E-carburants maritimes (et aériens) : la France est-elle en capacité de les produire ?

Alors que l'Union européenne fixe à 2 % le taux d'e-carburants qui devront être utilisés par les navires en 2034, 17 projets de production de carburants de synthèse pour le secteur maritime sont recensés en Europe. Elyse Energy, qui a choisi le port de Marseille Fos pour son projet NeoCarb, entend amorcer la pompe en France. Pour relocaliser et décarboner une partie du méthanol importé. Mais sans visibilité sur la demande future.  

Selon une cartographie réalisée par Transport&Environment (T&E), environ 4 % du transport maritime européen pourrait être alimenté par des carburants de synthèse d’ici 2030 si les 17 projets à ce jour recensés en Europe (exclusivement destinés aux navires) aboutissaient. Ils permettraient facilement d'atteindre l'objectif fixé de l'Union européenne de 2 % d'e-carburants utilisés par les navires en 2034.

Mais les fournisseurs de carburants se montrant réticents à s'engager financièrement dans cette nouvelle filière sans garanties sur la demande future, les deux tiers pourraient être remis en question dans les prochaines années. Voire, ce que ne dit pas l’analyse de T&E, fuir vers des secteurs plus lucratifs, tels les usages aériens qui sont non substituables et avec des volumes bien plus importants puisque l'aviation européenne devrait carburer à 70 % avec des SAF (carburants durables) d'ici 2050.

À cette heure, si la plupart des projets destinés au transport maritime n'ont pas encore reçu de financement ni fait l'objet d'une décision finale d'investissement, ils sont majoritairement localisés en Espagne (un tiers de la production potentielle) et au Danemark (pour l'hydrogène).

La France compte actuellement trois projets d’usines de méthanol de synthèse, dont une partie de la production pourrait être fléchée vers le transport maritime : eM-Lacq (Pyrénées-Atlantiques), eM-Rhône et Hynovi (Isère). Au total, près d'1 Mt d’e-méthanol pourraient être ainsi commercialisés d’ici 2030 dans l’Hexagone.

Elyse Energy à la manœuvre en France

Il se trouve qu’Elyse Energy, qui prend le risque d’amorcer la pompe sans ceinture de sécurité sur ses investissements, est à l’initiative de plusieurs d’entre eux.

L’entreprise fondée en 2020 par cinq associés s’attèle depuis sa création en 2020 à  la production de molécules bas carbone (méthanol de synthèse ou e-méthanol) à partir d’hydrogène vert et de captage de CO2 à une source industrielle, visant les marchés de la mobilité lourde difficiles à adresser.

La PME porte un premier projet à Lacq (Pyrénées-Atlantiques), baptisé E-CHO, d'un investissement estimé à quelque 2 Md€, où elle envisage d'exploiter trois unités de production d’ici 2028 : HyLacq à Mourenx pour de l'hydrogène, eM-Lacq à Lacq pour de l'e-méthanol, et BioTJet à Pardies pour du e-biokérosène (carburant aérien durable).

La société est à l’origine d’un autre investissement, estimé celui-ci entre 700 et 750 M€, dans la vallée du Rhône, à Salaise sur Sanne en Isère, sur la plateforme chimique du GIE Osiris des Roches-Roussillon, dont les entreprises membres pourraient fournir le CO2 capté à la source ainsi que l’usine Lafarge du Teil (un contrat a été signé avec Lafarge France en 2022). Avec ce projet appelé eM-Rhône, elle envisage de construire une unité de production de 150 000 t d’e-méthanol pour les secteurs de la chimie et le transport maritime. Ce qui nécessiterait environ 27 000 t par an d’hydrogène.

Les deux sont à des échelles proches mais à des stades d’avancement différents dans la décision finale d’investissement. La concertation préalable (Commission nationale du débat public (CNDP) du premier s’est conclue le 17 janvier et le tour de table financier est ficelé en partie. Le débat public pour le second s’est déroulé du 4 décembre 2023 au 25 février 2024. Le chantier pourrait être lancé en 2025 avec une mise en service industrielle planifiée pour début 2028 en fonction des délais d’autorisation réglementaire.

NeoCarb, le seul implanté dans un port

Annoncé il y a plus de deux ans, le dernier projet en date lancé par la jeune entreprise est localisé dans la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer et il s’est fait plus discret. Nommé NeoCarb, il vise dans un premier temps la production de e-méthanol, pour des usages maritimes, pour lequel le carbone serait tiré des procédés industriels de la plateforme d’économie circulaire Piicto du Caban-Tonkin. Dans une deuxième phase, l’e-méthanol serait converti pour « sortir » du e-kérosène par la voie dite « alcohol-to-jet ». Les deux unités utiliseront de l’hydrogène bas carbone produit sur site par électrolyse.

NeoCarb prévoir de fournir 100 000 t par an d’e-méthanol et 50 000 t d’e-kérosène (avec la capacité de doubler si les besoins du marché le nécessitaient) en utilisant jusqu'à 300 000 t de CO2 recyclées par an.

Le projet pourrait en outre générer et consolider un flux portuaire d’environ 0,5 Mt par an, « que ce soit sur les produits finis qu'on aura à exporter ou sur la possibilité d'importer du méthanol grâce au process alcool-to-jet qui permet précisément d'augmenter le niveau de production de kérosène si nous n'étions pas en capacité d'en produire suffisamment sur site », fait valoir Jérôme Giraud, directeur territorial délégué d’Elyse depuis deux ans, après avoir été durant 15 ans à la direction du développement du port de Marseille et patron de celui de Toulon pendant huit ans.

L’entreprise bénéficiera d'un raccordement électrique dans le cadre d’un contrat signé avec RTE pour 399 MW et sera ainsi reliée à la ligne (controversée) de 125 000 volts.

Où en est le projet ?

L’entreprise a sécurisé 51,3 des 150 ha du parc logistique et industriel Asco Fields (où est implanté Ascométal), non loin de Gravity, un autre des grands projets totems du port phocéen, qui prévoit la construction d’une usine de production de fer préréduit bas carbone (acier vert) en utilisant aussi de l’hydrogène obtenu sur site.

« Nous n'avons pas voulu communiquer avant d'avoir pu sécuriser le foncier dans sa dimension administrative et contractuelle avec Asco Fields. C’est le cas depuis avril. En parallèle, le site a été qualifié dans sa dimension environnementale », assure Jérôme Giraud, signifiant que les inventaires de biodiversité requis ont été réalisés. « Le choix du site a été pragmatique afin d’éviter les zones les plus sensibles. Toutes les simulations de risques (induits et générés) en lien avec notre voisinage direct [Elengy, Air Liquide NDLR] ont été effectuées pour s'assurer qu’au niveau réglementaire, il n'y ait pas d'effet domino interdisant notre implantation à terme », poursuit-il.

En clair, le site est prêt pour la concertation publique, prévue cet automne sur six à huit semaines. En fonction de l’instruction administrative du dossier, le permis de construire pourrait être déposé fin 2025 tandis que la FID (décision finale d’investissement) pour un investissement au-delà du milliard d’euros en phase initiale d’exploitation est envisagée à horizon 2027.

Les porteurs du projet ambitionnent de générer les premiers volumes courant 2030, avec à la clé, selon les déclarations de l’entreprise, la création de 600 emplois directs et indirects.

Importation de 600 à 800 000 t de méthanol par la France

Alors que la France importe aujourd’hui entre 600 000 et 800 000 t de méthanol ( d'origine fossile) chaque année, l’entreprise estime possible de « relocaliser et décarboner la production de 30 % du méthanol aujourd’hui importé en France ».
« Ce que nous portons depuis 2020, c'est une vision de filière, une écologie de combat », défend Pascal Pénicaud, président d’Elyse Energy, élevant le débat à un autre niveau, celui de la souveraineté et celui du renouvellement de l'industrie
par la décarbonation, en rapatriant en France la production d'une partie des besoins énergétiques (décarbonées) du pays.

« Nous cherchons à faire émerger en France, à travers quelques projets concrets de production, une filière d’électro-carburants. Décarbonation veut aussi dire électrification et de ce point de vue, notre pays a des atouts à travers son mix électrique bas carbone et par son statut de porte d'entrée de l'Europe. C’est encore plus vrai sur le bassin de Fos dont les connexions au monde entier permettent de distribuer jusqu'en Europe du nord », explique-t-il à l’occasion d’une présentation faite à la Maison de la mer de Fos-sur-Mer en présence de Christophe Castaner, président du conseil de surveillance du Grand Port maritime de Marseille Fos et du maire de Fos, René Raimondi.

Équation difficile du marché

Si l’entreprise peut s’appuyer sur le cadre réglementaire européen (FuelEU Maritime) et international (Organisation Maritime Internationale), assignant une décarbonation de la flotte, elle se heurte, en tant que pionnier, à la fameuse quadrature de la poule et de l'œuf.

Les producteurs d'e-carburants attendent d’être sûrs que les armateurs soient intéressés avant de réaliser des investissements importants. Ces derniers, quant à eux, attendent que ces carburants se développent et deviennent moins chers avant de signer des accords d'achat. L'UE est attendue sur ce sujet de l’offre et de la demande, par exemple en créant un cadre (fiscal ou réglementaire) sécurisant pour les deux parties.

Elyse fait partie des entreprises qui se lancent sans certitudes sur les volumes futurs, l’évolution des technologies et sans encore avoir signé de contrats d’achat fermes mais avec « l'engagement de faire de ces projets une réalité en France avant la fin de la décennie. »

« Pour moi, ce n'est pas un sujet ArcelorMittal, H2V ou Gravity [noms des projets de décarbonation sur le port de Marseille Fos, NDLR]. Il s'agit de politique publique. Quelle compétitivité la France veut avoir dans ces industries électro-intensives, de l'aciérie au carburant de synthèse ? Quelle capacité notre pays aura au sein de l’UE à adresser ce marché ? Est-ce qu'on veut décarboner en priorité et produire chez nous ce type de carburant ? À quelle proportion ? Qu'est-ce qu'on importe ? », balaie Pascal Penicaud pour lequel il y a en revanche une certitude : « ces molécules, on en a besoin. Ces carburants seront incontournables pour décarboner les mobilités très lourdes et l'industrie. »

Une distribution qui va muter

« La distribution du carburant à l'échelle européenne depuis Fos est déjà une réalité et ce, depuis 50 ans », appuie Jérôme Giraud. On vient simplement s'insérer dans ce schéma largement usité, mais qui va muter, en amenant de nouvelles molécules ». Le dirigeant fait référence au réseau de pipelines qui relie les industriels de la zone de Fos et le port à l'import/export, et qui pourra le cas échéant acheminer du CO2 capté, du méthanol ou de l'hydrogène si par exemple aboutit le futur réseau de transport transfrontalier d’hydrogène par canalisation entre Barcelone et Marseille, dit H2Med/BarMar.

« Au-delà, on a la chance aussi d'être connecté à la voie ferrée et d'avoir la possibilité à terme de bénéficier soit de notre propre connexion au fleuve par voie de barge, soit de bénéficier des modalités logistiques du port », reprend l'ex-portuaire  En Isère, le méthanol (gris) est déjà importé par barge depuis Fos-sur-Mer.

Pour son financement, la société compte sur 300 M€ en fonds propres, octroyés par deux fonds d’investissement, Hy24 (codétenu par Ardian et FiveT Hydrogen), et Mirova (Natixis) et le reste, en emprunt bancaire.

Quant à la stratégie de mise sur le marché une fois le carburant disponible ? « Est-ce que l’on vendra en direct à une compagnie avec un fuel prêt à être mis dans les réservoirs ou laissera-t-on cela à d'autres acteurs qui feront ce travail de commercialisation. Nous n’avons pas encore arrêté notre position », répond Pascal Penicaud.

Adeline Descamps

 

Concilier ou réconcilier souveraineté, écologisation et réindustrialisation ?

Au cours de la présentation, il sera adressé plusieurs remerciements au maire de Fos-sur-Mer, René Raimondi, « pour son soutien constant », en dépit du « contexte et de l’actualité » et « rare dans un territoire comme celui-là ». Celui en effet de la Camargue sacrifiée autrefois sur l'autel de l'industrialisation du pays. « Je suis honoré que ces terrains reviennent véritablement à une industrie verte, qui marque l'avenir définitivement, qui créera de nouveaux emplois et qui je l'espère, apportera une solution pour contenir le réchauffement climatique », explique l’édile, dont on comprendra entre les lignes qu’il se prépare à une âpre concertation publique sur le dossier.

« Il y a trois enjeux : la réindustrialisation, l'écologie et la souveraineté », s'exclame de son côté Christophe Castaner, le président du port de Marseille. Et comme pour prévenir toute levée de boucliers, la réindustrialisation, c'est sous conditions, signifie-t-il. « Il s’agit d'abord de respecter le cadre réglementaire, de compenser, mais aussi de faire les aménagements nécessaires pour que ce développement soit compatible avec le développement de ce territoire selon des critères exigeants » avant de conclure : « je crois qu'ici, depuis quelque temps, nous sommes en train d'inventer un espace portuaire qui réconcilie ces trois enjeux de souveraineté, de réindustrialisation et d'écologie. » Concilier ou réconcilier ?

A.D.

 

 

 

Marchés

Shipping

Maritime

Boutique
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client abonnements@info6tm.com - 01.40.05.23.15