Ces nouveaux risques engendrés par les mutations du transport maritime

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Dans son dernier rapport, Allianz Global Corporate & Specialty (AGCS), un des grands souscripteurs du transport maritime, passe en revue les nouveaux risques posés par le transport des véhicules électriques, le changement climatique, les réglementations environnementales... et toutes les évolutions présentes et à venir qui donnent lieu à de nouveaux scénarios de sinistres. 

Ces dix dernières années, le nombre de navires classés en pertes totales a baissé, traduisant une meilleure maîtrise de risque, mais leurs coûts se sont envolés. Allianz Global Corporate & Specialty (AGCS), un des grands souscripteurs du transport maritime, est connu pour ses analyses à partir des demandes d’indemnisation qui renseignent sur les grandes tendances de la sinistralité maritime et documentent ainsi l’évolution de la sécurité maritime au niveau mondial.

Considérées sur un temps long (dix ans), les orientations positives se confirment puisque que le nombre de pertes totales de navires de plus de 100 GT  a chuté. Au début des années 1990, la flotte mondiale perdait plus de 200 navires par an. Depuis quatre ans, ce nombre se situe plutôt entre 50 et 75 par an. Cette baisse est d’autant plus notable que le bataillon a grossi en trente ans (+ 50 000 navires). Ainsi, les déclarations pour pertes totales se sont élevées à 54 en 2021 sur un ensemble de 3 000 incidents maritimes recensés contre 127 à la fin 2012, selon le rapport sur la sécurité maritime 2022 d’AGCS.

Toutefois, nuancent les auteurs d’un nouveau point d’étape, « plusieurs facteurs contribuent à une augmentation du montant des sinistres. Les incendies et explosions représentent aujourd’hui la première cause de sinistres en valeur. Et les avaries de cargaison sont la plus fréquente en raison de la hausse des sinistres attritionnels [petits sinistres, en jargon de l’assurance, NDLR] mais aussi à des montants plus élevés », fait valoir l’assureur.

Explosion des incendies

La grande problématique, qui émerge depuis quelques années, reste posée par l’explosion des… incendies, qui se sont matérialisés ces derniers temps par de spectaculaires incidents. Ils pèsent tellement lourds dans les montants d’indemnisation qu’ils ont délogé les naufrages et collisions, historiquement à la source de la plus grande occurrence d’accidents. 

D’après le recensement effectué par AGCS sur cinq ans – plus de 240 000 demandes d’indemnisation pour un montant de 9,2 Md€ au 31 décembre 2021–, les incendies ont représenté 18 % du total (soit 1,65 Md€) contre 13 % sur la précédente période janvier 2014-décembre 2018.

Les « origines du mal » ont été largement documentées. Les irrégularités ou la non-déclaration de marchandises dangereuses figurent souvent parmi les facteurs en cause. Il est estimé qu’environ 5 % des conteneurs transportés contiennent des marchandises dangereuses non déclarées. Or, le fret est manipulé et placé à bord selon des règles spécifiques de manutention, d’arrimage et de stockage, en fonction de son contenu et de son poids, indiqués par le chargeur ou le transitaire.

L’Union internationale des assurances maritimes (IUMI) a par ailleurs constaté une augmentation des incendies dans les salles des machines. « Ce phénomène pourrait révéler un risque sous-jacent lié aux compétences de l’équipage et aux technologies modernes », note à ce propos Allianz.

Les nouveaux risques posés par les véhicules électriques 

Un phénomène plus récent, qui va de pair avec l’essor de la voiture électrique, inquiète de plus en plus : les batteries lithium-ion – inflammables, explosives, toxiques –, sur les véhicules électriques ou en cargaison, qui ne sont pas stockées, manipulées ou transportées correctement.

Le Felicity Ace a traumatisé la communauté maritime, a fortiori les exploitants de car-carriers. Le navire de 6 400 CEU (Car Equivalent unit), exploité par Snowcape Car Carriers, la filiale de l’armateur japonais MOL, a pris feu mi-février au large de l'archipel portugais des Açores et a fini par sombrer avec ses 3 965 voitures, d’une valeur estimée à plus 400 M$, du fait de la présence à bord de Bentley, Porsche et autres berlines de luxe.

L’accident pourrait se matérialiser par des pertes de l’ordre de 155 M$ pour le seul groupe allemand Volkswagen, propriétaire de nombreuses marques embarquées. MOL avait connu un précédent avec le Sincerity Ace en 2018 si bien qu’en avril, le transporteur japonais a annoncé qu’il cesserait de transporter des voitures équipées de batterie au lithium. 

Des règles absentes 

Selon l’association Robin des Bois « au moins 400 voitures à bord du Felicity Ace étaient des véhicules électriques ou hybrides équipés de packs de batteries au lithium chargées au moment du départ à 75 %. » L’ONG a référencé pas moins de huit navires depuis 2015 qui ont tous fini à la casse pour des raisons similaires. Parmi ceux-ci, le Hoegh Xiamen (2 400 voitures), dont les départs de feux ont été attribués à un défaut de déconnexion et d’amarrage des batteries de véhicules, les Diamond Highway, Grande America (2 000 voitures dont des Porsche et des Audi pour le Brésil et des véhicules d'occasion pour l'Afrique), Sincerity Ace, Baltic Breeze, Auto Banner (2 438 voitures), Silver Sky ou encore le Courage.

« Pour faciliter le transport de voitures, les espaces alloués aux cargaisons ne sont pas divisés en parties indépendantes, comme sur les autres navires. Cette absence de cloisons internes peut avoir un impact négatif sur la sécurité incendie. Un incendie de petite taille sur un véhicule ou une batterie peut devenir très vite incontrôlable. D’une part, les véhicules sont difficilement accessibles, une fois le chargement effectué. D’autre part, le volume d’air important à l’intérieur des ponts de cargaison fournit un apport en oxygène vers le feu », indique capitaine Randall Lund, consultant en risques maritimes chez AGCS, et auteur d’un rapport à ce sujet avec Miguel Herrera et Justin Kersey, également consultants pour l’assureur allemand. 

Intitulé Lithium-ion batteries: Fire risks and loss prevention measures in shipping, l’étude met en évidence quatre principaux risques : l’incendie (les batteries Li-ion contiennent de l’électrolyte, un liquide inflammable), l’explosion (résultant de la libération de vapeurs et de gaz inflammables dans un espace confiné), l’emballement thermique (auto-échauffement rapide pouvant provoquer une explosion) et la toxicité. Mais les causes sont autrement plus inquiétantes : des accumulateurs et des batteries non conformes aux normes, dégradés du fait d’un « emballage médiocre » (à l’intérieur des conteneurs), mal arrimés ou manutentionnés.

Dimensionnement des équipements 

Les transporteurs de voitures ne sont pas les seuls concernés. Les batteries lithium-ion ont également provoqué des incendies à bord des porte-conteneurs (deux événements en 2022) alors qu’elles avaient été déclarées en tant qu’accessoires ou pièces détachées de téléphones mobiles…

La présence à bord de ces accumulateurs complique en outre la lutte contre l'incendie qui s’avère particulièrement difficile en mer. Elle questionne sur le dimensionnement des équipements (inadaptés) et des secours (équipage restreint) Un dossier rouvert récemment à l'Organisation maritime internationale (OMI).

La société sud-coréenne Hyundai Glovis a développé pour sa part avec la société de classification Korean Register un système spécifiquement pensé pour l’intervention en cas d'incendie provoqué par des batteries au lithium.

« Face aux difficultés rencontrées pour éteindre les feux de batterie en mer, les entreprises doivent axer leur action sur la prévention des sinistres. La formation et l’accès du personnel et de l’équipage aux moyens de lutte contre l’incendie, l’amélioration des systèmes de détection précoce et l’élaboration de plans de contrôle des risques et d’intervention d’urgence font partie des mesures à envisager », préconise l’assureur dans son rôle.

Des coûts de sauvetage de plus en plus onéreux

La taille des navires, qui complique l’organisation des secours, rend aussi les interventions de plus en plus lourdes financièrement. Le porte-conteneurs Ever Forward, qui s’est échoué dans la baie de Chesapeake aux États-Unis, y est resté pendant un mois avant d’être renfloué tandis que son sistership, l’Ever Given, dont le bulbe d’étrave s’est encastré dans le canal de Suez pendant six jours, en mars 2021, a mobilisé des forces vives qui ont œuvré jour et nuit pour dégager l’une des plus grandes routes de navigation alors que des centaines de navires s’amoncelaient au nord et au sud de son entrée. Un moment de haute intensité qui n’est pas étranger aux perturbations en mer et dans les ports observés ensuite. 

Dans les deux cas, la facture a été salée car l’armateur taïwanais a fini par déclarer l’avarie commune. La procédure, par laquelle l’armateur et les chargeurs partagent au prorata les dommages et les frais du remorquage et sauvetage, a d’ailleurs tendance à se banaliser.

« Ces dépenses risquent d’augmenter encore en raison des préoccupations ESG [critères environnement, société et gouvernance qui déterminent les impacts d’une entreprise sur son environnement, NDLR], qui encouragent l’enlèvement des épaves, souvent longs et onéreux », prévient à ce propos l’assureur.

Avec son milliard de dollars allègrement dépassé dont 800 M$ pour les frais de sauvetage et d’enlèvement de l’épave, le naufrage du roulier Golden Ray aux États-Unis en 2019 restera l’un des plus coûteux de la sinistralité maritime.

Des navires avec de plus en plus de valeur

L’inflation des primes d’assurance va de pair avec la valeur des navires, indique Clarkson Research Services. La valeur combinée de la flotte marchande mondiale s’est accrue de 26 %, pour atteindre 1 200 Md$ en 2021. L’IUMI souligne également que la valeur totale des navires assurés a fortement augmenté en 2021, avec la hausse du prix des porte-conteneurs de plus de 35 %, des vraquiers et des navires de marchandises diverses.

La valeur moyenne des marchandises a aussi flambé, évoluant avec la société, de plus en plus friande de produits électroniques et de luxe. « Il n’est pas rare qu’un conteneur soit estimé à 50 M$ voire plus quand il contient des actifs pharmaceutiques », confirme Rahul Khanna, qui alerte aussi sur les sous-évaluations des risques. « Nous avons déjà observé des dossiers d’indemnisation dans lesquels le chargeur était sous-assuré, parfois de 20 M$ »

Si les dommages aux marchandises, survenus notamment lors de la manutention et du stockage, restent majoritaires en fréquence et en montant d’indemnisation sur les cinq dernières années, les vols et autres actes délictueux deviennent de plus en plus récurrents. « Les bandes organisées ciblent les produits électroniques grand public et les marchandises de grande valeur comme le cuivre. Les cargaisons sont généralement volées dans les ports et les entrepôts, ou pendant les opérations de transit, par des hommes armés ou de faux dockers », précise le capitaine.

Changement climatique en cause

Dans la catégorie des « nouveaux risques », le changement climatique et ses manifestations extrêmes occupent déjà le terrain. Selon Allianz, les catastrophes naturelles représentent la cinquième cause de sinistres maritimes en fréquence et en gravité au cours des cinq dernières années (2022 exclue). Sur la seule année 2021, les événements climatiques ont contribué à 25 % des pertes totales de navires.

En 2022, la sécheresse a mis en exergue une nouvelle problématique : le niveau d’eau des voies navigables. Ce phénomène s’est illustré cet été avec les perturbations sur le Rhin, empêchant la circulation à pleine charge sur une route fluviale européenne essentielle, mais aussi sur le Mississippi où de nombreuses barges se sont échouées.

« Les répercussions sont importantes sur un des moyens les plus rentables d’acheminer les produits de base, tels que les céréales, sur le marché mondial », rappelle à ce titre l’assureur.

Coup de houle dans le Pacifique

Le climat a également contribué à la hausse récente des conteneurs passés par-dessus bord, dont les piles ont tendance à se verticaliser. Un phénomène toujours en attente de solutions à l’OMI. La mésaventure du porte-conteneurs Dyros, en mars 2022 (près de 90 conteneurs perdus et 100 autres endommagés) a été provoquée par les conditions météorologiques dans l’océan Pacifique Nord. Les incidents des ONE Aquila, ONE Apus (1 816 conteneurs perdus en mer)Maersk Essen (750), Maersk Eindhoven (260) montrent qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé.

Selon le rapport du World Shipping Council, qui recense ces épisodes sur la base des informations renseignées par ses membres armateurs, le nombre moyen annuel de conteneurs perdus en mer a augmenté de 18 % sur les 14 dernières années, pour atteindre 1 629 en 2021. Le nombre moyen de pertes sur la seule période de 2020-2021 s’élève à 3 113, contre 779 sur la période précédente.

Passage à des sources d’énergie plus propres dangereux

Enfin, la sinistralité risque aussi de s’exacerber avec l’arrivée sur le marché des carburants alternatifs. S’ils sont plus « verts », ils peuvent être dangereux à manipuler : gaz naturel liquéfié, hydrogène, méthanol ou encore ammoniac.

Aussi « le secteur de l’assurance a déjà reçu plusieurs demandes d’indemnisation pour des bris de machines et du carburant contaminé, depuis l’introduction du fuel à faible teneur en soufre », dont l’introduction a été induite par une réglementation de l’OMI en 2020 visant les émissions d’oxyde de soufre.

« Les carburants marins et les opérations d’approvisionnement deviennent plus complexes et le passage à des sources d’énergie plus propres donne lieu à de nouveaux scénarios de sinistres », poursuit l’assureur.

Illustration en a été donnée cette année avec le vraquier Julietta D, dont l’ancre a cédé sous l’effet de la tempête. « Il a heurté une fondation d’éolienne et une station de transformation dans le parc éolien Hollandse Kust Zuid, après avoir percuté le chimiquier Pechora Star ».

Alors qu’il est prévu d’installer 2 500 éoliennes en mer du Nord d’ici 2030, le risque de collision entre un navire et une éolienne se situerait entre 1,5 et 2,5 fois par an, estime pour sa part le cabinet néerlandais Maritime Research Institute.

Adeline Descamps

 

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