Édouard Louis-Dreyfus : « Il faudra peu de temps pour que les navires soient dépavillonnés mais des années pour les faire revenir »

Edouard Louis-Dreyfus

Edouard Louis-Dreyfus, président d'Armateurs de France (et de Louis Dreyfus Armateurs)

Crédit photo ©LDA
À la tête de Louis Dreyfus Armateurs, le président d'Armateurs de France revient sur les raisons pour lesquelles les armateurs français ne peuvent pas être assujettis aux règles fiscales de droit commun et les conséquences s'ils en étaient privés. Effets dominos pour la filière et zones de turbulences à traverser pour les armateurs français. Entretien avec Édouard Louis-Dreyfus.  

Armateurs de France a sans doute tenu la plume de la tribune parue dans le JDD pour défendre le régime fiscal dérogatoire dont bénéficient les armateurs. Une tribune précédée d’un emballement médiatique à la suite des effets d’annonce du représentant du Rassemblement national sur le sujet. En vous exprimant dans le JDD, vous vouliez toucher la frange que l’on dit conservatrice du lectorat de ce titre récemment « bollorisé » ?

Édouard Louis-Dreyfus : Il n'y avait pas du tout de réflexion de ce type derrière cette initiative. Nous voulions réagir rapidement dans un grand quotidien national qui soit lu. Le timing faisait que le week-end arrivait. Les choix étaient donc limités. Nous devions écarter La Tribune du dimanche, qui appartient à un de nos membres [CMA CGM, NDLR].

Était-ce si urgent de s’exprimer avant le premier tour ?

E.L-D. : On a estimé nécessaire d’alerter les différents partis lancés dans cette campagne inattendue, que l’on savait être brève, sur les équilibres – économique, social, de souveraineté… – qui sous-tendent ce système fiscal et sur les conséquences si nous en étions privés. On voulait clairement éviter que les candidats s'enferrent dans des annonces, des postures ou des décisions sans connaître les tenants et aboutissants de cette disposition fiscale. Les données avancées sur le manque à gagner pour les finances publiques du pays, de l’ordre de 5 Md€ par an, sont complètement fantasques. Elles tiennent compte d’une année et demie complètement hors normes, due à un grand dérèglement provoqué par le Covid. C’était une bulle.

Entre 2010 et 2020, l’impact budgétaire de cette taxe a été en moyenne de quelque 50 M€ pour l’ensemble des 57 armateurs français concernés. Se baser sur ces milliards présumés pour préparer un budget d'État serait une grande erreur avec des effets irréversibles pour la filière.

La taxe au tonnage est un dispositif connu des parlementaires. Elle a encore été débattue lors de l’examen du PLF 2024 où certains ont essayé de la torpiller pour la remplacer par l'impôt sur les sociétés standard de 25 %. Comment expliquez-vous que vous en soyez encore à défendre cette dérogation accordée à 22 pays dans l’Union européenne, certains de façon bien antérieure à la France ?

E.L-D. : Armateurs de France a rencontré des parlementaires de toute obédience en amont de la présentation du PLF 2024 pour expliquer la mécanique fiscale qui ne concerne pas seulement la soixantaine d’armateurs français mais tout l’écosystème, l’industrie navale, les marins, les régions portuaires… C'était à chaque fois parfaitement compris par les députés des circonscriptions maritimes.

La campagne éclair ne permet pas la sérénité des débats. Mais le bon sens l'emportera. Je ne peux pas imaginer qu’une décision aussi arbitraire soit prise au mépris des conséquences. Je pense qu’il sera possible d’expliquer sereinement les raisons pour lesquelles il n’est tout simplement pas possible d’être soumis aux règles fiscales de droit commun dans la mesure où 86 % de la flotte mondiale est assujettie à la taxe au tonnage.

Si ce régime devait être abrogé, faut-il craindre une migration vers des juridictions plus favorables. Êtes-vous en mesure d’estimer l’érosion qui pourrait en découler ?

E.L-D. : On a la preuve, avec le Brexit, que cela peut aller vite et être violent. Si une décision politique était prise dans le sens de la suppression de ce système, nombre d’armateurs, du fait des financements en cours et de la compétitivité absolument nécessaire que l’on doit avoir face au reste du monde – faut-il rappeler qu’être armateur en France coûte un peu plus cher qu’ailleurs ? –, beaucoup n'auraient pas d'autre choix que de pavillonner leur navire ailleurs pour une question de survie économique. Il y aura un effet de masse. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Il y a 22 pays européens qui appliquent la taxe au tonnage. Certains d’entre eux doivent d’ailleurs être à l’affût et penser récupérer quelques navires sous leur pavillon.

Cette décision ne serait pas neutre compte tenu des effets dominos sur l’ensemble de la filière. Non seulement le navire français serait menacé de disparaître mais il emmènerait avec lu tout un écosystème, sans parler de la casse sociale chez les marins français, à l’heure où il a été assigné à l’ENSM, l'École nationale de la marine marchande, de doubler ses effectifs d’ici 2027 pour pallier la pénurie actuelle. Si le manque à gagner estimé en milliards pour les finances publiques est erroné, ce sont assurément les millions dont on s'acquitte au nom de cet impôt qui s’évaderaient hors du pays. Qu’en sera-t-il par ailleurs des négociations avec les banques prêteuses.

La quête des victoires de court terme sont inévitables dans une période électorale. Elle intervient dans un contexte où le transport maritime profite des perturbations mondiales. Cela n’aide pas à faire le tri dans les perceptions.

E.L-D. : La géopolitique ne nous aide pas. Je vous garantis que les armateurs préféreraient mille fois que les taux soient moins élevés mais qu’ils puissent continuer de transiter par le canal de Suez au lieu de faire des tonnes-milles supplémentaires avec les coûts d’exploitation, les risques pour la sécurité des marins et l’impact climatique qui en découlent. Personne ne se satisfait de la situation actuelle car tout le monde est perdant.

Selon les déclarations d’intention de vote, les deux parties qui ressortent ne sont pas favorables au secteur. Dans le contexte actuel, le régime social des marins (Enim), que la Cour des comptes a sévèrement épinglé, ne peut-il pas devenir le prochain sujet ? La Cour fait état d’avantages hors normes.

E.L-D. : Je pense fondamentalement – et ce n’est pas du patriotisme bidon –, que les marins français sont parmi les meilleurs au monde parce qu'ils sont hyper bien formés et compétents. Malheureusement, ils sont plus chers que les autres. Donc, si on ne compense pas d'une manière ou une autre pour les rendre compétitifs, cela devient compliqué. Chez Louis Dreyfus Armateurs, on a la chance d'avoir des activités pour lesquelles les clients sont prêts à payer un peu plus cher parce qu'ils s'y retrouvent [sur un câblier, le moindre incident engage parfois des millions de dollars dès la première minute. L’obligation qu’a ce navire de ne pas tomber en panne et la qualité des équipages embarqués justifient pleinement le surcoût du pavillon et du marin français. C’est pourquoi LDA a progressivement rapatrié sous le drapeau français ses câbliers, NDLR]. Mais il y a d'autres domaines où si on n'a pas un peu d’avantages sociaux sur l’emploi des marins français, on ne peut pas lutter. C’est un sujet de vigilance. Avoir des marins français sans navires sous pavillon français, cela ne sert à rien. Et avoir des navires français sans marins français, pas davantage.

Dans le cas d’un basculement massif à l’issue des deux tours, quels sont les arguments que vous allez mettre en avant ?

E.L-D. : La filière maritime est sur les rails. On va doubler les effectifs de l'ENSM pour satisfaire les demandes pour des officiers français. En 2017, il y avait 313 navires sous pavillon français. En 2024, ils sont 421. Les perspectives sur les entrées de nouveaux navires sous pavillon français d'ici 2027 font état d’un rythme de 20 à 25 par an. Nous avons donc une marine marchande qui croît, qui est attractive à l’international [Knutsen LNG France, filiale du groupe norvégien, aura 26 méthaniers sous le Rif à horizon 2026 et a créé plus de 40 emplois d'officiers français, NDLR], des armateurs qui investissent, commandent des nouveaux navires et embauchent des marins.

Si on laisse planer une incertitude, on peut casser la dynamique en cours. Je rappelle que l’introduction de la taxe de tonnage en 2003 a servi à enrayer l’hémorragie de navires sous les registres français vers des pavillons de complaisance. Entre l’instauration de la taxe de tonnage en 2003 et 2017, on a endigué la dégringolade mais il n’y a pas eu beaucoup de croissance. Depuis 2017, cela s’accélère. Il faudra peu temps pour que les navires soient dépavillonnés mais des années pour les faire revenir sous le drapeau français.

La neutralité carbone sera gourmande en cash : face au mur d’investissement selon l’expression consacrée, les armateurs français ont milité pour un retour dans ses termes initiaux au dispositif de suramortissement vert raboté par le RGEC (règlement général d’exemption par catégorie) de Bruxelles, qui a exclu le GNL et le GPL et révisé les taux à la baisse pour les autres équipements éligibles. Où en êtes-vous sur cet autre front ?

E.L-D. : On est quand même un des pays qui est le plus en pointe et le plus en avance sur la feuille de route de sa décarbonation par rapport aux autres pays du monde. La décarbonation de la flotte française a été chiffrée : il faudra investir entre 85 et 110 Md€. Le suramortissement vert est une des solutions qui va permettre d'engager des sommes colossales avec plus de visibilité [le dispositif du suramortissement vert, prévu à l’art. 39 C du code général des impôts, consiste en une déduction fiscale exceptionnelle accordée en cas de recours à des moyens de propulsion du navire plus écologique, NDLR]. On a accusé un premier refus de Bruxelles mais pour des questions de forme. On repart au combat quoi qu'il en soit.

Vous avez obtenu en avril la garantie de la part de Christophe Béchu, ministre de la Transition énergétique, que les revenus tirés des quotas carbone reviennent à la filière. Vous craigniez à l'époque qu’ils servent à colmater des déficits publics. C’est un acquis ?

E.L-D. : Armateurs de France a en effet milité pour qu'une partie des 75 % de revenus tirés des quotas carbone européens payés par les armateurs français soient fléchés vers la décarbonation de la filière maritime et portuaire. Il faudra recommencer pour s'en assurer car cet accord de principe n'est pas inscrit dans le marbre.

On dit que chaque industrie a la réglementation qu'elle mérite… Le secteur maritime n’est-il pas négligé parce qu’il est trop secret voire opaque. Comment expliquez-vous qu’il soit invisible ?

E.L-D. : Je crois fondamentalement, et cela m'attriste, que le secteur maritime n'intéresse pas les Français. Vous connaissez la phrase devenue célèbre d’Éric Tabarly : « La mer, c'est ce que les Français ont dans le dos quand ils sont sur la plage ».
Alors quand un responsable politique dit qu'on va récupérer 5 milliards pour le budget en taxant les armateurs comme tout le monde, forcément, il joue sur du velours en raison de cette indifférence ou méconnaissance de nos métiers. Or, quand il y a une crise, on est bien content de pouvoir réquisitionner des navires français comme l’an dernier pour envoyer de l'eau potable, en l'occurrence avec des porte-conteneurs de CMA CGM et le Marion Dufresne (navire ravitailleur des TAAF), armé par LDA.

En Mer Rouge, qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?

E.L-D. : Ne pas en connaître le terme. La régionalisation du conflit menace avec une implication du Liban. Est-ce que la fin de la guerre entre Israël et le Hamas signifiera pour autant la fin des opérations par les Houthis ? On n'a aucune visibilité sur l'issue de tout ça. Certains États mal intentionnés ont malheureusement compris, eux, à quel point le transport maritime est capital au commerce mondial et que ce qu'ils font contre le transport maritime est à impact.

En fonction de ce qui va se passer dimanche, il y a quelque chose de prévu chez Armateurs de France la semaine prochaine ?

E.L-D. : Nous avons un comité exécutif extraordinaire prévu mercredi matin. Quoi qu’il arrive, cela risque d’être compliqué pour les armateurs. Le Rassemblement national est le parti qui a questionné le plus clairement le dispositif de taxe au tonnage mais on sent qu’il y a des flottements dans d’autres partis. Nous sommes clairement dans une zone de turbulences.

Propos recueillis par Adeline Descamps

*Le transport maritime est entré cette année dans le marché carbone européen et les armateurs doivent s’acquitter d’une taxe sur les émissions de CO2 dont la mise en application sera progressive pour atteindre 100 % des émissions déclarées en 2027.

 

Révolution chez Louis-Dreyfus Armateurs

Viscéralement accrochée à son indépendance, ayant toujours défendu une vision long-termiste et pratiquant un capitalisme familial attaché à la souveraineté nationale, l’entreprise, détenue à 100 % par Philippe Louis-Dreyfus, son fils Édouard et ses deux sœurs, a annoncé à la mi-juin à son personnel qu’elle envisageait de faire entrer un partenaire (industriel ou financier) à son capital afin d'accélèrer son développement.

« Cela fait très longtemps qu'on n'avait pas été aussi bien chez LDA. On a connu des périodes difficiles, comme la décennie 2010-2020, un cycle noir pour le shipping mondial et français », explique Édouard Louis-Dreyfus. Depuis une petite décennie, l'opérateur historique de vraquiers a opéré un grand virage stratégique pour se  recentrer sur des activités de niche dans les services maritimes à valeur ajoutée, que ce soit le transport de pièces d'avion pour Airbus (qui lui a renouvelé sa confiance dernièrement en lui confiant la construction et gestion d’une nouvelle flotte plus verte et plus innovante), la pose et la maintenance de câbles (LDA gère notamment la flotte des sept navires câbliers), le support aux énergies marines renouvelables (l'entreprise exploite les Wind Of Hope et Wind of Change pour Ørsted qui vient de reconduire les chartes-parties pour cinq ans supplémentaires).

 « On s'est considérablement renforcé sur ces trois domaines pour lesquels on a des perspectives de croissance très fortes. Quand on a la main chaude et les planètes bien alignées, il ne faut pas laisser passer le train. Et pour mener à bien nos ambitions, on y arrivera plus facilement avec un partenaire », explique le PDG.

Aucune pression

LDA ne se met aucune pression. « On ne cherche pas un acheteur mais un financier », martèle-t-il, alors que la presse (BFM) fait subrepticement planer des doutes sur les états financiers de l'armateur, apparemment dépourvus de fondements, mais qui nourrissent les spéculations sur une opération déguisée de mise en vente.

« Soit on trouve un partenaire qui partage nos valeurs, notre culture, nos plans de croissance et notre nécessaire besoin de réactivité dans la prise de décision en tant qu'entreprise familiale, sinon on continuera tout seul, avec certes peut-être un peu moins d'ambitions et en mettant sans doute un peu plus de temps ».

Fidèle à sa réputation, l’entreprise, qui lance à peine le processus, restera discrète sur le degré d’ouverture et les marques d’intérêt déjà reçues. Accompagnée par les banques d’affaires, Rothschild et Oddo, elle se fixe le début d’année pour trancher, qu’il y ait passage à l’acte ou pas...

Adeline Descamps

 

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