Faut-il que les pétroliers aient atteint la fosse des Mariannes pour ne pas être en mesure de remonter à la surface alors même que les tensions impliquant des producteurs de pétrole font traditionnellement grimper en flèche les tarifs des navire-citerne ? Plus d’un mois après le début de la guerre de la Russie contre l'Ukraine, les taux pour la plupart des navires de la catégorie ne décollent toujours pas alors qu’ils sont en hémorragie de liquidités depuis la mi-2020.
Avisés par deux précédents historiques en 1991 et en 2003, les analystes avaient pensé, avec un événement géopolitique majeur, détenir les clés d’une montée en flèche des tarifs pour l’affrètement de VLCC. Mais la réalité d’aujourd’hui – « l'environnement sans doute le plus difficile jamais connu » de l’avis des armateurs de pétroliers – montre qu’il est imprudent et inopérant de se référer aux vieux modèles.
Pour Jonathan Chappell, analyste du transport maritime chez Evercore, il y trois raisons principales pour lesquelles les taux de fret des grands pétroliers restent si bas malgré un risque géopolitique historiquement élevé. « Premièrement, la capacité des navires est clairement excessive, étant donné les niveaux déprimés des taux au comptant lorsque la guerre a éclaté. Deuxièmement, nous sommes au printemps et il n'y a pas vraiment la ruée typique pour sécuriser les stocks. Troisièmement, les prix du pétrole sont devenus complètement paraboliques, et à ce niveau, dans un marché en sur-offre, il n'y a pas d'incitation économique à stocker le pétrole ni à constituer des stocks pour l'été. »
Loin du scénario de 2020
Les prix du brut, au plus haut depuis treize ans, excluent en effet l’opportun stockage flottant. On est loin du scénario du premier semestre 2020 au cours duquel les négociants en matières premières avaient affrété un nombre record de pétroliers pour stocker, en réponse au choc de la demande qui avait fait plonger les prix. La situation s'est maintenant inversée. L’écart entre les prix spot élevés du brut et des produits raffinés et le prix à terme est si important qu'il n'y a pas d'incitation financière. Le stockage flottant du brut est aujourd'hui largement laissé aux VLCC et aux suezmax de la National Iranian Tanker, interdits de commerce en raison des sanctions américaines.
La situation actuelle conjugue une « crise générationnelle », selon l’expression de certains analystes, qui impose des arbitrages radicaux sur les énergies de base, une pandémie mondiale qui n’a pas jeté ses derniers dards et réduit la demande en pétrole de la Chine, son acheteur le plus gourmand au monde, et une guerre dont l’agresseur est l’un des plus grands pourvoyeurs de pétrole avec 10 % des expéditions maritimes de brut, de fuel et de produits raffinés. Selon le BIMCO, les exportations russes de brut et de produits raffinés par voie maritime représentent respectivement environ 5 et 2,7 millions de barils par jour, dont 60 % à destination de l'Europe.
Tarifs loin des seuils de rentabilité
Il y a de quoi mettre à mal la flotte des quelque 8 700 transporteurs de brut et de produits pétroliers, prise entre le marteau géopolitique et l'enclume de la décarbonation. Rien de tout cela n'est en tout cas positif pour les taux et les bénéfices. La dernière actualisation des tarifs d’affrètement de pétroliers publiée par Clarksons Platou Securities pour des tankers âgés de cinq ans en atteste.
Ainsi les taux au comptant pour les très gros transporteurs de brut (VLCC transportant 2 millions de barils) sont désespérément en fond de cale, à 2 800 $ par jour. C'est moins d'un dixième du seuil d’équilibre estimé pour un VLCC de cet âge, soit 32 000 $/j. Ils sont de surcroît en chute libre de près de 60 % par rapport à il y a un mois, lorsque la guerre a commencé. Les suezmax (capacité de 1 million de barils) plafonnent pour leur part à 15 800 $, soit près du double de leurs taux spot moyens il y a un mois, mais loin de leur niveau de rentabilité à 24 000 $ pour un navire de cet âge.
Les navires transportant des produits pétroliers se portent bien mieux. Clarksons a établi le taux spot des LR2 (capacité : 80 000-119 999 tpl) à 29 800 $/j. C'est une hausse de 335 % depuis le début de la guerre, mais avec une hyper volatilité négative selon les semaines. Les taux se fixent toutefois à des conditions qui génèrent des bénéfices puisqu’ils sont au-delà des 23 000 $. Les LR1 (capacité de 55 000-79 999 tpl), négociés autour de 25 100 $/j, ont bondi de 171 % en un mois alors qu’ils broient du noir depuis la mi-2020. Toujours est-il qu’ils font du profit, le curseur à partir duquel ils basculent dans le vert est à 18 000 $ par jour.
Des pertes de 1 Md$ pour le secteur
Une banque d'investissement new-yorkaise a qualifié les taux des pétroliers de « putrides » en février et prévoit que les grands pétroliers seront exploités en dessous du seuil de rentabilité tout au long de l'année. Les dix premiers propriétaires de pétroliers cotés en bourse dans le monde avaient déjà encaissé collectivement des pertes de plus de 1 Md$ en 2021.
La société de conseil McQuillings Services estime pour sa part que les revenus pour la flotte de 860 VLCC s'élèveront à 11 000 $ par jour, mais uniquement pour les unités les plus récentes et efficientes sur un plan énergétique, c’est-à-dire celles qui sont équipées de scrubbers et peuvent de ce fait utiliser des carburants plus riches en soufre et donc moins chers. Les doyens n’auraient pas cette chance selon le consultant et ne gagneraient guère plus de 2 500 $ par jour, soit bien moins que les coûts d'exploitation quotidiens de 9 800 $.
Des sorts différenciés
Les marchés pétroliers de la Baltique, de la mer Noire et de la Méditerranée desservis par des aframax (distance moyen-courrier pour une capacité de 750 000 barils) sont particulièrement volatils depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Et ce d’autant plus que la société russe Sovcomflot est le plus grand propriétaire de ces navires. Les assureurs londoniens ont étendu à toutes les eaux russes la liste des zones où les assureurs peuvent facturer des primes supplémentaires. Au début du conflit, les zones répertoriées par le Joint War Committee, le conseil consultatif qui évalue et désigne les régions à risque accru pour le marché de l'assurance maritime de Londres, se limitaient à des parties de la mer Noire et de la mer d'Azov. La semaine dernière, les navires entrant dans la mer Noire étaient presque inassurables, car les assureurs demandaient jusqu'à 10 % de la valeur de la coque d'un navire pour couvrir un voyage.
Selon les données du Baltic Exchange de Londres, l’affrètement des aframax et suezmax pour le transport de brut depuis les ports de la Baltique et de la mer Noire a bondi de 800 et 1 600 % au cours des neuf derniers jours et dépassé 262 000 $/j pour des voyages entre Primorsk et Rotterdam.
Pour les analystes, ils traduisent la fébrilité des producteurs russes qui commencent à établir des rabais afin de trouver des acheteurs. Jusqu'à 70 % des exportations de brut russe manqueraient d'acheteurs malgré des prix fortement réduits, indique le BIMCO. La semaine dernière, l'Urals russe a en effet été proposé à près de 35 $ de moins par baril que le prix de référence du Brent. En supposant un coût de transport d'environ 7 $ par baril, cela signifie que les acheteurs bénéficieraient d'une remise de plus de 40 $.
Des signes perceptibles de sortie du trou noir
Les pétroliers, autres que ceux engagés dans le commerce russe, restent à l’écart de ces à-coups. Certains analystes observent cependant des signes plus encourageants pour le fret pétrolier.
Les acheteurs de pétrole reconstituent leurs stocks. Des pays exportateurs libèrent leurs réserves stratégiques (les 31 pays membres de l'Agence internationale de l'énergie ont convenu de libérer 60 millions de barils de pétrole). Le conflit russo-ukrainien remodèle la carte des flux pétroliers avec l’entrée en jeu de fournisseurs du golfe Persique, des États-Unis, d'Afrique de l'Ouest et d'Amérique latine pour compenser les pertes de barils russes.
L’allongement des distances pourrait offrir un ballon d’oxygène aux VLCC : la demande en tonnes-milles est calculée en multipliant le volume de marchandises transportées en tonnes par la distance parcourue en milles. Le fait de couvrir une distance plus longue implique mécaniquement une diminution de la disponibilité des navires. La réorientation du brut de la mer Noire ou de la Baltique vers l'Asie au lieu de l'Europe nécessite des voyages plus longs de 25 jours. Autant de facteurs porteurs pour le transport maritime.
Une demande encore erratique
« La reprise cyclique du marché du fret a commencé et tous les segments voient maintenant les taux approcher les niveaux prépandémiques », confirme la société norvégienne Arctic Securities. « L'amélioration du secteur des VLCC, chroniquement faible, est également visible alors que le marché entre dans le deuxième trimestre avec une demande de brut qui explose sur tous les continents. »
Le londonien Maritime Strategies International estime même que les revenus quotidiens moyens des VLCC au cours du premier trimestre devraient s’établir autour de 20 600 $ du fait des voyages vers la Chine depuis les États-Unis et le golfe Persique. « Les gains en tonnes-milles résultant de la guerre russo-ukrainienne sont susceptibles de soutenir la demande, mais si les volumes globaux n'augmentent pas, cela ne suffira pas à relancer le marché », modère le consultant.
À en juger par les données de S&P Global, la demande mondiale de pétrole ne devrait augmenter que de 2,9 millions de b/j en 2022, avec de nouveaux risques de baisse dans un contexte induit par la guerre de croissance économique ralentie et de prix élevés du pétrole. Autre facteur de risque : les nouvelles livraisons dépassent les démolitions et, selon S&P Global, environ 36 VLCC, 33 suezmax et 24 aframax étofferont la flotte mondiale cette année.
Une dynamique des flux très sophistiquée
La dynamique des flux mondiaux de pétrole est réputée hypercomplexe. Force est de reconnaître que la situation actuelle s’apparente à une montagne de complexités. Et les préoccupations du marché ne manquent ni d’arguments ni de facteurs de risques.
Le prix du pétrole est élevé. La demande de pétrole est faible par rapport à ce qu'elle était avant la crise. L'OPEP, qui détient les clés d’une partie de l'équilibre des marchés pétroliers, est intangible. Et elle vient encore de le rappeler aux représentants de Bruxelles au cours d’un échange à Vienne : l'Organisation des pays exportateurs de pétrole ne pompera pas davantage de pétrole. L'OPEP+, qui se compose de l'OPEP et d'autres producteurs, dont la Russie, augmentera sa production d'environ 432 000 barils par jour en mai, comme ce qui avait été convenu il y a quelques mois dans le cadre d’une stratégie visant à libérer progressivement la production.
Le cartel a également indiqué que les sanctions actuelles et à venir contre la Russie – un embargo pétrolier est à l’étude dans le cadre d’un sixième jeu de sanctions de l’UE –, vont créer « l'un des pires chocs d'approvisionnement en pétrole jamais enregistrés et qu'il serait impossible de remplacer ces volumes. » L’UE cherche à obtenir de l’OPEP qu’elle ouvre les vannes afin de faire redescendre les prix.
Enfin, la demande de la Chine, qui devait représenter la majorité de la croissance des importations de brut en 2022 (le pays consommerait plus de 13 Mb/j par an), est hypothéquée par la résurgence du virus et les difficultés de Pékin à en découdre.
Au final, il n’y a guère actuellement que la croissance des tonnes-milles qui fasse figure d’opportunité de développement pour la demande pour la flotte de pétroliers.
Adeline Descamps