Comme elle a désormais coutume de le pratiquer, la Russie a renouvelé in extremis sa contribution à l’accord permettant les exportations de céréales de la mer Noire en dépit de l’embargo maritime mis en œuvre par la Russie en février 2022 quand elle a déclaré la guerre à son voisin.
Comme prévu, elle a multiplié les menaces à l’approche du terme, ce qui a eu pour effet de ralentir les sorties des grains, les opérateurs craignant de se retrouver bloqués en pleine opération.
Depuis juillet 2022, les deux belligérants se sont engagés, dans le cadre d'un accord entre Moscou et Kiev négocié par les Nations unies et la Turquie, à respecter la mise en œuvre d'un corridor maritime sécurisé pour permettre aux céréales ukrainiennes de sortir du pays et transiter par la mer Noire.
Prolongé mais pour deux mois
Sans surprise, l’accord, qui est parvenu à échéance le 18 mai, est à nouveau prolongé de deux mois, soit jusqu'au 17 juillet, « pour contribuer à assurer la sécurité alimentaire mondiale », à commencer par celle des « pays les plus nécessiteux », a insisté la porte-parole du ministère des affaires étrangères en Russie, Maria Zakharova. Avant d'ajouter que l'évaluation globale de la situation n’avait pas changé, à savoir qu'il existait de réelles distorsions dans la mise en œuvre « à corriger le plus rapidement possible ».
Des contreparties toujours pas reconnues
Les autorités russes se défendent d’utiliser le blé comme une arme géopolitique, mais à chaque échéance, elles menacent de se retirer, exigeant des contreparties sous la forme de levée des sanctions internationales qui brident les exportations de ses propres céréales et celles de ses engrais ainsi que les entrées de matériels agricoles.
Sans être formellement interdites, les transactions sont de facto sanctionnées par les restrictions financières, logistiques et d'assurance imposées par les sanctions du bloc occidental. Différents scénarios sont à l'étude concernant notamment l'assouplissement des restrictions imposées à la banque agricole publique russe.
Principal exportateur d'ammoniac, le Kremlin fait en outre pression pour que les livraisons d'ammoniac reprennent, notamment par le pipeline allant de Togliati en Russie au port de Pivdennyi, l'un des trois avec Odessa et Chornomorsk, inclus dans l'accord de l'ONU. Ses installations sont dimensionnées pour des volumes jusqu'à 2,5 Mt d'ammoniac par an. Avant la guerre, la Russie exportait 4,4 Mt d'ammoniac par an, soit 20 % du commerce maritime mondial. L'un des terminaux de Pivdennyi appartient notamment à Cargill avec une capacité affichée de 5 Mt par an.
Si cette concession était accordée, il faudrait néanmoins que Moscou accepte tout ou partie des revendications de l'Ukraine : intégrer plus de ports et plus de produits dans l'accord. Une demande formulée à plusieurs reprises sans que le dernier point soit précisé.
Des accords toujours à l'arraché
Depuis son entrée en vigueur en août 2022, l’accord a été renouvelé à deux reprises et pour une durée à chaque fois plus courte. La dernière prolongation a été décidée au début du mois de mars pour 60 jours au lieu des 120 prévus à l’origine par l’accord. Cette fois, il a été arraché un jour avant son terme.
Cet accord est capital. La région est le grenier à blé du monde – 10 % du marché du blé, 15 % du maïs et 13 % de l'orge –, dont dépendent de nombreux pays en voie de développement, où le blé est un facteur de stabilité dans des pays où la faim pousse aux guerres. Or, la Russie avance qu'en l'état, il profite surtout aux marchés européens.
Exonérées des droits de douane aux frontières de l'UE, les céréales ukrainiennes inondent les marchés riverains si bien que la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, la Bulgarie et la Roumanie (solidaire des revendications mais sans fermer ses portes) ont interdit les entrées de céréales ukrainiennes, moins chères, pour protéger leur marché intérieur. Ils se trouvent de facto en infraction avec les règles qui régissent le libre-échange au sein de l'UE, où les décisions en matière de politique commerciale ne peuvent pas être prises unilatérablement.
Une récolte estimée à 123 Mt en Russie
D’après les dernières données publiées par le ministère russe l'Agriculture, les exportations de céréales russes devraient être de l’ordre de 50 à 55 Mt au cours de la prochaine campagne (juin 2023- juillet 2024). La récolte de blé russe de 2023 est estimée à 78 Mt et à 123 Mt pour l’ensemble des céréales, compte tenu de conditions météorologiques très favorables.
Au 11 mai, 14,4 millions d'ha de cultures avaient été ensemencés, contre 11,8 millions à la même date en 2022, dont 5 millions de blé de printemps (3,5 millions à la même période en 2022).
Les prix à l'exportation du blé russe continuent néanmoins de baisser en raison de la faiblesse de la demande. Les prix du blé russe à 12,5 % de teneur en protéines, pour une livraison franco à bord (FOB) depuis la mer Noire en juin, se sont établis à 248 $ la tonne, en baisse de 6 $ par rapport à la semaine précédente, selon le cabinet de conseil en agriculture Ikar.
« La demande est atone : tout le monde a acheté des quantités indécentes cette année, et il y a beaucoup d'endroits où l'on s'attend à une bonne récolte », indique le rapport de la société.
Une récole estimée à 50 Mt en Ukraine
Chez son voisin ukrainien, les volumes de céréales de l'Ukraine destinés à l’international pour ce qui concerne la saison 2022/23 se sont élevés à 43,6 Mt au 15 mai – dont 25,7 Mt de maïs et 15 Mt de blé –, contre 46,3 Mt au 16 mai 2022 selon les données du ministère de l'Agriculture.
La production céréalière de l'Ukraine a été sérieusement ralenti par la guerre avec 53 Mt en 2022 contre un record de 86 Mt en 2021. Le gouvernement ukrainien mise sur une récolte entre 40 et 50 Mt de céréales en 2023.
Des disponibilités de blé faibles au niveau mondial
Par rapport à la demande, les disponibilités mondiales de blé chez les principaux exportateurs en 2023-24 sont considérées comme les plus faibles depuis 2007-08, d’après les données compilées par Reuters.
Selon les projections du ministère américain de l'Agriculture pour 2023-24, les stocks de blé par rapport à l'utilisation (stocks-utilisation) dans les principaux pays exportateurs vont tomber à 13,9 % à la mi-2024, en dessous de la moyenne décennale de 16,8 %.
Il s'agirait du rapport le plus bas depuis 2007-08 (13,1 %) tandis qu’il était de 15,5 % en 2022-23. Ces données sont toutefois à prendre avec beaucoup de précautions car il n’est pas rare qu’il y ait un delta entre les prévisions et la réalité constatée.
En Australie, les rendements de blé sont déjà réduits à leur plus bas niveau depuis quatre ans en raison d'El Nino, qui favorise le temps sec dans ce pays. Les exportations australiennes devraient chuter de près d'un tiers en 2023-24 pour atteindre 21 Mt.
A contrario, pour l'Argentine, El Nino devrait sortir la ceinture céréalière d'une sécheresse historique et contribuer à augmenter la production de blé de 45 % sur l'année, selon la bourse céréalière de Buenos Aires.
La part des exportations américaines de blé est aussi à une jauge basse, de 9 % en 2023-2024, la production de sa plus grande variété de blé, le hard red winter (HRW) étant pénalisé par une sécheresse extrême.
Toutefois, le blé de printemps américain, recherché en raison de sa teneur élevée en protéines, pourrait compenser en partie.
L'Inde a exporté un volume historique de 8 Mt de blé en 2021-22. Il n'en sera pas de même cette année malgré une prévision de récolte 2023-24 record, en raison de l'interdiction émise d'exporter.
Adeline Descamps