L’un des derniers volets du paquet mobilité voté en 2020 est entré en vigueur sans faire de vagues le 21 août dernier, malgré des protestations isolées, comme celle des fédérations italiennes de transporteurs, en raison de cafouillages sur les délais de livraison et de la longueur des procédures d’autorisation. Depuis, tous les camions de plus de 3,5 tonnes nouvellement immatriculés doivent être équipés d’un tachygraphe « nouvelle génération » 1CV2 géolocalisé, et doté d’une fonction d’enregistrement automatique horodatée de franchissement de frontière, qui permettra aux forces de l’ordre de contrôler plus facilement le respect des règles de cabotage en Europe. Le nouvel outil enregistre également les données « sociales » telles que le temps de conduite, le temps de repos, de chargement ou de déchargement. La flotte déjà en circulation aura jusqu’en août 2025 pour s’équiper. Les camionnettes de 2,5 à 3,5 tonnes suivront en juillet 2026. Dès 2024, les forces de l’ordre devraient être équipées de tablettes et de « radars » DSRC de bord de route, afin de se connecter à distance aux chronotachygraphes et d’identifier d’éventuelles anomalies, manipulations, déconnexions, incohérences d’informations stockées, voire de dépassements de temps de conduite… Elles n’arrêteront alors que les véhicules jugés suspects et non plus de manière aléatoire. Bien que ces modifications ne concernent que les véhicules de transport international, toutes les entreprises sont impactées, car ces changements impliquent également les formats des fichiers informatiques de l’appareil et des cartes. L’appareil et les cartes devront stocker au plus tard fin 2024 les temps d’activité sur une période de 56 jours, contre 28 jours actuellement.
Des acteurs sceptiques
L’arrivée du tachygraphe doit en théorie permettre de mieux détecter les infractions liées à la durée de travail des conducteurs pour les forces de l’ordre. « Le nouveau tachygraphe sera une petite aide supplémentaire au contrôle, explique le contrôleur belge Raymond Lausberg. Mais cela n’empêchera pas que le contrôleur « expérimenté » doive continuer à lire entre les lignes. Un programme d'analyse ne pourra jamais tout voir. » De l’avis de ce contrôleur proche de la retraite, ce qui manque en termes de contrôle, c’est la volonté politique et judiciaire de poursuivre les infractions à la loi. Michel Chalot, patron de Chalot Transport et responsable FNTR dans le Grand Est, partage ce scepticisme. « On nous dit que les nouveaux tachygraphes seront contrôlables, mais je n’y crois pas, parce qu’il n’y aura pas de campagne de contrôles. Ça ne sert à rien de mettre en place des règles, si elles ne sont pas contrôlées ! » Son entreprise compte 52 véhicules de plus de 19 tonnes, et 80 salariés dont 67 chauffeurs. Chalot Transport a renoncé voici 30 ans aux transports longue distance, faute de pouvoir tenir face à la concurrence agressive des pays de l’Est. « Le nouveau tachygraphe, c’est encore un instrument de contrôle de plus, c’est encore une contrainte de plus, mais à la fin, les mêmes règles du jeu s’imposent à tous, donc on ne peut pas dire qu’il y a un désavantage pour l’un ou pour l’autre », estime de son côté Julian Vincent, responsable technique, achats et compétence transports du transporteur belge Vincent Transport. La société compte 160 camions, et 180 conducteurs, à 20 % Slovènes. « Bien sûr, le fait que nous devions aller chercher des salariés si loin est une contrainte supplémentaire, du fait de l’obligation du retour, explique Julian Vincent. Il nous arrive de ce fait de devoir effectuer des trajets à vide. Mais ils travaillent chez nous depuis 15 ans et ça se passe bien. » Même s’il arrive à l’entreprise de travailler pour des clients slovènes moins rentables, afin de réduire le coût de l’obligation de retour.
Vers plus de sécurité à bord
Du côté du volet sécurité, un certain nombre d’assistants électroniques deviendront obligatoires à bord à compter du 7 juillet 2024, dans le cadre de la campagne « Vision Zéro », c’est-à-dire le « zéro-accident zéro-victime de la route », lancée par le parlement européen et le Conseil de l’Europe. La mesure prévoit l’obligation de nouvelles fonctions de sécurité électronique pour tous les véhicules de plus de 3,5 tonnes telles que l’indicateur de freinage d’urgence, la reconnaissance d’objet, le système de contrôle de la pression des pneus, l’assistance intelligente à la vitesse, l’assistant d’angle mort, l’anti-démarrage en cas d’alcool au volant, une alerte à la fatigue et le système permettant d’identifier piétons, cyclistes et véhicules se trouvant devant le camion au démarrage.
Plusieurs aménagements sont prévus à partir de 2026 (obligation d’un système reconnaissant une baisse de concentration du chauffeur au volant), puis en 2029 (amélioration du champ de vision physique dans les véhicules ainsi que l’obligation de posséder une boîte noire enregistreuse de données d’accident). « Toutes ces mesures, comparées au prix d’achat d’un camion, qui peut atteindre 400 000 euros, ça ne fait pas une grande différence, concède Sabine Lehmann, de la fédération des transporteurs bavarois LBS. Mais c’est une autre affaire quand vous devez procéder à une mise à niveau des véhicules plus anciens. Par exemple le tachygraphe. Certains véhicules sont encore équipés de tachygraphes digitaux. Et il n’est pas toujours possible de procéder à une mise à jour. C’est surtout vrai pour les véhicules spéciaux, dont la durée de vie est beaucoup plus longue que celle des camions conventionnels qui roulent trois ou quatre ans avant d’être changés. »
Selon Bruxelles, les nouvelles mesures de sécurité devraient permettre d’ici à 2038 de sauver 25 000 vies par an et d’éviter 140 000 blessés sur les routes, qu’ils soient piétons, cyclistes ou automobilistes. Un objectif irréaliste aux yeux de Raymond Lausberg qui ne compte plus le nombre de camions contrôlés en infraction grave, comme des freins défectueux. « À mon avis, depuis le Covid-19, on est partis dans la mauvaise direction, au niveau de la sécurité », assure le contrôleur. Problème supplémentaire : la durée du contrôle technique. « À raison de 20 à 30 mn par véhicule, on ne peut en contrôler plus de 20 par jour. Et encore, ce n’est possible qu’avec le soutien d’une société spécialisée. »
Être plus pragmatique sur les carburants alternatifs
« Nous sommes globalement satisfaits avec le paquet mobilité, explique Dirk Saile, représentant de la fédération de transporteurs allemands BGL à Bruxelles. Mais avec les questions climatiques - nouveau cheval de bataille de la commission - on est beaucoup plus sceptiques. On va vers l’interdiction de tout ce qui ne roule pas à batterie ou à hydrogène. Sur ce dossier, je peux dire que nous les transporteurs, nous ne sommes pas écoutés. » Qu’ils soient en Allemagne, en France ou en Belgique, les transporteurs se plaignent tout particulièrement de l’euro-vignette, qui va se traduire début décembre outre-Rhin - où se croisent toutes les routes du transport international - par un doublement du prix du péage autoroutier pour la quasi-totalité de la flotte puisque seuls les véhicules électriques ou à hydrogène en seront exemptés. « Le problème, souligne Dirk Saile, c’est qu’on n’a ni les véhicules à batterie, ni les bornes de rechargement, ni un réseau suffisamment puissant. » Sur une flotte totale de 800 000 camions immatriculés en Allemagne, seuls 300 véhicules électriques seront dispensés du péage, résume le BGL. « Nous demandons qu’au moins les e-fuels soient reconnus comme propres ! », insiste Dirk Saile. La non-reconnaissance des e-fuels comme carburants propres a contraint Vincent Logistic en Belgique à se séparer de la moitié de sa flotte de camions au GNL. Sur les 40 camions au GNL qu’a compté la flotte, il en reste une vingtaine, immobilisés faute d’être rentables. Seules quelques unités ont pu être vendues.
En Belgique, Vincent Logistic s’inquiète de la hausse annoncée en Allemagne. « La question climatique, c’est un sujet important pour les clients, souligne Julian Vincent. Les clients aussi ont leurs comptes CO2 à rendre. » Le groupe s’inquiète de l’absence de solutions vraiment viables, tant du côté des camions que des possibilités de rechargement. Quant au péage allemand… « Nous roulons trois à quatre millions de kilomètres en Allemagne chaque année, précise Julian Vincent. On sent un certain engouement pour le doublement du prix du péage allemand du côté des écologistes, que je ne partage pas. Tout le monde devra payer cette augmentation. Ce sera reporté sur le consommateur final ». En Alsace, Michel Chalot est aux premières loges de la hausse du prix de la Maut allemande au 1er décembre prochain et très inquiet de la perspective d’une généralisation dans toute l’Europe de l’écotaxe sur le modèle allemand. « L’Allemagne a décidé cette mesure. Et qu’est-ce qui va se passer ? L’Autriche suivra dès le premier jour, et les autres dont la France par la suite. Avec la décision allemande, la tentation va être plus grande de mettre partout en place une taxe sur les poids-lourds. La conséquence, c’est que le coût du transport va augmenter et que tout le monde va regarder comment réduire le coût social. » Un peu comme si le chat se mordait la queue.
Raymond Lausberg (policier des routes en Belgique) : «Ce qui m’inquiète, c’est la rapidité avec laquelle sont payées les amendes»
Votre équipe contrôle notamment le respect du paquet mobilité sur les routes belges. Vous livrez des chiffres inquiétants…
Sur les 470 véhicules que nous avons contrôlés depuis le début de l’année, 413 étaient en infraction. 67 %, soit 278, parce qu’ils ne respectaient pas le paquet mobilité. Il y avait même deux camions qui étaient sur les routes non-stop depuis plus de deux mois. 53 véhicules n’étaient jamais rentrés dans leur centre opérationnel depuis le début de l’année… Là, je lance une flèche à mes collègues allemands. Comment se fait-il qu’un camion lituanien puisse faire son contrôle technique en Allemagne ?
Les camions roulant sur les longues distances sont de plus en plus originaires d’Europe de l’Est…
Sur les chauffeurs que nous avons contrôlés cette année, 181 étaient à bord de tracteurs lituaniens et 251 chauffeurs étaient en provenance de pays tiers. Il s’agit de plus en plus souvent de personnes originaires de pays bordant la Chine, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et même des Philippins. Bientôt, ce seront des Chinois. J’ai eu un Bulgare qui n’était pas rentré chez lui de toute l’année. Sans parler de ceux qui ne sont pas payés, comme la centaine de conducteurs en grève sur une aire d’autoroute en Allemagne. (Leur employeur polonais leur doit près d’un demi-million d’euros, ndlr) Le problème, c’est que si vous proposez 1 500 euros par mois à un Ouzbèque qui gagne 150 euros chez lui, il sera content. Et il ne sait pas qu’il se fait rouler.
Que risquent ces camions en Belgique ?
C’est simple, en huit mois, mon petit poste de contrôle avec cinq contrôleurs, a émis près d’un million d’euros d’amendes, pour un montant moyen de 2 250 euros. C’est encore plus que l’an passé. Ce qui m’inquiète, c’est la rapidité avec laquelle sont payées les amendes. Un Lituanien en irrégularité que j’ai traîné au contrôle technique a sorti 5 790 euros d’amende en perception immédiate, comme c’est autorisé en Belgique. Sur les 411 amendes qu’on a infligées cette année, seules 34 ont choisi la procédure de consignation, qui passe par une audience. Ils veulent juste vite payer-vite repartir.
La question non réglée des maxi-combis
La question est dans l’air depuis des années. La Commission, après des mois d’hésitation, se dit favorable au maxi-camion, qui permettrait d’économiser carburants et trajets et serait donc bon pour l’environnement. Mais la question du maxi-camion de plus de 40 tonnes relève toujours de la compétence des États membres. La Commission a engagé mi-juillet les premiers travaux, en vue de modifier la législation à ce sujet, afin de simplifier le recours aux maxi-camions dans le cadre d’un paquet de loi baptisé « transport vert ». Vincent Logistic - premier transporteur en Belgique à s’être lancé dans l’expérience - possède cinq Eco-combi de 40 tonnes et 25 mètres de long. « Ils permettent d’économiser 20% des émissions de CO2 », souligne Julian Vincent, directeur achats de la société. Pourtant, son bilan est mitigé. « Tous les clients ne sont pas forcément en mesure d’accueillir des véhicules de tels véhicules », précise-t-il. Surtout, le dossier se heurte à la complexité de la législation belge. Trois législations se font face dans le pays : lois wallonne, flamande et celle de Bruxelles. « Pour chaque région il faut un permis différent, rappelle Julian Vincent. Comme nous sommes très proches de la frontière néerlandaise, on les fait rouler aux Pays Bas où la législation est plus libérale. » Vincent Logistic attend sans trop y croire l’assouplissement évoqué par la Commission. « On en parle depuis des années et on ne voit rien à ce sujet. »