négociée par l’OCDE saperait les fondements qui servent d’étançon à son cadre fiscal actuel, largement basé sur la taxation au tonnage. Il est inhabituel que l’introduction d’un impôt puisse favoriser l’activité d’un secteur économique. La taxe au tonnage remplit pourtant bien cet emploi.
Taux d’imposition de 7 % en moyenne dans le transport maritime
Grâce à ce dispositif, le secteur ne paierait en moyenne que 7 % d'impôts (période 2005-2019) selon un rapport publié en fin d’année dernière par l’International Transport Forum (IFT) de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Selon les calculs de l'ITF, le taux d'imposition effectif des 41 sociétés de transport maritime cotées à la bourse de New York pour la période 2010-2019 n'était que de 2 %.
Cependant, l’étude indique que les taux d’imposition des transporteurs de conteneurs sont nettement supérieurs, de 19 %, reflétant en partie la prise en compte de la logistique et d'autres services auxiliaires qui ne bénéficient pas des mêmes avantages fiscaux que les activités de transport maritime. Dans l'ensemble, l'OCDE estime que le transport maritime (tous secteurs confondus) aurait payé 3,5 Md$ de plus par an s'il avait été soumis à une taxe de 20 % (comme les terminaux portuaires) et 4,6 Md$ supplémentaires avec le taux moyen d'imposition des sociétés dans les pays de l'OCDE, soit 23,7 %.
100 ans de politique fiscale avantageuse ?
Dès les années 1920, rappelle le cabinet d’avocats international Watson Farley & Williams, le Royaume-Uni et les États-Unis avaient défendu l'idée que les compagnies maritimes ne seraient taxées que dans leur État de résidence, conservant seul le droit d'imposer les bénéfices. C’est ainsi que les pavillons de complaisance et les juridictions offshore ont prospéré.
La taxation au tonnage a été introduite pour la première fois en Grèce en 1957 et adoptée ensuite dans de nombreux pays, dont la plupart des pays européens, les États-Unis, le Royaume-Uni, Taïwan, la Corée du Sud, la Norvège, le Japon… Au sein de l’UE, 13 pays offrent aux sociétés actives dans le transport maritime la possibilité de voir leurs impôts calculés non sur la base de leurs bénéfices mais en fonction du tonnage net mondial de la flotte exploitée.
Les impôts perçus ne sont ainsi pas soumis aux fluctuations du cours du fret. De fait, cet impôt est considéré comme une dépense fiscale prévisible, a priori cohérente (bénéfices faibles ou pertes élevées, la facture fiscale est légère), mais… avec toutes les chances d’être faible même si la société est extrêmement rentable au cours d'une année donnée.
« Sur une période plus longue, une fois que vous combinez l'impact des pertes, de l'amortissement des coûts d'achat des navires et des déductions fiscales pour les frais de financement et d'exploitation des navires, la différence entre les taux d'imposition effectifs d'une société opérant dans le cadre des règles générales de l'impôt sur les sociétés et d'une société assujettie à la taxe au tonnage dans la même juridiction est probablement faible », soutient pour sa part Watson Farley & Williams.
Des bénéfices fiscaux largement contestés
La politique de soutien public à l’endroit du transport maritime, et notamment les instruments fiscaux dont bénéficie le shipping – taxe au tonnage, forfaitisation de l’impôt sur les sociétés, aides à la formation et au scrapping (mise à la ferraille), exonérations de charges patronales –, reste un sujet controversé dans la vaste famille de la supply chain mondiale.
L’IFT fait partie des organismes qui portent régulièrement la charge, soutenant notamment que le secteur est largement subventionné alors qu’il prendrait des décisions d’investissement à contre-courant des indicateurs de croissance (gigantisme des navires). Ses rapports sévères sur certains « travers » en faveur du shipping servent d’ailleurs de caisses résonnance aux associations professionnelles représentant les transitaires et commissionnaires, les autorités portuaires et les terminaux européens.
Peu de preuves d’efficacité ?
Dans un rapport publié en septembre 2019 intitulé Maritime Subsidies. Do they provide value for money ?, l’organisme de l’OCDE a notamment passé au crible l’efficacité des subventions maritimes, directes ou indirectes, soit « au moins 3 Md€ par an » et principalement fléchés vers les taxes au tonnage, les exonérations fiscales pour les carburants et les charges salariales.
« Nos études ne révèlent pas beaucoup de preuves de l'efficacité », en concluent les auteurs de l’étude. Selon l’organisation intergouvernementale, le pourcentage de la flotte mondiale battant pavillon d'un État membre de l'UE aurait reculé. Le nombre de gens de mer domiciliés dans l'UE aurait diminué. Mais les trésoreries des compagnies maritimes, consolidées par le dispositif, auraient permis à certaines d'entre elles de renouveler ou de développer leur flotte, pour des commandes qui auraient majoritairement profité aux chantiers navals asiatiques.
Aides d'État essentielles
Parmi ses recommandations, l’ITF–OCDE demandait de revenir à des objectifs plus « sains » et de clarifier les objectifs visés (« certains objectifs pourraient être atteints plus efficacement avec des instruments plus ciblés » ; « d’autres ne cadrent pas bien avec la politique de l'UE en matière de décarbonation des transports ») de manière à effectuer une évaluation quantifiée de leur efficacité voire de les assortir à des objectifs et/ou les conditionner à des impacts positifs car « la plupart sont accordées avec peu de conditions ».
L’ECSA, représentant les armateurs au niveau européen, considère pour sa part que les orientations européennes sur les aides d'État au transport maritime sont essentielles et ont contribué au maintien « d'un secteur maritime européen fort dans un environnement mondial hautement concurrentiel. Ces points de vue sont étayés par des publications telles que l'étude d'Oxford Economics ».
Moment mal choisi pour le transport maritime
L'OCDE, l'UE et le G7 semblent tous d'accord pour reconnaître l’utilité des systèmes de taxation au tonnage. Toutefois, certains États (Allemagne ?) seront sans doute mal à l’aise avec l’idée d’accorder des exemptions sectorielles individuelles (de gérer ses effets dominos) et plus encore, d’entailler l'intégrité du nouveau système fiscal.
Quoi qu’il en soit, estiment les fiscalistes de WatsonFarley & Williams, « si le secteur du transport maritime se trouve embarqué dans ses plans au nom de l'intégrité, de la simplicité et du sens de l'équité de cette vaste réforme fiscale mondiale », le moment est bien mal choisi alors qu’il doit investir massivement dans sa décarbonation dont les investissements nécessaires s’estiment en trillions de dollars.
« L’introduction de règles fiscales complexes va introduire de l’instabilité et de l’imprévisibilité pour les transporteurs ». Des mesures de surcroît bien « inutiles » estiment-ils, « dans la mesure où elles ne généreront pas de recettes fiscales plus importantes, détourneront des investissements essentiels et seront préjudiciables aux États qui se positionnent en tant que puissances maritimes ».
Adeline Descamps