Il y a un peu moins de deux ans, alors que les pays du monde entier fermaient leurs frontières et verrouillaient leurs villes pour éteindre les départs de feux épidémiques, personne n’aurait misé un baril sur une remontée aussi impressionnante du cours du Brent à près de 100 $ aujourd’hui et des prix du gaz à 45-50 $/Mbtu (million British Thermal Units, unité de mesure de référence) pour le GNL au comptant en Asie du Nord-Est. Entre 2020 et aujourd’hui, le baril de pétrole sera donc passé de 20 à près de 93,81 $ et le gaz de 2 $ à 50 $/Mbtu (le 31 décembre)
Selon la dernière évaluation de Ship & Bunker depuis décembre, le prix moyen du fuel de moins de 0,5 % de soufre (VLSFO) dans les 20 principaux ports de soutage s’établit actuellement à 731,50 $ par tonne, soit une hausse de 55 % par rapport à l'année précédente. Dans la mémoire du transport maritime, rappelle le spécialiste des données sur les soutes, il y a eu trois moments où le prix du carburant maritime était proche des niveaux d'aujourd'hui.
De mémoire maritime
La plus récente a eu lieu en janvier 2020, dans le sillage immédiat de la réglementation environnementale IMO 2020, qui a condamné le fuel à 3,5 % de soufre (HFO), bien moins coûteux, pour les navires non équipés de dispositifs d’épuration des gaz d’échappement (scrubbers), et exigé l’emploi d’un carburant à basse teneur de soufre (VLSFO). Quelques jours à peine après l’entrée en vigueur des nouvelles exigences réglementaires, le 6 janvier 2020, le VLSFO atteignait les 694 $ la tonne, pic qui sera dépassé le 27 janvier.
Avant, il faut remonter à mars 2012 pour trouver une trace d’un combustible aussi cher (746 $/t pour les 20 principaux ports de soutage) et au 11 juillet 2008 pour trouver un IFO 380 de 724 $/t à Rotterdam, de 738 $ à Fujairah et de 753 $ à Singapour.
En 2012, rappellent les experts du secteur, le coût élevé des combustibles de soute avait déclenché une vague de surtaxes d'urgence sur le carburant tandis que les transporteurs maritimes avaient abusé de la réduction de la vitesse des navires (slow steaming) pour limiter la consommation énergétique. La mesure était alors de bon aloi : le secteur était lourdement handicapé par la surpacacité.
Le rôle des méthaniers dans la flambée des prix
À la fin du mois de janvier 2022, l'écart entre le VLSFO et le HFO était de 168 $/t. Appelé Hi5, le différentiel de prix entre les deux carburants conventionnels est devenu un marqueur de référence pour amortir l’investissement dans des scrubbers. Plus il est grand plus le choix du scrubbers s’avère profitable, le fuel lourd étant bien cher que son homologue bas soufre. Ainsi au cours des quatre semaines de janvier 2022, selon S&P Global Platts, les VLCC équipés de ces dispositifs ont bénéficié d'un avantage en termes de revenus de l’ordre de 5 000 à 6 000 $ par jour.
Selon les traders de la société Integr8 Fuels, les niveaux élevés des cours du gaz « poussent les exploiter de méthaniers à se rabattre sur les carburants conventionnels moins chers », fuel et diesel marin à basse teneur en soufre (la plupart des méthaniers sont configurés pour pouvoir consommer le gaz d’évaporation comme combustible de soute). Ils ont en tout cas enregistré un nombre croissant de demandes dans ce sens au cours des derniers mois.
Or, les prix du GNL carburant à Singapour étaient jusqu'à 200 $/t plus chers que le MGO (diesel marin) à la fin du mois de janvier. Cet écart de prix étaient encore plus manifeste dans les autres centres de soutage de référence, les cotations de Rotterdam et de la Méditerranée occidentale étant plus élevées de 50 et 450 $ par tonne par rapport à Singapour.
Pression sur la demande de carburants conventionnels
« Hypothétiquement et s'il est maintenu pendant un an, le passage du GNL aux carburants classiques pourrait ajouter 60 000 barils par jour (b/j) à la demande de gazoil [MGO] et 120 000 b/j à la demande de fuel [VLSFO]. La demande supplémentaire, résultant du passage du GNL aux carburants classiques, devrait représenter un peu plus de 6 % de la croissance prévue en 2022 pour le gazoil et bien davantage dans le cas du fuel ».
Le phénomène serait suffisamment fort, selon les spécialistes, pour faire pression sur la demande mondiale de produits pétroliers et avoir une part de responsabilité dans les prix actuels du VLSFO.
La compétitivité des combustibles conventionnels par rapport au GNL est-elle durable ? « D'une part, les stocks de gaz anormalement bas et l'incertitude entourant la mise en service d'un gazoduc reliant la Russie à l'Allemagne soutiennent les prix du gaz. D'autre part, les prévisions selon lesquelles les pays de l'OPEP et les autres producteurs de pétrole continueront à augmenter leur production pourraient faire baisser les prix du brut. Si c'est le cas, les exploitants de méthaniers pourraient continuer à acheter plus de carburants conventionnels que d'habitude », répondent indirectement les courtiers de Integr8 Fuels.
Adeline Descamps