« La reprise est en cours mais mais à un rythme plus lent que prévu ». Tel le saphir qui entre en contact avec le microsillon d’un disque rayé, les analystes du marché pétrolier bégaient depuis des mois. Les jours passant, les semaines s’enchâssant, cela fait plus d’un an désormais que les exploitants de pétroliers reportent avec foi et conviction les échéances de reprise du marché. Après avoir connu en 2021 la pire année depuis trois décennies et un début d'année 2022 catastrophique, ils viennent une nouvelle fois de revoir à la baisse leurs prévisions concernant la demande de transport de brut.
Après l’inattendu Omicron, qui a retardé le moment, le marché doit désormais composer avec les perturbations dans les approvisionnements en or noir consécutifs à la flambée des prix du gaz naturel et aux tensions géopolitiques qui s’expriment à plusieurs points du globe. La reprise hésite encore face à la menace de sanctions en Europe à l’égard de la Russie, deuxième producteur mondial de pétrole derrière les États-Unis, et aux attaques de rebelles yéménites contre les Émirats arabes unis au Moyen-Orient.
À leur plus bas niveau depuis la fin des années 90
Comme le porte-conteneur, le VLCC, très grand transporteur de brut à la capacité de deux millions de barils, a connu une divine période à ceci près que sa bonne fortune aura été de très courte durée, une histoire de quelques mois à vrai dire, quand le choc pandémique à fait plonger les prix du Brent à leur plus bas niveau depuis la fin des années 90, tandis que le WTI, référence de brut américain, passait sous la barre du zéro.
Le marché a alors basculé dans une structure de contango, phénomène qui se produit quand le pétrole ne vaut plus rien. À la grande joie des négociants. La demande de stockage flottant s’est alors enfiévrée. Les tarifs d’affrètement des superpétroliers se sont enflammés et les caisses des armateurs se sont remplies alors que les cuves terrestres débordaient d’un pétrole dont plus personne ne voulait, l’activité industrielle étant mise sous cloche et les avions étant cloués au sol par un virus planétaire. Depuis, le vent a tourné. De trimestre en trimestre, à l’occasion de la publication des résultats financiers, les armateurs répètent inlassablement que plusieurs indicateurs étayent une configuration positive de leur marché.
Sortie de crise imminente
La sortie de crise est imminente, vient encore de rappeler Hugo de Stoop, le CEO de l’armateur belge Euronav, un des plus grands exploitants de VLCC à l’occasion de la présentation de ses résultats annuels. En un an, la société est passé d’un résultat net de plus de 470 M$ à 339 M$ de pertes…
Néanmoins, pour le dirigeant, tous les fondamentaux sont réunis pour retrouver le cours normal des activités. À commencer par un équilibre offre/demande favorable. Le ratio du carnet de commandes par raport à la flotte est au plus bas depuis 25 ans. Aucune commande n’a été enregistrée pour les superpétroliers ou les suezmax – une première depuis le deuxième trimestre 2009 – alors que 25 VLCC ont été envoyés à la casse. « La production devrait retrouver son niveau de 2019, à savoir autour de 100 Mb/j alors que les stocks mondiaux de brut sont à leur plus bas niveau depuis six ans, ce qui nécessite un réapprovisionnement et offre une base à la reprise aux pétroliers », signifie-t-il au diapason de ses homologues.
Les stocks ont en effet diminué de un million de barils, pour s'établir à 415,1 millions de barils fin janvier. À cela s'ajoutent 1,9 million de barils retirés des réserves stratégiques (comme aux États-Unis).
400 000 barils supplémentaires sur le marché
Parmi les autres indicateurs encourageants, l’ouverture des vannes. Les vingt-trois membres de l'Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP) et de leurs alliés (OPEP+ emmené par la Russie) ont autorisé à pomper 400 000 barils supplémentaires par jour (b/j) à compter de mars. Et il n’aura fallu que 16 minutes aux ministres pour approuver l'augmentation, fait observer Gibson, alors même que les pays ont la plus grande peine à remplir jusqu’à présent leurs objectifs, accentuant les tensions sur l'offre.
Les 22 membres disposant de quotas dans le cadre de la déclaration de coopération ont pompé collectivement 621 000 b/j en dessous de leurs objectifs, selon les estimations de Platts.
Le marché accroché au pétrole de schiste américain
L'Agence internationale de l'énergie (AIE) estime que la stratégie actuelle est maintenue, l'offre mondiale de pétrole devrait augmenter de 6,2 millions de barils par jour (Mb/j) en 2022. Les membres de l'Opep+ devraient y contribuer à hauteur de 4,4 Mb/j.
Sans doute l’AIE mise sur les réserves de l'Arabie saoudite, du Koweït, des Émirats arabes unis et de l'Irak qui ajouteront 1,13 milliard de barils par jour au marché à compter de mai. Selon les estimations officielles, la Russie devrait revenir cette année à ses niveaux prépandémiques et bénéficier également d'une augmentation de quota de 500 000 barils en mai.
Mais le marché a surtout l’attention accrochée au pétrole de schiste américain du bassin permien où l’on fore actuellement quelque 9,2 millions de barils par jour, un niveau jamais atteint depuis janvier 2020. « Avec un baril autour de 90 $, l'équation économique a radicalement changé pour beaucoup de producteurs de pétrole de schiste aux États-Unis », indique le négociant en matières premières Kpler. Les budgets d'investissement plus élevés d'Exxon et de Chevron, qui ont annoncé leur intention d'augmenter la production de 25 % et 10 % respectivement en 2022, en attestent.
Dernières prévisions trop optimistes ?
« Étant donné que l'augmentation de l’offre de 6,2 Mb/j est supérieure à celle de la demande estimée à 3,2 Mb/j, les pays vont constituer des stocks, estime Gibson. Dans l'ensemble, les exploitants de pétroliers peuvent s'attendre à une augmentation saine de l'offre même si les dernières prévisions s'avèrent trop optimistes, alors que la scène géopolitique est sans doute la plus tendue depuis des décennies. »
Si le cartel des pays producteurs de pétrole a survécu à des guerres entre ses membres – l'Iran et le Venezuela sont toujours sous le coup des sanctions américaines qui ont considérablement réduit leurs exportations de brut – les sanctions contre la Russie porterait un coup à la production pétrolière mondiale.
Platts rappelle que la dynamique du marché a été transformée lorsque l’Opep s'est associée à la Russie et à neuf autres pays à partir de 2017 pour donner naissance à l’Opep +. Le cartel contrôle désormais la moitié de l'offre mondiale de brut. La Russie, premier producteur du groupe Opep+, et l’Arabie Saoudite, cheville ouvrière de l’Opep, sont les deux membres tout-puissants.
Le prix du Brent au sommet
Hyper sensibles, les prix du pétrole ont atteint des sommets ces derniers jours en raison des tensions géopolitiques croissantes et de la demande de « substitution » au gaz naturel en Europe et en Asie dont les prix ont flambé. « Ils sont à leur plus haut niveau depuis octobre 2014 en franchissant récemment la barre des 90 $ le baril, indique dans son dernier rapport hebdomadaire Intermodal. Une remontée durable des prix du pétrole au-dessus de 90 $ le baril finirait par déclencher une destruction de la demande et provoquerait une chute des prix au comptant », assure le courtier maritime.
Si la guerre éclate entre la Russie et l'Ukraine, les prix du gaz naturel pourraient atteindre « 200 à 250 $ par baril d'équivalent pétrole » car jusqu'à 600 térawattheures d'importations de gaz naturel – le volume spot – de la Russie vers l'Europe occidentale seraient perdus, indique l’analyste en matières premières SEB, basé à Oslo.
Taux de fret tirés vers le bas
Dans ce contexte, les plus grands courtiers spécialisés dans les pétroliers ont revu à baisse leurs estimations concernant les taux de fret des pétroliers en 2022. Giveans a réduit de 16 % ses prévisions pour les très gros transporteurs de brut, à 21 000 $ par jour ($/j), et de 11 % le tarif des suezmax (capacité de 1 million de barils), à 16 000 $/j.
En ce qui concerne les transporteurs de produits pétroliers, les LR2 (pétroliers d'une capacité de 80 000-119 999 tpl), qui ne disposent pas de spécifications écologiques, sont désormais estimés à 18 000 $ par jour (- 5%) et les MR (25 000-54 999 tpl) à 14 000 $ (- 3 %).
Evercore ISI figure parmi les spécialistes du marché les plus pessimistes quant à la valeur des tankers : la valeur moyenne des VLCC ne serait plus que de 19 000 $/j, celle des Ssuezmax de 16 500 $ tandis que les aframax (capacité de 750 000 barils) sont estimés à 15 500 $.
Une nouvelle année de transition
Mais c’est Clarksons qui a le plus dégradé ses évaluations. Ses analystes ont régulièrement démontré en 2021 que tous les transporteurs de brut étaient employés à des niveaux inférieurs au seuil de rentabilité. Ils prévoient désormais qu’un VLCC ne gagnera pas plus que 30 000 $ par jour cette année (- 25 % par rapport aux précédents arbitrages) et un suezmax guère plus de 21 000 $ (- 30 %).
Un élément fait au moins consensus : le segment est celui qui offre le plus fort potentiel de rebond.
Adeline Descamps