Cela fait des années que les experts glosent sur la raréfaction de la molécule pétrole. Elle est en effet devenue rare mais pas pour des raisons d’assèchement des puits mais d’offre serrée dès lors qu’un des fournisseurs de la planète – le premier de l’Opep+, les dix États partenaires de l’Opep –, est en défaut.
Pendant longtemps, l'Europe a été surnommée le « puits » du marché mondial du GNL, absorbant l'offre excédentaire du gaz naturel liquéfié. lorsque la croissance de la demande asiatique était insuffisante. Cette époque semble révolue. « La concurrence entre l'Europe et l'Asie pour le GNL, dont l’offre est limitée, sera intense jusqu'à ce qu'une nouvelle vague d'approvisionnement arrive après 2026. Les prix resteront inévitablement élevés jusqu'à cette date », indique l’analyste Wood MacEnzie. Les prix du TTF se sont redressés d'environ 50 % ces derniers jours, ce qui les a ramenés au-dessus de 120 €/MWh, des niveaux qui n'avaient plus été vus depuis début mars.
Désormais, le principal fournisseur de l’UE est… le GNL, et principalement d’origine américaine.
Pieds et poings liés, de part et d’autre
La crise déclenchée par l'invasion de l'Ukraine a bouleversé le marché mondial du gaz, dont les évolutions, loin d’être stabilisées, semblent irréversibles pour la plupart. L'UE, qui avait amorcé avant la guerre mais sans se presser son sevrage à l’égard de son trop pesant fournisseur, a depuis allongé le pas. Pieds et poings liés pour dénicher une partie des 170 milliards de m3 de gaz importés du pays de Vladimir Poutine (en 2021), dont 140 milliards de m3 par les Vingt-Sept. Une dépendance estimée à 40 % en moyenne mais avec de fortes disparités : 55 % pour l’Allemagne et 85 % pour la Bulgarie*. Sur le total, 65 milliards de m3 de contrats à long terme avec des clauses d'achat ferme courent néanmoins jusqu'en 2035.
Mais ont-ils encore du sens ? Le Kremlin a, encore ces derniers jours, intensifié sa pression sur l'approvisionnement énergétique de l'Europe, en limitant drastiquement les flux de gaz vers le Vieux Continent dont il sait qu’il doit remplir les cuves d'ici novembre pour l’hiver. Les stocks européens sont actuellement estimés à 52 %, ce qui n'est pas loin de la moyenne quinquennale d'un peu moins de 55 %.
Pétrole, gaz, charbon : Où sont les navires ? Où vont les flux ?
Gazprom a fermé les robinets
Plus aucun mètre cube ne s’écoule vers la Pologne, Bulgarie, la Finlande et la France tandis que le débit a été fortement réduit vers l'Allemagne, l'Autriche et l'Italie. À l’issue de la semaine du 17 juin, le géant russe Gazprom avait réduit de 60 % ses livraisons de gaz via le gazoduc Nord Stream (155 millions de m3 par jour en temps ordinaire, 58 milliards de m3 en 2021). Le producteur de gaz a invoqué dès le 15 juin un premier problème technique en raison de retards dans la réception d'une turbine qui avait été soumise à une maintenance au Canada, puis l'arrêt d'une autre turbine de compression. L'inquiétude concernant l'approvisionnement est d'autant plus grande que le gazoduc Nord Stream devait déjà subir sa maintenance estivale habituelle entre le 11 et le 21 juillet, ce qui entraînera un arrêt complet des flux. Mais pour Berlin, la décision est surtout et avant tout « politique ».
Le gestionnaire du réseau de transport français, GRTgaz, a confirmé pour sa part la coupure totale vers la France, qui dépend de la Russie pour environ 17 % de son gaz, dont une petite partie seulement arrive par méthaniers. En outre, les flux via le gazoduc Yamal-Europe s'écoulent depuis plusieurs mois vers l'Est plutôt que vers l'Ouest.
Mais le mouvement est en réalité enclenché depuis plusieurs semaines, Gazprom ayant cessé de fournir les clients européens pour refus de payer en roubles (Bulgarie, Pologne et en Finlande notamment), conformément à l’injonction du Kremlin. La baisse subite des livraisons devrait mettre les prix en surchauffe et en tension maximale les industriels, notamment en Allemagne, dont les usines sont directement connectés au tuyaux russes.
La capacité de regazéification à la peine en Europe ?
Avec l’Égypte et Israël
L’UE, qui n’a jusqu’à présent évoqué qu’un embargo sur le pétrole et pas sur le gaz, s’affaire quoi qu’il en soit sur la scène internationale. Dernière manifestation en date de son raid gazo-pétrolier, l'Union européenne, Israël et l'Égypte ont signé le 15 juin un protocole d'accord pour approvisionner l'Europe en gaz naturel, lors d'une visite au Caire du chef de l’exécutif européen. Avant l’Égypte, Ursula von der Leyen s’était s’était rendue en Ukraine puis en Israël.
Le protocole d'accord trilatéral signée par la commissaire européenne à l'énergie Kadri Simson, le ministre égyptien du Pétrole et des Ressources minières Tarek El-Molla et la ministre israélienne de l'Énergie Karine Elharrar vise « l'exportation de gaz naturel vers l'Europe », ont annoncé Le Caire et Bruxelles dans un communiqué conjoint.
Israël a commencé à produire du gaz après la découverte au début des années 2010 de plusieurs réservoirs au large de ses côtes. En l'absence d'un pipeline reliant ses gisements gaziers offshore à l'Europe, l'État hébreu envoie son gaz naturel vers l'Égypte depuis la signature en 2020 d'un accord historique de 15 Md$ entre les deux pays.
Uusula von der Leyen a évoqué par ailleurs, à l’occasion de ce protocole d’accord, un fonds de 100 M€ pour permettre à l'Égypte d'assurer sa sécurité alimentaire ainsi qu’une enveloppe de 3 Md€ pour différents programmes agricoles et alimentaires. Avant le début de la guerre en Ukraine, l'Égypte, en tant que premier importateur mondial de blé, dépendait de la Russie et de l'Ukraine pour 85 % de son approvisionnement.
Agitation sur le front du pétrole
Ces dernières semaines, l’urgence est manifeste à Bruxelles sur le front du brut dans la perspective de l’embargo sur les importations maritimes de brut dans les six mois et les produits raffinés dans les huit mois, sur lequel se sont mis d’accord les Vingt Sept après d’âpres débats. Soit au moins les deux tiers des achats européens.**
Lors de la présentation de son plan REPowerEU visant à mettre fin à sa dépendance à l'égard des combustibles fossiles russes et à promouvoir les énergies renouvelables, la Commission européenne a indiqué qu'elle prévoyait de mobiliser quelque 300 Md€ sous forme de prêts et de subventions. Et cela passe notamment par des investissements dans les infrastructures afin de sécuriser les besoins d’approvisionnement immédiats en pétrole et en gaz.
300 Md$ débloqués
Sur ces nouveaux financements, les propositions prévoient 10 Md€ dans le GNL et les infrastructures gazières. Une enveloppe sera en outre réservée pour moderniser les installations pétrolières des pays membres les plus dépendants de l’oléoduc Druzhba, par lequel transite le brut de l’Oural. « La mise en place de voies d'approvisionnement alternatives doit s'accompagner d'investissements ciblés dans la reconfiguration et la mise à niveau des raffineries de produits pétroliers, car le remplacement du pétrole brut de l'Oural par d'autres qualités de pétrole implique des changements technologiques », indique la CE dans son plan REPower.
La Hongrie et la Slovaquie, pays enclavés, sont les plus tributaires de Druzhba, raison pour laquelle ils ont obtenu des exemptions temporaires à l’embargo pour le segment sud du pipeline, celui qui alimente la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque (10 % des importations de pétrole russe).
Pour la Hongrie, le brut de l'Oural russe est acheminé via Druzhba vers l'unique raffinerie du pays, l'usine de MOL à Duna (165 000 b/j). Bien que le pays puisse importer du brut alternatif par l'oléoduc Adria depuis la côte croate, la conversion de Duna pour traiter des bruts alternatifs demanderait du temps et des investissements, a indiqué son président.
« L'arrêt de l'approvisionnement à partir de l'oléoduc [...] augmentera la pression sur les autres voies d'approvisionnement, à savoir les ports tels que Gdansk, Rostock, Trieste ou Omisalj, et les autres pipelines, actuellement non préparées pour faire face à cette pression supplémentaire, qui desservent les mêmes régions », est-il indiqué dans le document REPower, qui fait référence aux oléoducs Transalpine (TAL), Adria ou SPSE.
Les FSRU deviennent de précieux actifs
GNL, grand gagnant (avec le charbon)
Désormais, le principal fournisseur de l'Europe… , c’est le GNL, notamment d’origine américaine. L’UE est en effet devenu son plus gros acheteur (environ 70 % des exportations de GNL américain ont été expédiées vers l'UE et le Royaume-Uni en mars), et la France aussi . Les taux d'affrètement des méthaniers ne s’y trompent pas. Ils ont atteint des sommets ces derniers jours.
« L'explosion de la demande et le fait que les négociants fuient le gaz et les navires russes en raison des sanctions ont conduit à davantage d'affrètements à long terme, limitant ainsi l'offre de navires sur le marché spot », a déclaré le courtier maritime Poten & Partners, qui mentionne des contrats de 10 ans. « Un niveau que nous n'avions pas vus depuis de nombreuses années ».
L'incendie qui a mis hors service le terminal d'exportation de gaz Freeport LNG au moins jusqu'à la fin du mois n'a pas affecté les taux spot, a-t-il précisé, alors qu’en théorie, « une perte de l'offre implique une perte de la demande ».
Les taux spot pour le transport de 160 000 m3 de GNL dans le bassin atlantique sont de 100 000 $ par jour et de 85 000 $ par jour en Asie, « en forte hausse par rapport à la moyenne de l'année, 49 000 $ par jour en Asie », indique Poten, rappelant que les taux journaliers avaient atteint leur niveau le plus bas en mars. Les taux de fret au comptant ont augmenté de 4 à 30 % ces deux dernières semaines, selon la taille et la zone de desserte du méthanier.
Adeline Descamps
* Les autres fournisseurs de gaz sont la Norvège (23 %), l'Algérie (12 %), les États-Unis (6 %) et le Qatar (5 %).
** L’UE dépend à 27 % de la Russie pour le pétrole. Les autres fournisseurs sont la Norvège (8 %), le Kazakhstan (8 %) et les États-Unis (8 %).