Finalement, le vrac sec, le segment de marchandises le plus regardé par les économistes et professionnels car considéré comme un thermomètre de l'économie mondiale, ne s'est jamais vraiment remis de la crise économique et financière de 2008. Du moins, il n'a jamais retrouvé les niveaux qu'il avait alors connus lorsque la Chine avait soif de matières premières et faisait tourner les hauts-fourneaux à plein régime. Alors que 2017 avait offert un bol d'air, 2018 fut terrible et ce début d'année n'offre aucun répit. Conjoncture et tendances.
« La déprime règne » ont commenté ces derniers jours et semaines les analystes du Baltic Briefing, site d'informations du Baltic Exchange, à la lumière de ce qui se passe sur des marchés affolés. Les différents indices phares du secteur maritime (BDI, BACI, BCTI …), reflets des coûts du transport maritime mondial sur les principales routes maritimes selon les catégories de marchandises, ont dansé la gigue dans des directions opposées.
Le Baltic Dry Index (BDI), indice très regardé par les économistes et professionnels pour le transport du vrac sec (minerais, charbon, métaux, céréales, etc.), était à nouveau au plancher, et parmi ses plus bas niveaux jamais enregistrés. Il a connu en 2018 des moments de grande déprime et d’extrême volatilité. Alphabulk parle même de la plus forte baisse jamais enregistrée, à l'exception de la chute catastrophique consécutive à la faillite de Lehman Brothers il y a 11 ans et annonciatrice de l’effondrement du commerce mondial. Le début de l'année 2019 n’a offert aucun répit.
Le vrac sec polarise toutes les attentions car il représente, avec le conteneur, l’une des deux principales sources de flux du commerce maritime international, jusqu’à représenter près de 50 % des 10,7 milliards de tonnes transportés (2017, les données de 2018 n'étant pas disponibles à ce stade). Cette année-là avait offert au vrac sec une réelle bouffée d’air (+ 4,4 % de croissance contre 2 % en 2016) et les fondamentaux du marché s’étaient améliorés – le BDI avait retrouvé des couleurs avec une moyenne à 10 986 $ par jour en 2017 – grâce notamment à une plus grande discipline du secteur dans la gestion des capacités, les armateurs et propriétaires de flotte limitant les commandes et actionnant l'arme de destruction massive qu'est l'envoi à la ferraille. Mais ces derniers mois, la reprise des commandes et le gros coup de frein sur les « démolitions » inspiraient à nouveau les craintes : la démolition de vraquiers a considérablement diminué en 2018 (- 71,6 %), à seulement 4,2 millions de tpl selon la principale association d'armateurs et de propriétaires de navires Bimco, contre 14,7 Mtpl en 2017 et 29,5 Mtpl en 2016. Néanmoins, fin octobre, à l’occasion de la conférence annuelle Bulk Terminals de l'Association of Bulk Terminal Operators à Hambourg, les armateurs faisaient état d'un marché en reprise.
Multitude d'incertitudes majeures
Pour tous les observateurs du secteur, il existe actuellement une « multitude d'incertitudes majeures » pour ses perspectives commerciales à court terme. Si les États-Unis et la Chine ont convenu d’une pause dans leur « taxopathologie » jusqu’au mois de mars, l’ubuesque bataille d’égos entre les deux géants économiques de la planète, qui ont démarré l’année en se gratifiant mutuellement de mesures protectionnistes sur une liste de marchandises taxées (acier, aluminium, soja, produits marchands…), ne permet pas aux propriétaires notamment de capesize et panamax de se détendre.
Avec la rupture de la digue de la mine de Corrego do Feijao de Vale au Brésil, où le géant minier brésilien est forcément très implanté, le marché s’est encore plus tendu. Vale est d'une part l'un des premiers, si ce n'est le premier, chargeurs mondiaux de vrac sec. Par ailleurs, la Chine importe du Brésil 21 % de ses besoins en minerai de fer, une route gourmande en tonnes-milles et donc intéressante pour l’industrie du transport de vrac et notamment des capesize. L’augmentation de 5 % des importations de minerai de fer en Chine avait été à l’origine de l’amélioration du segment en 2017, portant les volumes totaux à près de 1,1 Mdt, dont 70 % de la demande portée par le géant asiatique.
La fermeture de plus de 100 Mt/an par an de capacités de production depuis 2016 et l’incitation du gouvernement chinois faite aux sidérurgistes locaux de s’approvisionner sur le marché international (faute de qualité des matières premières locales) ont stimulé ces dernières années la demande d'importations du pays, qui se fournit à 85 % auprès de l'Australie via Port Hedland, plus grand terminal de chargement de minerai de fer au monde, et Rio Tinto au Brésil, qui sert en outre de plateforme d’exportation à trois autres grandes sociétés minières mondiales (Broken Hill Proprietary Billiton, Hancock Prospecting et Fortescue Metals Group).
Stocks au plus bas
En 2018, les stocks élevés de minerai de fer en Chine ont précisément été l’une des causes des déboires du segment, faisant peser une menace supplémentaire pour la demande de vraquiers, qui peine déjà à juguler ses excès de capacités. L’an dernier, les importations chinoises de minerai de fer s’affichaient à la baisse, de 1,8 % alors même que la production d'acier du pays a augmenté à un rythme soutenu, les aciéries préférant puiser dans les stocks portuaires, pourtant inventoriés à un niveau bas. Ils pourraient être encouragés à faire de même en 2019 si les tensions commerciales ne s'apaisaient pas complètement.
En outre, l’ouverture de nouvelles unités « plus efficaces dans leur rendement » ne devrait pas, dans l'absolu, profiter au transport maritime. La Chine est passée aux fours électriques à arc (fusion de ferrailles pour leur recyclage), nécessitant moins de minerai de fer et de charbon à coke. Le courtier maritime Simpson Spence Young (SSY) a d'ailleurs revu dernièrement à la baisse ses prévisions concernant le commerce de vrac sec, gageant sur + 2 %, le niveau le plus faible depuis 2015.
Le propriétaire allemand Oldendorff a cédé son Lucy Oldendorff (32 500 tpl), construit en Chine en 2011, à des acheteurs basés à Hong Kong pour un prix non révélé.
Des signes de stabilisation ?
En ce mois de mars, un mois de janvier orienté à la baisse et un mois de février très faible, les taux d'affrètement à temps se sont améliorés ces dernières semaines, comme en témoignent les indices BPI et BSI. Allied Shipbroking and Intermodal voit aussi des signes de stabilisation dans « le flux important de transactions » réalisées récemment. Le courtier, mais aussi Advanced Shipping & Trading, Banchero Costa et Lion Shipbroking, ont tous mis en exergue ces derniers jours la vente du Hanse Gate, un vraquier de 27 800 tpl construit en 2004, par le propriétaire allemand Johs Thode à des intérêts turcs pour 4,55 M$. La presse spécialisée anglo-saxonne a également fait état de celle du vraquier Estia, construit en 2004, pour 5,9 M$. Le propriétaire allemand Oldendorff a également cédé son Lucy Oldendorff (32 500 tpl), construit en Chine en 2011, à des acheteurs basés à Hong Kong pour un prix non révélé sur la base d'un affrétement coque nue pour quatre ans. Scorpio Bulkers vient également d’annoncer la vente des kamsarmax (transport de Bauxite en Guinée) SBI Electra et SBI Flamenco à un prix de 48 M$, alors que VesselsValue évaluait l’ensemble à 42,6 M$, et que le Monégasque avait payé 29 M$ l'unité lorsqu’ils ont été commandés en 2013 à Jiangsu New Yangzijiang. Preuve d'un marché qui s'améliore, Scorpio indique par ailleurs des taux moyens d'affrétement pour le premier trimestre 2019 de 11 000 $/jour pour la flotte Kamsarmax et de 9 100 $/j pour la flotte Ultramax.
Sous le vrac, le charbon
2018 fut plus « sympathique » avec le charbon, dont le commerce mondial avait amorcé une reprise en 2017 avec une croissance de 5,8 % après une expansion limitée en 2016 et une baisse importante en 2015. La hausse de la demande d'importations en Chine, en République de Corée et dans un certain nombre de pays d'Asie du Sud-Est, a soutenu ces derniers temps l'augmentation des volumes de ce marché, dont la Chine, l'Inde, le Japon, la Malaisie et la Corée sont les principaux importateurs tandis que l'Australie et l'Indonésie fournissent.
À cet égard, les frictions commerciales actuelles peuvent entamer un trafic qui était jusqu'à présent sous amphétamines : les exportations croissantes de charbon des États-Unis vers la Chine. Sur les 9 premiers mois de 2018, le marché paraissait néanmoins dynamique, soutenu par une augmentation des importations chinoises et indiennes, de 7 % et 6 % respectivement. Des données qui contrastent fortement avec la faible dynamique européenne. Ainsi la Chine, l'Inde, le Japon et la Corée importent-ils environ 900 Mt de charbon par an, alors que les deux plus gros marchés européens – le Royaume-Uni et l'Allemagne – ont réceptionné environ 110 Mt/an. Mais les tendances restent structurelles : les économies développées poursuivent leur transition énergétique vers des sources moins intensives en carbone. L'Allemagne tire par exemple son énergie à 36 % des sources renouvelables.
Le commerce de charbon reste néanmoins un produit d'exportation clef pour l'Australie, la Colombie et l'Indonésie et d’importation pour les pays d'Asie du Sud-Est. Toutefois, les exportations australiennes de charbon vers la Chine pourraient connaître un ralentissement, les autorités chinoises ayant dans le viseur la pollution atmosphérique. En 2018, avec une valeur 66 Md$, le charbon restait le produit d'exportation le plus précieux à l'Australie, qui possède un vaste portefeuille minier (plus grand producteur et exportateur mondial de bauxite et d'alumine, 300 mines en exploitation produisant 26 produits minéraux majeurs et mineurs), dont les exportations ont généré 248 Md€.
Comme pour d'autres trafics de vrac sec, le marché des céréales est aussi porté par l’Asie, et notamment la Chine, qui représentait près des deux tiers de la demande mondiale d'importation de soja en 2017. Les restrictions changent la donne mais si dans l’immédiat, les fournisseurs sud-américains de la graine profitent des tensions entre la Chine et les États-Unis, il y a de fortes chances pour que la Chine n'aie d'autre solution à échéance plus lointaine que de basculer à nouveau vers le continent nord-américain, défendent les spécialistes. En attendant, le changement de fournisseurs et de routes a un effet positif involontaire sur les tonnes-milles générées…
Adeline Descamps