Le Felicity Ace restera sans doute un marqueur dans le domaine du transport maritime de voitures. Le navire de 6 400 CEU (Car Equivalent unit), exploité par Snowcape Car Carriers, la filiale de l’armateur japonais MOL, a pris feu mi-février au large de l'archipel portugais des Açores et a fini par sombrer avec ses 3 965 voitures après avoir erré en feu pendant deux semaines. L’affaire a retenu l’attention pour la valeur de sa cargaison, estimée à plus 400 M$, du fait de la présence à bord de Bentley, Porsche et autres berlines de luxe. L’accident pourrait se matérialiser par des pertes de l’ordre de 155 M$ pour le seul groupe allemand Volkswagen, propriétaire de nombreuses marques embarquées.
Le nombre de voitures entièrement électriques – et donc équipées de batteries lithium-ion au potentiel inflammable et explosif, toxique –, a rapidement été identifié comme une origine probable au sinistre.
MOL avait connu un précédent avec le Sincerity Ace en 2018 si bien qu’en avril, le transporteur japonais a opté pour la radicalité en annonçant qu’il cesserait de transporter des voitures équipées de batterie au lithium.
Selon l’association Robin des Bois « au moins 400 voitures à bord du Felicity Ace étaient des véhicules électriques ou hybrides équipés de packs de batteries au lithium chargées au moment du départ à 75 %. »
L’ONG a référencé pas moins de huit navires depuis 2015 qui ont tous fini à la casse pour des raisons similaires : Hoegh Xiamen (2 400 voitures d'occasion) attribué à un défaut de déconnexion et d’amarrage des batteries de véhicules, Diamond Highway, Grande America (2 000 voitures dont des Porsche et des Audi pour le Brésil et des véhicules d'occasion pour l'Afrique), Sincerity Ace, Baltic Breeze, Auto Banner (2 438 voitures), Silver Sky ou encore le Courage.
Incendies et explosions, des sinistres qui s’ancrent
Dans un rapport en date de mai 2022 sur la sécurité maritime, Allianz Global Corporate & Specialty (AGCS) a fait des explosions et incendies les deux grandes problématiques de la période actuelle.
Sur le long terme, l’assureur allemand note une amélioration sensible de la sécurité avec une diminution du nombre annuel de sinistres maritimes de 57 % depuis 2012.
Au début des années 1990, la flotte mondiale perdait plus de 200 navires par an. Depuis quatre ans, ce nombre se situe entre 50 et 75 par an alors que la flotte a grossi entre-temps. Toutefois sur les 892 navires passés par pertes et fracas ces dix dernières années, 80 % tiennent à trois causes principales : les pertes par le fond (52 %), les échouements (18 %), et les incendies et explosions (13 % soit 120 sinistres).
AGCS a analysé plus de 240 000 demandes d’indemnisation en assurance maritime, d’un montant de 9,2 M€, sur les cinq dernières années. Les incendies et explosions ont provoqué les sinistres les plus coûteux avec 18 % du montant total des demandes d’indemnisation. Ils sont devenus la deuxième cause de sinistre sur les 54 pertes totales déclarées en 2021.
« Si les pertes de navires ont diminué de plus de moitié dans la dernière décennie, les incendies à bord restent un problème de sécurité majeur dans le secteur maritime. Les dangers provoqués par le transport de batteries lithium-ion qui ne seraient pas correctement stockées ou manipulées ne font qu’ajouter à cette préoccupation », indique le capitaine Rahul Khanna, directeur mondial du conseil en risques maritimes chez AGCS. A fortiori avec l’essor de la voiture électrique, exportée principalement de Chine, de plus en plus de véhicules contenant des batteries lithium-ion seront transportés par mer.
C’est bien cette dernière problématique qui inquiète les assureurs, notamment car les derniers sinistres en date, toutes causes confondues, se sont matérialisés par de spectaculaires incidents. Outre le Felicity Ace, l’actualité retient dans ses filets l’histoire du feeder X-Press Pearl, qui a rodé au large de Colombo en mai 2021, alors que les flammes dévoraient sa coque et sa cargaison. Il sera déclaré en pertes totales. En septembre 2020, le pétrolier New Diamond avait brûlé pendant une semaine entière au large de la côte orientale du Sri Lanka après une explosion dans la salle des machines qui a tué un membre d'équipage. Une marée noire de 40 m de long s'en était suivie.
Maillons faibles : stockage et transport
Dans une note publiée fin août, l’assureur européen revient sur le sujet, notamment sous l’angle de la prévention.
Co-écrit par le capitaine Randall Lund, Miguel Herrera et Justin Kersey, consultants en risques maritimes chez AGCS, le rapport, intitulé Lithium-ion batteries: Fire risks and loss prevention measures in shipping, met en évidence quatre principaux risques : l’incendie (les batteries Li-ion contiennent de l’électrolyte, un liquide inflammable), l’explosion (résultant de la libération de vapeurs et de gaz inflammables dans un espace confiné), l’emballement thermique (auto-échauffement rapide pouvant provoquer une explosion) et la toxicité.
Les origines des sinistres qu’il identifie sont préoccupantes : des accumulateurs et des batteries non conformes aux normes, dégradés du fait d’un « emballage médiocre » (à l’intérieur des conteneurs), des batteries en cargaisons non répertoriées comme telles dans le document de déclaration et donc pas placées à bord selon des règles spécifiques de manutention, d’arrimage et de stockage. Les porte-conteneurs, les rouliers et les transporteurs de véhicules sont les plus exposés aux incendies.
« Pour faciliter le transport de voitures, les espaces alloués aux cargaisons ne sont pas divisés en parties indépendantes, comme sur les autres navires. Cette absence de cloisons internes peut avoir un impact négatif sur la sécurité incendie. Un incendie de petite taille sur un véhicule ou une batterie peut devenir très vite incontrôlable. D’une part, les véhicules sont difficilement accessibles, une fois le chargement effectué. D’autre part, le volume d’air important à l’intérieur des ponts de cargaison fournit un apport en oxygène vers le feu », indique l’assureur.
Ce qu’a particulièrement illustré l’incendie de l'Euroferry Olympia, de Grimaldi dans la nuit du 16 au 17 février au large de Corfou alors qu’il opérait la liaison entre Igoumenitsa en Grèce et Brindisi en Italie, avec à bord plus de 230 passagers.
Avec sa tragique course contre la montre pour retrouver les passagers disparus. Un d’entre eux s’était calfeutré à l’intérieur de la cabine de son camion dans une cale manifestement préservée des feux alors que la réglementation internationale interdit l'accès aux ponts-garages par les passagers.
Suraccidents
La présence à bord de ces accumulateurs complique en outre la lutte contre l'incendie particulièrement difficile en mer. Elle questionne sur le dimensionnement des équipements (inadaptés) et des secours (équipage restreint). Un dossier rouvert récemment à l'Organisation maritime internationale (OMI). « Les batteries ne constituent pas seulement une cause potentielle d’incendie lorsqu’elles sont endommagées, surchargées ou soumises à des températures élevées. Elles peuvent aussi aggraver d’autres sources d’incendie en mer et provoquer des feux difficiles à éteindre, qui peuvent se rallumer plusieurs jours ou semaines plus tard », confirme Rahul Khanna.
La société sud-coréenne Hyundai Glovis a développé pour sa part avec la société de classification Korean Register un système spécifiquement pensé pour l’intervention en cas d'incendie provoqué par des batteries au lithium.
Prévention et mobilisation collective
Les mesures préventives recommandées par l’assureur s’adressent tout particulièrement aux entreprises intervenant au niveau du stockage et opérant le transport. La formation aux procédures d’emballage et de manutention, et pour les membres d’équipage à la lutte contre les incendies de batteries Li-ion occupent une bonne place.
« Lorsque cela est possible, il convient de vérifier que l’état de charge des batteries est adapté au transport. Les véhicules électriques à faible garde au sol [la hauteur entre le point le plus bas d’une voiture située sur l’avant et le train arrière, NDLR] doivent être étiquetés, car cette caractéristique peut poser des problèmes de chargement et de déchargement. »
Les auteurs préconisent aussi des dispositifs de détection précoce : rondes de sécurité incendie, scanners thermiques, détecteurs de gaz de chaleur/fumée, caméras de vidéosurveillance, etc. Ils vont plus loin dans les préconisations, détaillant un plan d’intervention d’urgence en cas de batteries endommagées ou en surchauffe, un plan de contrôle des risques pour gérer la réception, le stockage, l’expédition et la surveillance des batteries emballées ou encore un plan de prévention de l’exposition des batteries aux températures élevées ou à la promiscuité avec d’autres matériaux combustibles.
Les réglementations et les instructions, prévient le capitaine Randall Lund, ne peuvent être efficaces que si elles sont diffusées et appliquées et si les risques et causes associés au transport de batteries sont connus de tous. Un message à l’adresse de l’ensemble des acteurs composant la chaîne d’approvisionnement. Sachant qu’on ne stocke, manipule ou transporte correctement que ce qui est convenablement déclaré…
Adeline Descamps