Le JMM en évoquait la possibilité dans son édition du 14 mai (cf. Pétroliers : l'inespéré coup du sort). Les États-Unis ont annoncé qu’ils autorisaient des dérogations à la Jones Act pour permettre aux exploitants de navires ne battant pas pavillon américain de transporter des produits pétroliers entre la côte du Golfe et les ports de la côte Est.
« Dans l'intérêt de la défense nationale, j'ai approuvé une demande de dérogation temporaire et ciblée pour une entreprise individuelle afin d'atténuer les contraintes d'approvisionnement en pétrole résultant des interruptions de fonctionnement du Colonial Pipeline », a déclaré Alejandro Mayorkas, secrétaire d’État américain à la Sécurité intérieure (DHS), dans un communiqué. Une décision prise conjointement avec les départements des Transports (DOT), de l'Énergie et de la Défense sur la base d’une évaluation des navires-citernes américains disponibles et des demandes déposées par des sociétés étrangères, ajoute le ministère.
Mise en œuvre dès 1920, la Jones Act exige notamment que les marchandises transportées entre les ports américains le soient par des navires battant pavillon américain, construits, possédés et armés par des chantiers navals, des propriétaires et des marins américains. La cyber attaque contre le Colonial Pipeline, qui a provoqué l’interruption des opérations le 11 mai, fait peser une menace sur l’avitaillement en produits raffinés (diesel, essence et kérosène) de la côte Est des États-Unis. Avec sa capacité de 2,5 millions de barils par jour, l’oléoduc de 8 851 km qui relie les raffineries du Golfe du Mexique aux centres de distribution de la côte Est, assure près de la moitié (45 %) de la consommation de la côte est américaine.
Pétroliers : l'inespéré coup du sort
Capacité intérieure insuffisante
L’incident a eu un impact immédiat sur l’activité des pétroliers MR (middle range) pris d’assaut par les raffineurs américains pour stocker du carburant en anticipation d’une pénurie et par les négociants pour sécuriser leurs expéditions. Les tarifs journaliers se sont envolés notamment sur la route transatlantique. Rien de surprenant pour les analystes qui rappellent qu’à chaque fermeture du pipeline, les tarifs des transporteurs de produits pétroliers ont grimpé en flèche puis sont redescendus tout aussi rapidement.
Le ministère américain de la Sécurité intérieure (DHS) déroge à sa sacro-sainte loi alors que le gestionnaire du Colonial Pipeline a annoncé dès le 13 mai être en mesure de reprendre la livraison de carburant tout en reconnaissant qu’il faudrait plusieurs jours pour un retour à la normale (selon Bloomberg, Colonial aurait payé une rançon de 5 M$ en crypto-monnaie.
Et selon les données de l'Energy Information Administration (EIA), les stocks combinés d'essence et de distillats de la côte Est sont loin de la réserve. Ils totalisaient 102,6 millions de barils en avril. La société d’analyse financière Vortexa estime même que les stocks d'essence de cette zone sont suffisants pour couvrir 20 à 25 jours de demande à terme.
Réarmer des tankers inactifs
Mais l’exécutif américain a visiblement une lecture différente des jauges et doit estimer que la capacité des navires répondant aux critères de la loi Jones est insuffisante pour transporter du carburant dans la région concernée.
Selon Reuters, cette dérogation a été motivée en partie par le délai nécessaire au réarmement de tankers, les armateurs étaient réticents à réactiver ces navires sans un engagement ferme pour des possibilités d'affrètement plus longues. Selon un armateur, il faudrait au moins 10 jours pour remettre en service les navires inactifs avant de pouvoir rejoindre un quai de chargement, embarquer une cargaison et la transporter vers le marché de destination.
Dans un discours prononcé à la Maison Blanche, le président Joe Biden a indiqué que son administration « accordera des dérogations supplémentaires si nécessaire », et qu'elles resteront en place jusqu'à ce que le service du pipeline soit entièrement rétabli.
Non sans heurts
« Lorsque des navires battant pavillon américain ne sont pas disponibles pour répondre aux exigences de la défense nationale, le ministère de la Sécurité intérieure peut accorder une dérogation à la loi Jones uniquement si les expéditions proposées sont dans l'intérêt de la défense nationale et après une évaluation minutieuse de la question », justifie le ministère.
Le besoin urgent qui ne peut raisonnablement être satisfait par des navires américains et compromet l’'approvisionnement national risque de faire débat. L’octroi de dérogations au nom de la sécurité intérieure ne se fait pas sans grincement de dents dans un pays où la souveraineté stratégique est un « droit inaliénable ». Au-delà, l’événement soulève de fortes inquiétudes outre-atlantique, à la fois sur les menaces qui pèsent sur le secteur de l'énergie et sur les propriétaires de pétroliers, dont les navires transportent des marchandises dangereuses, mais aussi sur l'état des cyberdéfenses qui protègent les infrastructures énergétiques américaines vieillissantes. Joe Biden a très rapidement désamorcé en annonçant que les fonds dégagés dans le cadre de son plan de relance devait y pallier.
Adeline Descamps