Une nouvelle forme de congestion a supplanté celle des porte-conteneurs dont l’équipée a créé un spectacle permanent pendant deux ans. Depuis plusieurs semaines, des méthaniers, dont l’affrètement à la journée atteint des niveaux astronomiques, s’agglutinent aux abords des ports européens, où le manque de capacités de regazéification crée des embouteillages. Si tous les pays européens ont investi ces dernières semaines dans des FSRU, terminaux flottants de regazéification, surtout l’Allemagne avec six projets, ils ne seront pas opérationnels avant quelques mois. En attendant, il faut faire avec les terminaux méthaniers existants, parents pauvres dans les ports européens, à l’exception de la France et de l’Espagne, particulièrement bien dotés.
Précipitation pour remplir les stocks
Suite logique et inévitable au grand jeu des chaises musicales dans les flux énergétiques suscité par la déflagration de la guerre en Ukraine, le Vieux Continent a en grande partie compensé la forte baisse des approvisionnements en gaz russe par des importations maritimes de GNL, notamment d’origine américaine. Durant l’été, les pays européens se sont lancés dans une frénésie d'achats de gaz et l’ont fait dans l’urgence et la précipitation afin de remplir les stocks avant les frimas et sécuriser les besoins énergétiques pour l’hiver. L'objectif initial, qui était de remplir les installations de stockage à 80 % de leur capacité totale pour le 1er novembre, a été atteint bien avant l’heure et même dépassé. Les dernières données suggèrent que les réserves de l'Union européenne de gaz naturel sont désormais remplies à 95 %.
Selon MarineTraffic, soixante méthaniers auraient réduit la vitesse ou ancré ici et là dans le nord-ouest de l'Europe, en Méditerranée et dans la péninsule ibérique, pour ne pas se retrouver prisonniers des goulets portuaires alors qu’une dizaine en provenance des États-Unis font actuellement route vers le port de Huelva en Espagne. Il faut rapporter ces données au nombre de méthaniers actuellement en navigation, soit 268 selon Wood Mackenzie.
Nouvel effet boule de neige, les arriérés accumulés en Europe retardent d’autant le retour des méthaniers sur la côte du Golfe des États-Unis, ce qui contribue à gonfler les stocks outre-Atlantique. Parallèlement, les niveaux de stockage flottant de GNL n'ont jamais été aussi élevés, avec un peu plus de 2,5 Mt immobilisées sur l’eau, ce qui équivaudrait à environ 35 navires.
Des importations en hausse de 70 %
L'UE a augmenté ses importations de GNL de près de 70 % au cours des neuf premiers mois de l’année par rapport à la même période de 2021. Les prix spot européens plus élevés que ceux des marchés asiatiques ont aidé l'Europe à s'assurer des approvisionnements supplémentaires. La baisse de la demande en Chine en raison d'une croissance économique plus faible et des confinements à répétition a également contribué à rediriger les approvisionnements vers l'Europe, entraînant parfois une offre excédentaire sur certaines routes. L'opérateur du réseau gazier espagnol Enagas a ainsi annoncé qu'il limiterait les cargaisons traitées en raison des volumes d'approvisionnement importants en cours, alors que la demande industrielle est relativement faible et les stockages élevés.
L’activité industrielle de l'UE a en effet diminué ces derniers mois en raison des réductions de capacité et des fermetures d'usines dans certains secteurs (comme la production d'engrais) particulièrement exposés aux prix élevés de l'énergie.
Concurrence intercontinentale
Aussi, alors que la congestion s’exacerbe, l'Europe consomme moins de gaz qu'elle ne le pourrait actuellement, car l’été tarde à se retirer. Le marché est très clairement sans une situation de contango (prix plus élevé pour une livraison future qu’immédiate) avec une différence de profit qui pourrait être de l'ordre de dizaines de millions de dollars par chargement, selon quelques sources convergentes.
Dans ces conditions, il est avantageux pour l'Europe d'avoir une surabondance de GNL flottant et en dispenser au besoin. Mais cela a un coût. Selon Reuters, l'Allemagne a dépensé 49,5 Md€ dans ses importations de gaz entre janvier et août contre 17,1 Md€ cours de la même période en 2021.
Les tensions internationales s’en trouvent ravivées. L'augmentation de la demande européenne a stimulé la concurrence pour le gaz dans le monde entier. Le gaz, détourné de l’Asie pour se diriger vers l’Europe, va manquer à l’Extrême-Orient. Dans ce contexte, le climat ne sera pas un juge de paix. La Chine, le Japon et la Corée du Sud, guettés par des hivers froids, pourraient alimenter la concurrence entre les continents.
Une volatilité incontrôlable
Pour l’heure, l’afflux de gaz naturel en Europe a fait chuter les prix du gaz sur le marché européen. Ils ont touché, la semaine dernière, leur prix le plus bas depuis juin. Le contrat à terme du Title Transfer Facility (TTF) néerlandais, référence du gaz naturel en Europe, évoluait à 98,60 € le mégawattheure (MWh), repassant ainsi sous la barre des 100 € le MWh, une première depuis juin.
Fin août, le TTF s’était envolé jusqu'à 342 €/MWh, à moins de 3 € de son record historique atteint en mars quelques jours après le début de l'invasion russe de l'Ukraine. Mais sur le marché européen, la hausse du prix du gaz remonte en réalité au deuxième semestre 2021, en lien avec la reprise économique, notamment en Chine, et avec déjà des contraintes sur l’offre du fait d’imprévus sur les unités de liquéfaction du GNL.
Bien qu’en reflux, les prix du gaz naturel en Europe évoluent toutefois à des niveaux toujours élevés, en hausse de 40 % depuis le début de l'année et loin de la moyenne de 46 € en 2021. Pour prévenir les pics de prix extrêmes, la Commission européenne plaide en faveur d’un mécanisme temporaire de correction des prix plutôt qu'un plafonnement des prix proposé par certains Etats membres et qui aurait pu affecter l'attractivité du marché.
Les experts rappellent que les prix sur les marchés spots restent volatils à la hausse comme à la baisse. Un coup de froid et/ou la reprise de l’activité en Chine auraient le pouvoir d’enflammer à nouveau les cours. L'important écart entre les prix spot et les prix à terme d'un mois laisse en outre à penser que le marché s'attend à des prix plus élevés une fois l’hiver bien installé. Nombreux sont aussi les négociants de GNL à soutenir « que ce qui se passe actuellement sur le marché du GNL est un phénomène de très court terme ».
Adeline Descamps