Depuis que l’autorité du canal de Panama a annoncé, début novembre, qu'elle allait contingenter un peu plus le nombre de passages quotidiens et restreindre davantage les tirants d'eau, la congestion et l'attente s'exacerbent aux abords de l'une des voies maritimes les plus empruntées, notamment pour les navires transitant entre l’Asie et les États-Unis.
L’administration du canal prévoit de réduire les transits de 43 % d'ici au 1er février 2024. Seuls 25 navires sont actuellement autorisés (jusqu'au 15 novembre) aux écluses néo-panamax (les plus récentes, celles qui autorisent le passage des porte-conteneurs de 15 000 EVP). Cette jauge sera ramenée à 24 dans la seconde partie du mois, à 22 en décembre, à 20 en janvier et enfin à 18 créneaux à partir du 1er février. Le canal n'exclue pas de proroger les mesures dans la mesure où les premières pluies sont attendues début mai.
L’isthme centraméricain lutte contre une sécheresse critique, exacerbée par El Niño, ce phénomène climatique qui se manifeste tous les deux à sept ans. Le changement climatique se traduit depuis quelques années par une évaporation plus marquée des deux lacs artificiels qui fournissent en eau le système d'écluses – celui d'Alajuela (qui menace la pêche) et du Gatun (trafic maritime), seule source d'eau du pays, dont le niveau a atteint en octobre un niveau dangereusement bas.
Limitation drastique des flux d'ici février
Les nouvelles restrictions concernent les plus grands navires, à savoir les porte-conteneurs et les transporteurs de gaz de pétrole liquéfié de grande capacité, les Very large gas carriers (VLGC), dont les traversées seront réduites d’un tiers, ainsi que les méthaniers et grands transporteurs de gaz (VLPG), qui verront le nombre de voyages amputé de 40 %.
Au 14 novembre, selon le système de notification du canal, 123 navires (contre 94 une semaine plus tôt) attendaient de pouvoir transiter, dont 48 sur réservations, pour un temps d'attente moyen de 4,4 jours vers le Nord et 5,7 jours vers le Sud en octobre. L'arriéré impacte une centaine de navires de taille panamax. Au pic de la sécheresse en août, il y avait 162 navires amassés aux abords du canal.
Montée aux enchères
L’offre de passages se raréfiant, les prix des créneaux aux enchères prennent des chemins inconsidérés. « Une enchère a été obtenue par un très grand transporteur de gaz pour 2,85 M$ le 30 octobre », avait indiqué début novembre Poten & Partners. Les prix de vente se situent en principe autour ou en dessous d’1 M$.
D’après la société de courtage, les décisions de l’administration du canal devraient d’abord et avant tout impacter les navires opérant en tramping, ceux qui n'ont pas la possibilité de réserver des créneaux longtemps à l'avance puisqu’ils sont exploités pour des missions précises et ponctuelles.
Ces opérateurs sont prêts à aligner des sommes disproportionnées pour ne pas avoir à trop attendre. Cette perspective, rapportent les courtiers, incitent certains d’entre eux à faire des offres record pour des places aux enchères, la dernière en date, le 8 novembre, de 3,98 M$ pour le passage de son transporteur de GPL Sunny Bright le 15 novembre, attendu au terminal de Houston, au Texas.
Accepter de payer de telles sommes donne une indication de la perte de revenus si le temps d'attente dans le canal devait devenir trop imprévisible, avec un risque élevé de manquer le « laycan », le créneau horaire pendant lequel un navire doit arriver au port, défini par une date de fin et de début] pour les cargaisons.
Selon Bloomberg, il s’agit d'un navire affrété par le groupe japonais Eneos, qui a toutefois renoncé à payer pour son second navire, le Pyxis Pioneer, qui contournera l'Amérique du Sud pour rejoindre Houston où il doit charger sa cargaison.
Effet boule de neige
Le réacheminement général a bien démarré, notamment par le cap de Bonne-Espérance ou le canal de Suez. La migration se traduit des coûts plus élevés, des temps de trajet plus longs (10 jours par Suez dont le péage est plus cher) et un allongement des tonnes-milles (demande de transport maritime mesurée en volume multiplié par la distance), paramètre favorable aux affréteurs.
Parallèlement, les temps d’attente aux débouchés du canal immobilisent des capacités et resserrent le marché. Effet en cascade : une plus forte absorption de la capacité entraîne une diminution du nombre de navires disponibles qui déclenche une plus forte demande qui enflamme les taux au comptant.
« L'utilisation des navires augmentera de 0,5 à 1 % pour les pétroliers et de 3,3 % pour les VLGC », indique Clarksons. Les grands gaziers et pétroliers sont en l’occurrence de grands clients du canal. Sur le précédent exercice, ils ont totalisé plus de 111 Mt sur les 291 Mt ayant transité par la voie navigable (49,2 Mt de produits chimiques, 29,2 Mt de GPL, 19,6 Mt de brut et de produits pétroliers, et 13,1 Mt de GNL).
Crispation dans le conteneur
La situation commence à crisper. Selon le média national La Estrella de Panamá et confirmé par un document qui porte le sceau de réception du ministère de la présidence du Panama, Jeremy Nixon, le PDG de la compagnie ONE a adressé un courrier au président de l’État panaméen, Laurentino Cortizo, dans lequel il déplore le manque de mesures pour pallier l'approvisionnement en eau douce.
Le CEO envisage d'autres itinéraires, prévient-il, par le canal de Suez, « après avoir subi au cours des deux derniers mois, des retards continus et des restrictions de tirant d’eau. Nos clients d'Asie et d'Amérique du Nord se plaignent de la fiabilité des horaires de nos services qui ne répondent pas aux exigences de rapidité de la chaîne d'approvisionnement ».
Le dirigeant de la compagnie basée à Singapour, mais qui a pour actionnaires MOL, NYK et K-Line, ne manque pas de rappeler que, dans le même temps, le gestionnaire du canal a relevé ses tarifs.
Jéremy Nixon fait écho à une demande formulée par la Chambre maritime du Panama pour que soit « donnée la priorité à la recherche de solutions qui minimisent les graves impacts auxquels la voie navigable est confrontée ».
Canal de Suez, une alternative jusqu'à quand ?
Les vieilles écluses, plus petites, par où transitent les vraquiers chargés de céréales américaines en provenance du golfe du Mexique et à destination de la Chine et de l'Asie, sont aussi concernées par la régulation.
Selon les données de suivi des navires de MarineTraffic, les navires qui opèrent sur ces lignes transitent d'ores et déjà par le canal de Suez, qui pourrait lui-même être soumis à des restrictions mais pour des raisons tout autre, d'ordre géopolitique. Les deux plus grandes artères maritimes mondiales, essentielles aux grandes lignes Est-Ouest, seraient simultanément contraintes.
Adeline Descamps
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