Comme annoncé, les dirigeants des 27 pays de l'UE ont tranché en faveur d’un embargo maritime sur le pétrole brut dans les six mois et les produits raffinés dans les huit mois, soit les deux tiers des achats européens.
Ils ont concédé à la Hongrie une exemption temporaire pour le pétrole acheminé par oléoduc, afin de lever le veto de Budapest. Sans accès à la mer, le Premier ministre hongrois Viktor Orban avait exigé des garanties sur la sécurité énergétique en cas de coupure de l'oléoduc Druzhba dont la Hongrie dépend pour 65 % de sa consommation du pétrole. Le pays s'était opposé à la proposition initiale d'un embargo, à moins de bénéficier d'un délai d'au moins quatre ans pour le mettre en œuvre, et d'environ 800 M€ de financements européens pour adapter les infrastructures.
Une exemption a donc été convenue pour le segment sud de l'oléoduc Druzhba, qui alimente la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque (10 % des importations de pétrole russe) tandis que les pays desservis par le segment nord de l'oléoduc – la Pologne et l'Allemagne – ont accepté l'embargo. Berlin et Varsovie s'étant engagés à renoncer à leurs importations, 90 % des exportations de pétrole russe vers l'UE seraient ainsi condamnés d'ici la fin de l'année, ont assuré la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le président français Emmanuel Macron. L'extension de l'embargo aux livraisons par oléoduc doit encore être discutée sans qu'une date butoir n’ait été fixée.
L'unanimité étant requise pour l'adoption des sanctions, le feu vert politique des dirigeants doit encore donner lieu à des discussions ce mercredi 1er juin entre les ambassadeurs des Vingt-Sept, en vue de finaliser l'accord. Des négociations devront s’enclencher ensuite pour déterminer le sort des importations via Droujba. Le calendrier et l'étendue de l'interdiction restent pour l’instant encore flous.
Réaction du cours du brut mais sans emballement
Les prix du pétrole, déjà élevés ces derniers mois, ont réagi mais sans s’emballer à l'annonce de l'Union européenne. Le baril de Brent de la mer du Nord pour livraison en juillet, dont c’était le dernier jour de cotation le 31 mai, s’est renchéri de 1,63 % pour atteindre 123,65 $. Le baril de West Texas Intermediate (WTI) américain pour livraison le même mois, a progressé de 3,26 % à 118,82 $.
Selon Intermodal, la décision de Bruxelles pourrait amputer le marché de 9,6 millions de barils par jour à un moment où les stocks mondiaux de pétrole sont tendus. Pour les traders, les barils russes seront simplement redistribués à bas prix vers l'Asie dans un jeu de « vases communicants », offrant ainsi aux occidentaux une sorte de « soupape » à l’envolée des cours.
Les bruts de Norvège, des États-Unis, du Nigeria et du Moyen-Orient sont désignés par les analystes comme de possibles alternatives à l’Oural russe. Toutefois, toutes les origines ne se valent pas et il n’est pas évident de trouver des substituts à la qualité russe, a fortiori si les principaux pays producteurs de pétrole de l’Opep n’ouvrent pas les vannes, ce qu’ils n’ont pas l’intention de faire pour ne pas froisser le partenaire russe, grand contributeur du cartel, et aussi et surtout pour profiter des cours élevés.
Concurrence intense entre types de navires dans le bassin atlantique.
La reconfiguration du transport maritime du pétrole est déjà largement enclenchée. Dès l’invasion de l’Ukraine, de grands mouvements s’observaient. Relevée par la société de courtage BRS, l'évolution des échanges de pétroliers au cours des mois qui ont suivi l'invasion de l'Ukraine par la Russie a entraîné une « concurrence intense » entre différents navires de transport de brut dans le bassin atlantique.
Avant la déclaration de guerre, il y avait entre cinq et dix VLCC disponibles à l’affrètement dans le bassin atlantique une fois qu'ils avaient déchargé leur cargaison. Le courtier estime que d'ici la mi-juin, pas moins de 27 VLCC seront en concurrence pour le transport de brut dans la région. Les très gros transporteurs de brut viennent en fait cannibaliser les suezmax et les aframax, pétroliers plus adaptés à la nouvelle configuration des flux. Les tarifs d’affrètement pour ces deux catégories se sont d’ailleurs bien redressés.
Les observateurs du marché ne minimisent cependant pas les mouvements en cours. Pour certains, ils constituent « le plus grand bouleversement du commerce mondial du pétrole du côté de l'offre depuis que la révolution américaine du schiste a modifié la forme du marché il y a une dizaine d'années. La Russie sera en mesure de faire face à une interdiction du pétrole par l'Union européenne, à condition que l'Asie et la Chine continuent d'acheter son brut. »
Grand déplacement vers l’Est
Piqué par les sanctions occidentales, Moscou a mis sur le cap sur l’Est pour placer son brut blâmé, moyennant toutefois une décote (certaines transactions pour la référence Oural ont été effectuées avec un rabais de près de 40 $ par baril par rapport au brut de référence), ce qui le rend attractif aux yeux de Pékin et de New Dehli. La chine achète en ce moment plus de pétrole que de besoin pour constituer du stock et l’Inde, complètement décomplexée, ne va pas bouder un pétrole bradé.
Les sanctions occidentales ont isolé dès février la Russie du système financier mondial et exercé une pression sur la production et les ventes de pétrole, les acheteurs refusant les barils russes ou cherchant à obtenir un rabais.
« La Russie devrait réduire sa production de pétrole de 20 à 30 % pour atteindre 7 à 8 millions de barils par jour afin d'obtenir un meilleur prix et d'éviter de le vendre au rabais », a déclaré Leonid Fedun, vice-président de la société russe Lukoil, au journal RBC. « Qu'est-ce qui est le mieux : vendre 10 barils de brut pour 50 $ ou sept mais pour 80 $ ? », a-t-il lancé, tout en appelant à investir dans la flotte russe de pétroliers, les sanctions ayant dopé les coûts d'affrètement des navires.
Les exportations maritimes de pétrole russe continuent en tout cas d'augmenter. Mais les volumes transportés par voie maritime ne représentent qu'une partie du total exporté par la Russie. Si l'on tient compte de l'approvisionnement par oléoducs, les exportations totales de brut et de produits russes ont retrouvé en avril le niveau d’avant invasion, soit 8 millions de barils par jour (b/j). Selon le vice-premier ministre russe Alexandre Novak, après avoir chuté d'un million de barils par jour en avril, la production de pétrole russe a repris son cours avec une augmentation 200 000 à 300 000 b/j en mai. Elle devrait confirmer en juin.
Flux de pétrole via la mer en hausse de 50 %
Dans l'ensemble, le flux de pétrole russe vers l'Asie via la mer a augmenté d'au moins 50 % depuis le début de l'année, selon le système de suivi des pétroliers Petro-Logistics.
Les raffineurs européens se sont tournés pour leur part vers le brut du Nigeria, de l'Angola et du Cameroun, dont les imports ont augmenté de 17 % en avril par rapport à la moyenne 2018-2021. L'offre de l'Afrique du Nord vers l'Europe aurait aussi augmenté, de 30 %, depuis mars, indique encore le spécialiste.
Dans le même temps, l’Afrique de l’Ouest a limité ses approvisionnements de l'Inde, qui ont diminué de près de moitié, selon Gerber, avec 280 000 bpj livrés en avril contre 510 000 bpj en mars, Delhi se tournant vers l'offre russe.
Les États-Unis ont aussi significativement contribué à l’approvisionnement de l’Europe. Les importations européennes de brut en mai en provenance des États-Unis sur une base livrée ont augmenté de plus de 15 % par rapport à mars, selon la société de suivi des matières premières et des énergies Kpler, le rythme mensuel le plus élevé jamais enregistré par ses services. L'Europe a déchargé environ 1,45 million de bpj de brut des États-Unis.
Un triangle d’or noir
La Russie reste le plus gros exportateur au monde de pétrole avec une production estimée à 11 Mb/j de brut et la Chine, le premier pays importateur de brut russe, selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), mais l'Europe est un client de poids avec ses 2,4 millions de barils/jour l'an dernier.
En France, la Russie représente ainsi 10 à 12 % des importations de pétrole brut et 20 à 25 % du gazole, selon l'Ufip Energies et Mobilités, qui regroupe les industriels du secteur pétrolier. C'est donc environ un litre de diesel consommé en France sur huit qui viendrait de Russie.
Adeline Descamps