Sanctions contre le pétrole russe : pourquoi cela ne s'est pas passé comme prévu

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Les faits ne sont pas tout à fait conformes aux scénarios établis par les auteurs de l'embargo sur le brut et les produits pétroliers russes et les artisans du plafonnement. Le brut de l'Oural se vend, se transporte et s'exporte. Cinq effets inattendus.

Le boycott russe n’a pas eu lieu. Le brut de l'Oural continue bel et bien de transiter dans le monde. Les compagnies russes, pourtant coupées des systèmes de paiement internationaux et d’un ensemble de services fournis par les occidentaux, assurent encore plus de quart des volumes de brut transporté. Tout en opérant dans le cadre légal du plafonnement, les armateurs européens assurent 36 % des volumes transportés. Sans conteste, le transport maritime ressort en grand gagnant et le secteur attend désormais l’autre grand mouvement de repositionnement des flux de diesel.

Pourquoi les pétroliers d’occasion atteignent leur plus haut historique depuis 15 ans après une longue traversée du désert ?

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les transporteurs maritimes de brut ne mangent plus de pain gris. Après avoir accumulé plus de dix trimestres à naviguer souvent en deçà des seuils de rentabilité. Dans ce marché, régi par la sacro-sainte loi de l’offre et de la demande, les déterminants n’ont pas été cette fois pour grand-chose dans l’incroyable retournement de marché.

« Une bonne guerre et ça redémarre », n’hésitent pas à dire, dans les colloques et les forums, les plus tranche-montagne des exploitants. Par le simple fait d’une guerre ou presque et de ses sanctions, il s’est en effet produit une déflagration totale des flux, aussi vite recomposés ailleurs, témoignant par ailleurs de l’extrême plasticité du transport maritime.

Au plus bas en fin d’année 2000, les valeurs des pétroliers d'occasion pour les navires de cinq ans ont augmenté de 34 % au cours des douze derniers mois, atteignant leur plus haut niveau historique en 15 ans, d’après le Bimco. En décembre 2020, Clarksons Research avait estimé la valeur d’un trio de cinq ans, composé d’un aframax (de 80 000 à 120 000 t), d’un suezmax (200 000 t) et d’un très grand transporteur de brut VLCC (capacité de transport jusqu’à 2 millions de barils, 300 000 t) à 138,5 M$. Cet ensemble coûterait aujourd’hui 231 M$.

L’embargo sur les importations de pétrole russe, décrétée par l'UE pour une entrée vigueur en décembre 2022, a reconfiguré tout au long de l’année dernière les flux à l’import et à l’export, et dopé les tonne-milles en allongeant les distances.

Le brut russe expédié en « short sea » vers l'UE s'est déployé sur du long-courrier pour atteindre la Chine et l'Inde, ses nouveaux clients, et le diesel russe a aligné les milles jusqu'à l’Afrique du Nord, l'Asie et l'Amérique du Sud. Les pays européens ont remplacé les barils russes par des approvisionnements long-range en provenance des golfes du Persique et Mexique ainsi que de l'Amérique latine. Selon le Bimco, les exportations de pétrole de la Russie contribuent actuellement à hauteur de 83 % à la croissance (par rapport à l'année dernière) des tonnes-milles générée par cette tectoniques des flux. Elles ont augmenté de 42 % par rapport au début de l'année 2022 pour les importations européennes, certains acheteurs ayant amorcé la diversification de leur sourcing immédiatement après l'invasion de l'Ukraine par la Russie à la fin du mois de février 2022.

Le jeu de l’offre et de la demande a servi royalement les exploitants de tankers dans la mesure où le carnet de commande est au plus bas, ne représentant que 2,6 % de la flotte en service (par comparaison, celui des porte-conteneurs est de près de 30 %).

L’ensemble de ces paramètres a joué de conserve pour porter la valeur des pétroliers d’occasion à 96 %, 85 % et 83 %, respectivement, des prix des nouvelles constructions.

Les récentes décisions de l’Opep de limiter sa production pour soutenir les prix n’ont pas pour l’instant contrarié les perspectives (favorables) du marché des transporteurs de brut. « Rien n'indique que les sanctions de l'UE seront levées, et l'Agence internationale de l’énergie prévoit que la consommation mondiale de pétrole en 2024 dépassera les niveaux de 2019 pour la première fois depuis la pandémie », répond indirectement Niels Rasmussen, le spécialiste maritime du Bimco.

Comment se fait-il que le brut de l’Oural trouve toujours acheteurs et transporteurs en dépit des barrières érigées par le bloc occidental ?

Le boycott russe n’a pas eu lieu. Selon les données de suivi des navires, le brut de l'Oural continue bel et bien de transiter dans le monde, avec pour destination principale : l’Asie. L'Inde a représenté sur les quinze premiers jours d’avril plus de 70 % des approvisionnements maritimes de la qualité Oural et la Chine, 20 %, selon les calculs de Refinitiv.

D’après Kpler, la Russie a exporté 3,54 millions de barils par jour (Mb/j) en mars et 2 Mb/j de produits pétroliers (dont le diesel) en dépit d’une baisse d'1 Mb/j vers l'UE au cours de ces quatre mois. Ce sont même les volumes les plus élevés jamais observés par l’analyste spécialisé dans les matières premières depuis qu’il tient des registres (2016). Les négociants de pétrole russe ont non seulement trouvé des acheteurs pour écouler leur flux mais suffisamment de navires pour expédier les volumes, ce qui était autrement problématique.

La Russie est aidée à la fois par ses prix défiant toute concurrence ce qui permet d'absorber facilement le surcoût des frais de transport du fait de l’allongement des distances. D’autant que les taux de fret baissent encore : une cargaison de pétrole de l'Oural chargée dans les ports de la Baltique pour être livrée aux ports indiens a été ramené à 7,5 à 7,6 M$ contre 8 à 8,1 M$ il y a deux semaines, ont indiqué deux négociants, cités par Reuters.

Cet état de fait déjoue tous les scénarios envisagés lorsque le G7, qui réunit les sept pays les plus industrialisés, a décidé en février 2023 de plafonner à 60 $ le prix du pétrole russe transporté par mer. Les plus critiques affirmaient en effet qu’il n'y aurait pas assez de navires pour assurer la fluidité du commerce russe. La mesure condamnerait certaines raffineries et contraindrait la Russie à réduire sa production. Avec en bout de ligne, une pénurie mondiale et un embrasement des prix pour les consommateurs et les entreprises.

Les armateurs européens sont-ils encore impliqués dans le commerce de pétrole russe ?

Autre enseignement que délivrent les données de Kpler : les navires exploités par les sociétés occidentales continuent d’opérer dans le cadre légal défini par le plafonnement. Ainsi, plus d’un tiers (36 %) du brut russe a été transporté par des armateurs européens (données arrêtées en février), en grande majorité grecs et non cotés en bourse, où la réputation auprès des investisseurs, des banques et des grands affréteurs prime. En réalité, ils gagnent bien plus d’argent (du simple au double) que dans un environnement de marché non sanctionné.

Loin d’être tétanisés par les nombreuses contraintes qui découlent des sanctions, les compagnies russes, pourtant coupées des systèmes de paiement internationaux et d’un ensemble de services (assurance, réassurance, protection et l'indemnisation, classification, certification, enregistrement des navires…), assurent encore 28 % des volumes de brut transporté, dont un tiers pris en charge par une flotte dite grise et noire, deux nuances qui ont fait leur apparition dans le champ lexical du secteur pour qualifier cette flotte fantôme, qui opère à l’ombre du cadre légal, à divers niveaux d’exposition.

Peut-on s’attendre à une décomposition-recomposition des flux de produits pétroliers (diesel notamment) ?

Le marché est en effet actuellement au balcon des effets de l’embargo européen sur les produits pétroliers, sanction effective depuis le 5 février. Là encore, la Russie n’a eu aucun mal à se repositionner. Elle est aidée par la braderie de son diesel, environ un tiers moins cher que le Brent et 20 cents de moins par gallon que le diesel américain.

Selon les spécialistes du marché, qui ne manquent pas une miette du grand mécano du repositionnement des flux, la Turquie, qui refuse d'appliquer les sanctions occidentales, importerait désormais la quasi-totalité de son gazole du pays de Vladimir Poutine, qui est depuis 2017 un premier partenaire énergétique de premier plan. Le basculement s’opère aujourd’hui au détriment de l’Inde, de la Grèce et de l’Italie.

Le Moyen-Orient s’y achalande aussi pour répondre à la demande domestique des raffineries, qui peuvent ainsi davantage exporter une plus grande partie de leur propre production. Aussi, le diesel russe devrait représenter 53 % des importations brésiliennes en avril contre moins de 20 % en mars.

Pourquoi l’UE n’a pas encore opéré la bascule de son sourcing ?

Le marché attend désormais le déplacement des lignes consécutif à la reconfiguration de l’approvisionnement du Vieux Continent. Jusqu’à présent, ses états membres ont anticipé en chargeant à bloc les cuves au cours du second semestre 2022. Kpler le donne à lire : les importations européennes de produits propres ont baissé de 1,1 Mb/j en mars, soit 29 % de moins par rapport à octobre par exemple

Il arrivera donc un moment où les Européens vont chercher à se fournir de façon plus pérenne. Les futurs fournisseurs pourraient bien être ceux délaissés par la Turquie, à savoir le Moyen-Orient et l'Inde, avec classiquement un effet de tension sur les navires disponibles à l’emploi, les tarifs d’affrètement et les valeurs des navires.

Les ventes de MR ont déjà augmenté d'environ 33,33 % en un an, avec 84 achats enregistrés depuis le début de l'année, selon VesselsValue. Avec un âge moyen de 14 ans contre 10 ans pour la même période en 2022, la majorité des ventes ont été contractés avec des acheteurs inconnus, représentant un peu plus d'un quart, soit 26 %. « Un nombre croissant d'acheteurs cherchent à dissimuler la propriété du navire afin de profiter des primes élevées associées aux échanges sanctionnés. Pour mettre ce chiffre en perspective, il n'y a eu que deux ventes à des acheteurs inconnus entre janvier et avril de l'année dernière », confirme la société d'évaluation des navires.

Les sommes que certains seraient prêts à mettre pour acquérir des navires et opérer de façon dissimulée a aussi des répercussions sur le marché de l’achat au comptant des vieux navires pour vente à la ferraille. Or il s’avère que deux d’entre eux, parmi les plus grands acteurs du marché, comme GMS, se mettent à acquérir les VLCC en fin de vie non pour les envoyer à la casse mais pour les revendre avec plus-value (phénomène de retournement de navires).

GMS a ainsi acquis en début d’année deux grands pétroliers à Cosco revendus avec une prime de 5 M$. Splash, média spécialisé dans le shipping, a révélé il y a quelques jours qu’un acheteur au comptant de Singapour cherchait à vendre son troisième pétrolier, un navire de 19 ans d'âge et de 300 000 tpl, acquis pour un peu moins de 40 M$ auprès de Cosco. Il serait actuellement en vente pour 45 M$. Les pétroliers de Cosco Shipping Energy avaient été lourdement impliqués dans l’embargo américain sur le brut de l’Iran, sous l’administration Trump.

Adeline Descamps

 

 

 

 

 

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