Les navires de la flotte dite « noire », qui n'ont pas de comptes à rendre parce qu'ils opèrent sous le radar, ont occupé une bonne partie des échanges à l'occasion de l'un des grands rendez-vous internationaux du secteur, Posidonia 2024.
À cette occasion, Harry Conway, président du Comité de protection du milieu marin (MEPC) de l'Organisation maritime internationale (OMI), est revenu sur les questions réglementaires et sécuritaires posées par ce bataillon, évalué à 787 unités au niveau mondial (93,7 millions de tpl) par le courtier BRS, soit l'équivalent de 8,5 % de la capacité totale des pétroliers. Les réglementations les visant sont inopérantes alors que les multiples sanctions ont peu d'effets.
Au contraire. Le dispositif de plafonnement des prix du brut russe, imposé par le G7 en décembre 2022, n'a fait qu'amplifier le phénomène. Le mécanisme vise à mordre dans les revenus disponibles de la Russie pour sa guerre en Ukraine en n'autorisant les assurances et autres services fournis par l'Occident (classification, enregistrement des navires, inspection, entretien...) que sur les cargaisons dont le prix est inférieur à 60 $ le baril (largement dépassé depuis bien des mois).
Ce faisant, la sanction a favorisé le développement de pratiques de contournement en tout genre et l'émergence de sociétés-écrans à la structure de propriété opaque. La croissance de ces navires clandestins (+ 17 % cette année) est aussi liée au retour des restrictions sur le brut vénézuélien.
Selon les données de S&P Global Commodity Insights et S&P Global Market Intelligence, 591 pétroliers ont été impliqués en avril dans des opérations dont on peut légitimement penser qu'elles contrevenaient aux sanctions.
Nouvelle ère de conformité ?
« Une nouvelle ère de sécurité, de conformité commerciale et de responsabilité gouvernementale est arrivée. Il s'agit d'une responsabilité partagée, soutient néanmoins, Christopher J. Wiernicki, PDG de la société de classification ABS. La flotte fantôme est un sujet de préoccupation : ses navires sont vieux, les inspections, médiocres et les assurances, inexistantes. Ses pannes mécaniques et les risques de marées noires sont considérés simplement comme des dommages collatéraux. Mais à mesure que nous avançons, les réglementations environnementales joueront un rôle important. »
Les États riverains de la Baltique, menés par la Suède, nouveau membre de l'OTAN, se montrent particulièrement préoccupés par les risques de catastrophe environnementale. Les autorités finlandaises ont demandé à ce titre la semaine dernière à l'Union européenne d'acquérir un navire d'intervention supplémentaire dans le cadre de l'Agence européenne pour la sécurité maritime alors qu'un seul des 14 navires dépollueurs de l'AESM opère dans la mer Baltique.
Après le pétrole, le GNL
Alors que les Vingt-Sept ont entamé le 8 mai les négociations sur la prochaine série de sanctions contre la Russie, qui pourraient viser le gaz russe, jusqu'à présent épargné par les restrictions (ou du moins surtout concentrées sur le projet Arctic LNG 2 de Novatek), l'opérateur Flex LNG a jeté un pavé dans la mare en évoquant, dans un de ses derniers rapports, la possibilité que se développe une flotte clandestine de méthaniers, inspirée du modèle pétrolier.
Dans le 14e paquet de sanctions européennes en préparation, il ne s'agirait pas d'interdire ou de restreindre les importations de gaz mais de proscrire les opérations de transbordement de navire à navire effectuées dans des ports de l'UE en vue de son tranfert vers des pays tiers.
En 2023, l'industrie maritime des pays du G7 aurait traité 93 % des exportations russes de GNL, une activité dont la valeur est estimée à 15,5 Md€. L'UE a cependant vu ses achats de gaz et de GNL russes chuter à (seulement) 43 milliards de m3 l'année dernière (155 milliards de m3 en 2021 et 80 milliards de m3 en 2022), selon les données de la Commission européenne.
Toutefois, à l'instar du pétrole, Bruxelles envisagerait d'interdire aux entreprises du bloc occidental de fournir, directement ou indirectement, des services tels que l'avitaillement des méthaniers, la fourniture d'équipage ou le remorquage.
Nécessité pour Novatek de recourir à des navires clandestins ?
La probabilité que se développe une flotte fantôme de méthaniers n'est pas une vue de l'esprit. Dans le cadre du projet Arctic LNG 2, la construction de 21 méthaniers brise-glace Arc7 d'une capacité de 172 600 m3 est prévue mais les entraves les rendent incertains. Comme il en a été pour Yamal LNG, le premier chantier de Novatek, aujourd'hui en pleine activité, avec ses 15 navires capables de fendre les eaux glacées de l'arctique.
Or, pour son clone Arctic LNG 2, dont la mise en service des différents trains de liquéfaction devait s'échelonner entre 2023 et 2026, la production de GNL n'a pas pu démarrer conformément à son calendrier faute de brise-glace suffisants.
Selon les scénarios évoqués par Flex LNG, les méthaniers desservant Yamal LNG pourraient aussi transporter des cargaisons d'Arctic LNG 2 vers des eaux non glacées où elles seraient transbordées vers des méthaniers conventionnels.
Un marché d'occasion singulièrement actif
Selon l'armateur, le marché de seconde main pour de vieilles unités (à des prix très élevés) serait particulièrement actif, suggérant qu'une flotte obscure parallèle pourrait être en train de se former.
Si les intentions de la Commission européenne à propos des transbordements de gaz russes dans ses eaux sont validées par les États membres, il n'est pas certain que les transferts de méthaniers à méthaniers, effectués dans les eaux internationales dans des conditions douteuses, soient opérables.
Une bonne nouvelle pour le transport maritime ?
Quoi qu'il en soit, source d'inquiétude environnementale et politique pour les uns, la croissance des transports illicites de pétrole a contribué à sortir de la nasse le transport maritime de brut qui végétait depuis août 2020.
De même, les mesures de restrictions européennes à l'égard du GNL russe pourraient le détourner vers des clients moins regardants (Inde, Chine, Brésil, Afrique du Sud), ce qui entraînerait un allongement des distances de navigation et donc de la demande en tonnes-milles. Il en résulterait une demande supplémentaire de méthaniers. Peut-être faut-il attribuer à ces effets d'anticipation la hausse récente des tarifs d'affrètement des méthaniers.
Adeline Descamps
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