Dans une proposition adressée à l'OMI en prévision d’une prochaine réunion du comité environnemental en novembre, le géant du commerce de matières premières propose d'introduire une taxe sur le CO2 comprise entre 250 et 300 $ par tonne. Seul moyen, affirme-t-il, pour combler l'écart de compétitivité entre les carburants à forte intensité de carbone et les alternatives décarbonées.
La stratégie de l'OMI adoptée au printemps 2018 pour réduire les émissions de CO2 dans le transport maritime international et ainsi se conformer aux objectifs de l'accord de Paris sur le climat est objectivée. Il s’agit de réduire l'intensité carbone d'au moins 40 % en 2030, qui devrait être portée à 70 % en 2050, date à laquelle les émissions de gaz à effet de serre devront, au minimum, avoir diminué de moitié par rapport à 2008.
La 75e session du Comité de la protection du milieu marin (MEPC), initialement prévu en mars mais qui se tiendra de façon virtuelle du 16 au 20 novembre, est décisive. Elle doit débattre des mesures à déployer d’ici à 2023 pour naviguer plus sobrement en 2030.
Mise sous pression par l’UE qui a présenté sa propre stratégie pour limiter les émissions du transport maritime et qui semble prôner des mesures basées sur le marché*, l’OMI est très attendue sur ce rendez-vous. D’autant qu’une majorité de parlementaires européens est favorable à l'inclusion du secteur dans le système communautaire d'échange de quotas d'émission, le SCEQE, à partir de 2022.
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Deux grandes approches au sein de l’OMI
Les négociation seront ardues à l’OMI. Et pas uniquement parce que chacun sera derrière son propre écran d'ordinateur à échanger en visio. Plusieurs approches différentes persistent encore au sein de l’industrie maritime. La première défend un ensemble de mesures opérationnelles, dont un objectif de réduction obligatoire et individuel (2 %, 5 % ?) pour chaque navire, en fonction de son type, de sa taille et de son potentiel de réduction. Certains navires seront jugés suffisamment efficaces pour le moment, tandis que d'autres devront peut-être améliorer leur efficacité pour être dans les clous de l’objectif.
Mais l'exploitant ou le propriétaire du navire resterait arbitre de ses choix et des moyens pour y souscrire. L’objectif devra être consigné dans le plan de management de l’efficacité énergétique (SEEMP), approuvé par l'État du pavillon et révisé chaque année. Le Danemark, la France et l'Allemagne sont à l'origine de cette proposition avec une échéance à 2023.
L’autre logique privilégie la voie technique : les navires existants doivent se conformer à des critères spécifiques d'efficacité énergétique basés sur le type et la taille dans un indice appelé EEXI. Cela peut se faire, par exemple, en diminuant la puissance du moteur d'un navire. La proposition s'inspire de l'indice EEDI actuel, qui vise à garantir l'efficacité des nouvelles constructions. La proposition, portée par le Japon et la Norvège, est soutenue par plusieurs pays ainsi que par les principales organisations de transport maritime telles que Bimco, ICS et Intertanko. Elle entrerait en vigueur en 2022.
La Chine et le Brésil sont à l'origine d'une troisième soumission qui vise à attribuer une cote aux navires en fonction de leur efficacité. Elle ne suffit cependant pas à elle seule, notent plusieurs observateurs. Elle n'a pas de conséquences pour les navires qui ne respectent pas la note qui leur a été attribuée.
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Trafigura a ses propres idées
Qu’elles soient opérationnelles ou techniques, les mesures pour parvenir à une décarbonation du transport maritime dans les temps impartis ne semblent pas suffisantes pour Trafigura, négociant international de matières premières et grand affréteur de navires ( plus de 4 000 voyages chaque année). « Il est maintenant temps de mettre un prix sur les émissions de carbone dans le secteur maritime sous la forme d'une taxe mondiale obligatoire pour le secteur », déclarent sans trembler Jose Maria Larocca, chef du service Pétrole et produits pétroliers, et Rasmus Bach Nielsen, responsable de la décarbonation des carburants chez Trafigura.
Pour les deux dirigeants, les règles sur le soufre introduites en janvier dernier et les nouvelles normes d'efficacité que l’OMI s’efforce de mettre en œuvre « ne permettent pas à elles seules d'atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre ». A fortiori si la quatrième étude de l'OMI sur les gaz à effet de serre, publiée en août 2020, dit vrai.
Non sans provoquer de nombreuses réactions, cette dernière indique que les émissions, passées de 977 Mt métriques en 2012 à plus de 1,076 milliard en 2018, pourraient augmenter jusqu'à 130 % en 2050, par rapport aux niveaux de 2008. En outre, l'étude de l'OMI fait état d'une augmentation de 150 % des émissions de méthane entre 2012 et 2018.
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Taxe significativement élevée
Dans le livre blanc de 16 pages, les deux dirigeants défendent, dans un point de vue étayé par des études dont certaines commandées par leurs soins, « une taxe significative sur les carburants à forte intensité de carbone comprise entre 250 et 300 $ par tonne métrique d'équivalent CO2 ». C’est selon eux le niveau nécessaire pour combler l'écart de compétitivité entre les carburants à forte intensité de carbone et leurs alternatives neutres en carbone. Pour établir ce niveau de taxation, ils ont chargé en 2019 l'université Texas A&M d’identifier le coût de production des carburants à faible et à zéro émission de carbone.
Le niveau est élevé mais finalement moins disant par rapport à un récent rapport de Goldman Sachs, Carbonomics - The green engine of the economic recovery, pour lequel 50 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre nécessiteraient un prix du carbone supérieur à 100 $ par tonne métrique de CO2 pour être décarbonées avec les technologies actuelles, mais jusqu'à 1 000 $ dans les secteurs du transport aérien et maritime.
Cet effort financier serait ensuite ajusté à mesure que l'écart de compétitivité se réduirait, ajuste le document. « Comme des investissements initiaux importants sont nécessaires dans les systèmes de carburants nouveaux et alternatifs, il est probable que l'écart de compétitivité sera important au cours des premières années. Avec le temps, à mesure que les infrastructures seront construites et que des économies d'échelle seront réalisées dans la production de carburants à zéro et à faible teneur en carbone, l'écart devrait se réduire. »
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Système d’autofinancement
Dans le détail, le système de taxation partielle proposé par Trafigura s’apparente à un dispositif d'autofinancement dans lequel une taxe est prélevée lorsqu'un combustible utilisé présente une intensité en équivalent dioxyde de carbone (CO2) supérieure à un niveau de référence convenu et une subvention dans le cas inverse. « En plus de subventionner les carburants à faible ou zéro émission de carbone, les recettes provenant de cette taxe pourraient être en partie utilisées pour financer la R&D de carburants alternatifs. »
En cela, le négociant rejoint la proposition, soumise en 2019 à l'OMI par le secteur, de création d'un conseil international de recherche et de développement maritime (IMRB), financé par une taxe mondiale de 2 $ par tonne métrique sur tous les combustibles de soute. Selon les estimations de l'IMRB, la taxe mondiale générerait environ 500 M$ par an à des fins de R&D (loin des sommes actuellement consacrées aux technologies à faible intensité carbonique, estimées à 20 Md$ en 2019).
Le négociant va plus loin en proposant que les recettes soient utilisées en partie pour aider des pays en développement, parmi lesquels les petits États insulaires, à gérer leur transition énergétique.
Base juridique ?
Dans leur document, les deux dirigeants estiment que leur proposition pourrait très bien trouver une base juridique via un amendement à la Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires (MARPOL). Ils ont également passé en revue la perception de la taxe et les niveaux de prélèvement et de subvention.
Jose Maria Larocca et Rasmus Bach Nielsen en sont convaincus : « Cette augmentation des coûts opérationnels incitera les affréteurs à changer de comportement pour réduire les émissions, affréter des navires plus efficaces et passer à des carburants à faible teneur en carbone. »
Adeline Descamps
* Une mesure fondée sur le marché est un instrument qui utilise le prix et les marchés pour inciter les émetteurs de gaz à effet de serre à réduire leurs émissions. Les taxes, les subventions et les systèmes d'échange de droits d'émission sont des exemples de mesures fondées sur le marché.