Á un peu plus d’un mois du terme de l’année, les occurrences de « récession » et de « stagflation » n’ont jamais été aussi virales. Et pour une fois, le phénomène est synchronisé à l’échelle de la planète.
Les crises – alimentaire, économique, énergétique, sociale, sociétale, géopolitique… –, se croisent et se superposent mais aucune ne s’aplanit. Et le transport maritime se retrouve au balcon de cet écheveau complexe.
Sur le thème « naviguer à travers les perturbations », la Cnuced vient de publier sa somme annuelle, cette Review of maritime transport (Etude sur les transports maritimes 2022), dont la couverture rappelant les codes des affiches rétro est parfaitement identifiable. Chaque année, à la même époque, l’organisme des Nations unies en charge du commerce et du développement, offre un arrêt sur image sur les échanges, les ports et le transport maritimes et une perspective sur un futur immédiat.
De l’iceberg au chaos
En 2020, le commerce maritime mondial avait rencontré un iceberg qui s’est éparpillé façon puzzle, traçant les sillons dans lesquels le transport maritime a navigué cahin-caha en 2021. L’an dernier, période sur laquelle l’étude se concentre plus précisément mais pas exclusivement, présente une traversée asymétrique selon les régions et les marchés mais avec en lot commun de multiples convulsions : pénuries généralisées (navires et conteneurs), demande erratique selon les segments, pics spectaculaires des taux de fret, poussées inflationnistes, engorgements portuaires, perturbations inédites des chaînes d’approvisionnement…
Le panorama 2022 est encore plus chaotique. Une inflation galopante a contaminé la planète. La Chine, premier exportateur mondial de biens conteneurisés et importateur mondial de tout premier plan de matières premières et d’énergies, est engluée dans une politique zéro-Covid qui cadenasse toujours son économie, perturbe la fabrication et les livraisons au niveau mondial.
En mer Noire, la guerre entre les deux pays voisins est une menace pour la sécurité alimentaire et l’approvisionnement en énergies des grandes industries clés européennes. L’Ukraine, qui fournit en temps ordinaire 30 % du blé et de l’orge mondiales, un cinquième du maïs et plus de la moitié de l'huile de tournesol, affectent dramatiquement les pays à revenu moyen et faible qui en dépendent (selon une simulation de l’organisation, la hausse des prix des céréales et des taux de fret de vrac sec peut contribuer à une augmentation de 1,2 % des prix alimentaires à la consommation).
La Russie qui, avec le Belarus, exporte environ un cinquième des engrais du monde, est aussi le premier exportateur de gaz naturel et le deuxième exportateur de pétrole.
Mouvements sociaux et aléas climatiques
Des mouvements sociaux persistants et chroniques dans un certain nombre de ports mondiaux, notamment en Allemagne, en République de Corée, en Afrique du Sud et au Royaume-Uni, surajoutent aux tensions déjà exacerbés par les longs moins de congestion sur les quais et au mouillage.
Enfin le tour d’horizon ne serait pas complet sans évoquer une série de phénomènes météorologiques extrêmes (inondations, ouragans, canicules) à des endroits clés de la planète pour les marchandises transportées en vrac (minerai de fer, soja, riz...) dont témoigne la versatilité des taux de fret, entre accès de fièvre et hypothermie.
Ainsi au 30 septembre, l'indice du Baltic exchange, qui suit les capesize, s'est établi à 13 695 $/j, soit 67,7 % de moins que les 42 379 $/j de la même période en 2021 et 36,6 % de moins que les 21 599 $/j au deuxième trimestre. Durant le seul troisième trimestre, les taux des plus grands vraquiers sont passés d’un maximum de 24 603 $ à un minimum de 2 505 $ avant de rebondir à nouveau à 16 214 $/j.
Seul le transport maritime de pétrole, finalement, pourrait être le bénéficiaire collatéral du remaniement des flux mondiaux consécutifs à la guerre en Ukraine. Avec toutefois une ombre au tableau : les vieux pétroliers qui devraient être mis au rebut par les réglementations EEXI et CII de l'OMI font de la résistance pour servir au transport illicite du pétrole russe bientôt sanctionné.
Des projections de croissance revues à la baisse
La Cnuced avait laissé il y a un an le lecteur sur une projection de croissance de l’ordre de 2,4 % entre 2022 et 2026 et sur un rebond de croissance de l’ordre de 4,3 % en 2021 après un passage en territoire négatif de 3,8 % en 2020 (10,7 milliards de tonnes) et un ralentissement manifeste en 2019 avec des volumes plafonnant (+ 0,5 %), à 11,08 milliards de tonnes.
Ses données actualisées font état aujourd’hui d’une croissance corrigée à 3,2 % en 2021 avec 11 milliards de tonnes. L'Asie est restée, sans surprise, « le premier centre mondial de traitement des cargaisons maritimes pesant 42 % des exportations et 64 % des importations ».
Les économistes des Nations unies sont plus pessimistes pour la suite qu’il y a un an, réduisant les estimations de croissance à 1,4 % pour 2022 et à 2,1 % pour la période 2023-2027, un rythme plus lent que la moyenne sur les trois décennies précédentes (+ 3,3 %).
La croissance du transport de conteneur ne devrait pas excéder 1,2 %, sous l’effet des « vents contraires macroéconomiques forts combinés à un affaiblissement de l'économie chinoise, à la hausse de l'inflation et du coût de la vie et au transfert des dépenses des biens vers les services ». Il devrait rebondir légèrement à 1,9 % en 2023.
Grande migration des flux
Plus globalement, le commerce maritime restera soutenu (en tonnes-milles) par le grand mécano (jamais observé) de substitution des marchés et des fournisseurs. La Russie, sous sanction, doit trouver d’autres marchés pour placer son pétrole. Les pays africains s'approvisionnent en céréales dans des régions plus éloignées.
« Le Nigeria, par exemple, s'approvisionne désormais en potasse au Canada, tandis que l'Égypte importe du blé de l’Inde, tout comme plusieurs pays d'Asie de l'Est. Les pays africains importent davantage de céréales du Brésil, tandis que la Chine devrait changer ses sources d'approvisionnement en maïs au Brésil et acheter davantage aux États-Unis. L'Union européenne est également susceptible d'importer davantage de maïs du Brésil et des Etats-Unis », énumèrent les auteurs de l’étude, parmi lesquels Jan Hoffmann, en charge des affaires maritimes à la Cnuced (division technologie et logistique).
Les échanges de pétrole et de gaz sont également en cours de reconfiguration, la guerre ayant profondément remis en cause l'approvisionnement énergétique mondial. « L'interdiction des exportations russes devrait continuer à stimuler la demande mondiale de charbon, tout en incitant aux investissements dans l'électricité verte, qui aura à son tour un effet d’enrôlement sur la demande de métaux », soutiennent-ils.
Deux années sans appel
Pour l’agence onusienne, dresser le panorama de ces deux dernières années de crises n’a de sens que s’il permet d’éclairer les politiques publiques. En l’occurrence, « elles démontrent à quel point les ports et le transport maritime impactent le bon fonctionnement de l'économie mondiale », s’étonne encore Shamika Sirimanne, directrice de la division technologie et logistique de la Cnuced. « La hausse des taux de fret a entraîné une flambée des prix à la consommation, notamment pour les plus vulnérables. L'interruption des chaînes d'approvisionnement a provoqué des licenciements et de l’insécurité alimentaire », explique-t-elle lors de la conférence de presse de présentation de l’étude.
Pour Jan Hoffmann, la hausse des taux de fret, la congestion et les ruptures importantes sur les chaînes de valeur mondiales ne sont que les symptômes d’une inadéquation entre la demande et l'offre de capacités logistiques. Une des raisons pour laquelle les deux représentants des Nations unies appellent, sans s’essouffler, à des investissements massifs pour renforcer « les infrastructures de transport, améliorer les performances et la productivité des ports, permettre la connectivité, développer les espaces et les capacités de stockage et d'entreposage, minimiser les pénuries de main-d'œuvre et d'équipement, rendre les ports et leurs connexions avec l'arrière-pays plus efficaces, développer des flottes et des services de transport maritime régionaux... ».
Surveillance accrue des taux de fret
Et cela ne pourra pas se faire sans une « mobilisation du privé », sans accompagner les pays en développement et sans une réflexion de fond si les chaînes d'approvisionnement devaient être reconfigurées, insistent-ils. « Les choix de l'emplacement de la production doivent être soigneusement évaluées » (cf. plus bas).
La Cnuced prône par ailleurs une surveillance accrue des taux de fret qui, propulsés « à un niveau cinq fois plus élevé en 2021 » ont eu « un fort impact sur les prix à la consommation ».
Comment ? elle n’exclue pas « des mesures pour garantir des conditions de concurrence équitables », sans les nommer. Elle recommande la mise en œuvre d’outils de suivi et de mesure des performances, « tels des indices maritimes régionaux et des observatoires du fret ». Mais elle prône aussi l’introduction de contrôles systématiques sur les surestaries et des « mécanismes formels et informels de résolution des litiges ».
Contrôle de l’intégration verticale et horizontale
Dans un esprit proche, pour renforcer la capacité des régulateurs et des autorités de la concurrence, en particulier dans les économies moins avancées et en voie de développement, elle milite pour une plus grande transparence des taux de fret.
Elle plaide aussi en faveur d’un contrôle renforcé, au travers d’une plus grande collaboration entre les autorités de la concurrence et portuaires, de la consolidation verticale du secteur en adoptant des mesures préventives. Elle appelle aussi à une meilleure coopération internationale en matière de pratiques transfrontalières anticoncurrentielles en s’appuyant sur « les règles et de principes de concurrence des Nations unies ».
Á ce niveau, la Cnuced se réfère au poids dominant pris par une poignée d’acteurs au moyen de fusions et d'acquisitions. Selon les données de l’organisation, entre 1996 et 2022, les 20 premiers transporteurs ont augmenté leur part dans la capacité de transport de conteneurs de 48 à 91 %. Et au cours des cinq dernières années, les quatre plus grands transporteurs ont augmenté leurs parts de marché de manière à contrôler plus de la moitié de la capacité mondiale, indique-t-elle.
Domination manifeste
Aujourd'hui, les neuf premiers armateurs de porte-conteneurs mondiaux, qui organisent leurs services sur les routes est-ouest par le biais de trois alliances stratégiques, « contrôlent 80 % du marché mondial et n'incluent aucun transporteur de petite taille ». « L'intégration a donné aux transporteurs et à leurs alliances des positions de négociation plus fortes vis-à-vis des autorités portuaires, puisqu'ils ont maintenant deux sièges à la table : en tant que locataires de terminaux et fournisseurs de services de transport maritime », dénonce-t-elle.
Dix priorités
Enfin, dans la longue liste des recommandations, la transition énergétique et numérique occupe aussi une large place. Conformément à sa vocation, la Cnuced veille à ce qu’elle ne laisse pas sur le bord de la route « les ports des pays en développement ».
Le rapport démontre qu'entre 2020 et 2021, les émissions totales de carbone de la flotte maritime mondiale ont augmenté de 4,7 %, la plupart générées par les porte-conteneurs, des vraquiers et des navires de marchandises diverses. L’institution s’inquiète à ce niveau du vieillissement accéléré des flottes alors que les investissements dans le renouvellement vont être entravés par « l'envolée des taux d’intérêts, l'assombrissement des perspectives économiques et les incertitudes réglementaires ».
Trop de priorités tuant la priorité, le trop-plein ne remplissant pas forcément les vides, les dix domaines d’actions listées et explicités par la Cnuced peuvent dérouter le lecteur et nuire à l’efficacité du propos. Mais l’établissement d’une telle somme (200 pages) sur le transport maritime, dans toutes ses composantes, n’a pas vraiment d’équivalent.
Adeline Descamps
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