Les transporteurs maritimes de conteneurs seraient-ils dans le déni de réalité ? Rolf Habben Jansen, le directeur général de Hapag-Lloyd, tout comme Søren Skou, son homologue chez Maersk qui l’a précédé dans la présentation du troisième trimestre, ou Rodolphe Saadé, le PDG du groupe CMA CGM, continue à parler d’une « normalisation attendue des taux de fret ». Les données du marché indiquent pourtant un atterrissage plutôt brutal. À l’issue de la première semaine de novembre, les taux de fret spot entre l’Asie et l'Europe du Nord accusaient une nouvelle baisse de 16,1 %, tombant à 3 526 $ par conteneur de 40 pieds (2 000 $ avant le Covid), selon le Shanghai Containerized Freight Index (SCFI).
La demande de transport de conteneurs sur les principaux trafics Est-Ouest a chuté de 10 % depuis le mois d'août selon Container Trades Statistics (CTS). Sur le transpacifique, qui a porté les taux de fret aux zénith ces deux dernières années, la descente n’en est que plus abrupte : entre l'Asie et la côte-est américaine, les tarifs pour transporter un conteneur ont baissé d'environ 60 % depuis avril, et de plus de 80 % entre l'Asie et la côte ouest.
Effet stocks ou faiblesse de la demande ?
Mais pour le directeur général de Hapag-Lloyd, les raisons qui président à la baisse de la demande de transport de conteneurs ne sont pas claires. « Il est un peu difficile de distinguer ce qui relève de l’effet stocks, qui sont actuellement à un niveau très élevé, et ce qui est dû à la faiblesse de la demande sous-jacente. En fin de compte, probablement un peu des deux », indique Rolf Habben Jansen, qui s’est exprimé lors d'une conférence de presse le jeudi 10 novembre à la suite de la présentation des résultats pour les trois premiers trimestres de l'année.
Stabilisation ?
Le dirigeant reconnaît néanmoins que son environnement de marché « se détériore rapidement » et s'attend à ce que les taux continuent de baisser pendant encore un certain temps alors que la demande mondiale s’affaisse « en ce moment, surtout sur les échanges est-ouest ». « Les taux spot ne sont pas encore aux niveaux d'avant la crise, mais ils s'en rapprochent sensiblement ». Avant de conclure : « les choses vont se stabiliser. La question est de savoir combien de temps cela va prendre. »
Il a déjà eu l’occasion de le dire précédemment mais il défend à nouveau la thèse d’une restriction trop drastique des commandes. « Les entreprises ont réduit les commandes pour diminuer les stocks. Je crains, qu'à un moment donné, tout le monde ne s'aperçoive que les stocks sont à nouveau au plus bas, et que l'on assiste alors à un autre épisode de réapprovisionnement ». Il fait référence à une situation que les compagnies ont trop connue ces deux dernières années : des effets d’anticipation qui créent des mouvements de panique dans la demande de transport, générant des congestions dans les infrastructures portuaires. Un excès d’optimisme ?
Selon les données réactualisées de S&P Global, si le marché des boîtes a augmenté de 2,8 et 2 % au cours des premier et deuxième trimestre par rapport à la même période l'année dernière, les troisième et quatrième trimestre afficheront en revanche une baisse de 1,5 et 0,5 %. Toutefois, la société spécialisée dans l’information économique et financière prévoit une augmentation de 3,2 % l'année prochaine et une progression annuelle moyenne de 3,1 % à l'horizon 2030.
Palier dans les bénéfices record ?
Le boom des bénéfices touche-t-il à sa fin ? Pas encore au regard des résultats du transporteur allemand pour le troisième trimestre et les neuf premiers mois de l’année. Le résultat d'exploitation a plus que doublé par rapport aux trois premiers trimestres de l'année dernière même si l'activité s'est retournée et les charges courantes ont explosé.
Le numéro cinq mondial de la ligne régulière a conclu les neuf premiers mois de l’année avec un Ebitda (résultat opérationnel avant amortissements et dépréciations) de 16,6 Md$ et un Ebit (excédent brut d’exploitation) de 15,1 Md$ pour un chiffre d'affaires de 28,4 Md$, contre 17,9 milliards au cours de la même période de 2021. Le résultat net ressort à 14,7 Md$.
Revenus moyens par EVP en hausse de plus de 1 000 $
Les volumes transportés se sont maintenus au même niveau que l'année précédente, à près de 9 MEVP. « La congestion des infrastructures portuaires et les retards dans la manutention des conteneurs qui en résultent ont entraîné une baisse du volume de transport, malgré une forte demande de transport de conteneurs », indique le communiqué. Mais cette apparente stabilité masque en réalité des disparités selon les régions : le marché africain est notamment en hausse, phénomène à relier avec l’intégration cette année, des deux spécialistes du conteneur en Afrique, Nile Dutch et Deutsche Afrika Linien. Mais il se replie en Amérique latine en raison du « repositionnement des conteneurs sur d'autres trafics », à commencer par le lucratif transpacifique.
Ces données sont à mettre en perspective avec le marché : les volumes transportés sur le trafic intra-asiatique ont légèrement augmenté en glissement annuel (+ 2,1 %) et sont restés stables su le trade entre l’Asie et l'Amérique du Nord (- 0,2 %). En revanche, de l’Asie vers l'Europe, ils ont diminué de 4,6 %, tandis que dans le sens inverse, l’infléchissement est plus flagrant, de 15,5 %. De même, entre le continent nord-américain et l’Asie, le reflux est de 10,7 %.
Des volumes inchangés mais des recettes gonflées sont le fait de revenus moyens par EVP très favorables. Ils sont en effet passés de 1 818 à 2 938 $/EVP en glissement annuel. Sachant que le transporteur allemand déclare avoir un peu plus de la moitié de ses capacités placées sous contrats à long terme, dont environ un quart sur plusieurs années.
Explosion des charges courantes
Les tarifs de transport ne sont pas les seuls à connaître l’inflation. Les dépenses d’exploitation ont explosé, de 30 à 40 % plus élevés qu'en 2018 et 2019, pour finir à 10,8 Md$ à l’issue des neuf mois de l’année. Ce sont plus de trois milliards de plus en un an. L’augmentation du prix moyen de consommation des soutes (+ 67 %) et la hausse des frais de manutention des conteneurs (+ 25,6 %) ont pesé sur l’Ebit.
Le prix moyen des combustibles – 755 $ la tonne (452 $/t sur les neuf mois de 2021) –, a porté les dépenses du bunker à 2,3 Md$, soit près du double qu’il y a un an (1,2 Md$). La consommation (en Mt) n’a pourtant pas évolué.
En revanche, la part des carburants à faible teneur en soufre (VLSFO et GNL) est passée de 92 à 88 % entre les mois de septembre 2021 et 2022 en raison de l'installation de scrubbers. Ce qui tendrait à suggérer que le HFO (fuel lourd, bien moins cher au cours de l’année) a été préféré à ses équivalents moins soufrés. Cette année, le fuel à 0,5 % (FOB Rotterdam) a pu atteindre jusqu’à 900 $ la tonne. Toutefois, il a progressivement baissé au troisième trimestre 2022 avec une moyenne de 587 $t, soit presque le même niveau qu'à la fin de 2021 (550 $/t).
Quant à la hausse des coûts de manutention portuaire (4,9 Md$) – 1 Md$ de plus qu’il y a un an –, elle résulte essentiellement de l'augmentation des frais de surestaries et de détention du fait de la congestion des infrastructures portuaires et des problèmes logistiques à terre pour évacuer les boîtes vers les marchés de consommation.
Prévisions confirmées
« Dans l'ensemble, la bonne performance commerciale des neuf premiers mois est conforme aux prévisions ajustées le 28 juillet. Cela vaut également pour le quatrième trimestre à ce jour », indique le rapport financier.
Ainsi, pour l'exercice 2022, les prévisions sont maintenues. L’Ebitda devrait être de l'ordre de 19,5 à 21,5 Md$ et l’Ebit entre 17,5 à 19,5 Md$. L’armateur prévoit donc un Ebitda entre 3,87 et 5,8 Md$ au quatrième trimestre, soit sa fourchette basse.
Diversification portuaire et logistique
Pour Rolf Habben Jansen, l’entreprise est configurée pour affronter « des trimestres plus faibles grâce à un solide équilibre de [nos] activités qui nous aidera à garder le cap même dans les eaux difficiles. »
L’exploitant de porte-conteneurs, qui n’a pas investi le terrain de la manutention portuaire, contrairement à ses pairs, mise désormais sur les terminaux et fait même de « l'investissement dans l'infrastructure, une des priorités ». Il détient actuellement des participations dans le JadeWeserPort à Wilhelmshaven, dans le terminal à conteneurs Altenwerder à Hambourg, le terminal TC3 à Tanger et le terminal 2 à Damiette, qui est actuellement en construction.
Sur les traces de Maersk et de CMA CGM, l’allemand se lance aussi dans la logistique. Après avoir annoncé mi-septembre une participation de 49 % dans le groupe logistique italien Spinelli. qui exploite notamment le Genoa Port Terminal et d’autres terminaux dans les ports italiens, il devrait mettre la main sur l'ensemble des activités portuaires et logistiques du groupe basé au Chili SAAM (filiale Ports et Logistics). Une opération de près de 1 Md$ avec les entrepôts sous douane et les assets liés à l'activité logistique.
Adeline Descamps
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