Les ministres des affaires étrangères de l'Union européenne doivent échanger, à l’occasion d’une rencontre prévue le 27 juin au Luxembourg, sur le blocus maritime des ports de la mer Noire, qui empêche le transit des céréales bloqués depuis des semaines dans les silos portuaires en Ukraine. Alors que la période est normalement pour l'un des principaux fournisseurs de blé au monde celle de ses exportations, entre 20 et 25 Mt attendent toujours de pouvoir être chargés. C’est une course contre la montre à la fois parce qu’arrive la nouvelle campagne agricole, qui débute en juillet, mais aussi et surtout parce que les céréales sous séquestre sont menacées dans leur qualité et leur intégrité.
Alors que le conflit entre la Russie et l’Ukraine s’enlise, le ministre ukrainien de l'agriculture a déclaré à Reuters que la guerre allait créer une pénurie mondiale de blé pendant au moins trois saisons en empêchant une grande partie de la récolte ukrainienne d'atteindre les marchés et en poussant les prix à des niveaux record. Selon un représentant du gouvernement ukrainien, la récolte de céréales de l'Ukraine devrait se situer autour de 48,5 Mt cette année, contre 86 Mt au cours de la précédente saison.
Moscou nie pour sa part toute responsabilité dans la crise alimentaire qui menace les pays les plus dépendants du blé – aussi parmi les plus pauvres au monde –, et rend les sanctions occidentales responsables de la flambée des denrées alimentaires. Le continent africain est notamment très dépendant des importations de céréales ukrainiennes et russes mais aussi de fertilisants essentiels pour son agriculture peu productive.
Négociations diplomatiques sans grand succès
Les négociations menées par les Nations unies pour permettre les exportations maritimes de l'Ukraine en échange d’un assouplissement sur les expéditions russes de denrées alimentaires et d'engrais n’ont pour l’heure pas abouti. Le Kremlin, que les États-Unis soupçonnent par ailleurs de vol organisé du blé ukrainien, reste arc-bouté sur ses conditions et demande la levée des sanctions. Il a aussi été question un temps d’aménager des corridors maritimes pour faire sortir les grains du pays.
Ankara, qui entretient de bonnes relations avec Kiev et Moscou, a tenté une médiation pour relancer le dialogue jusqu’à proposer une escorte maritime afin de permettre le transit de céréales en toute sécurité via la mer Noire alors que des mines dérivent en mer Noire, jusqu’aux côtes turques.
De leur côté, les États-Unis ont proposé leur aide pour construire des silos temporaires aux frontières de l'Ukraine, y compris en Pologne, pour pouvoir abriter la prochaine récolte et ainsi faciliter le transfert logistique, que ce soit par la mer, la route ou le rail.
Logistique arrière
La logistique de substitution – via la route et le rail, par la Pologne et la Roumanie – aurait permis de sortir 1,7 Mt de céréales en mai, selon le cabinet Inter-Courtage. Le port roumain de Constanta, dont le terminal de vrac affiche une capacité de stockage de 1,5 Mt, a fait transiter 616 000 t de céréales ukrainiennes jusqu’à présent. Non sans de multiples contraintes : l’acheminement depuis les silos ukrainiens implique leur transport par voie ferrée jusqu'aux ports du Danube où ils sont chargés sur barges jusqu'à Constanta. Le transit time est de surcroît allongé du fait des normes divergentes de l’écartement des voix, les rails ukrainiens étant à 1 520 mm mais à 1 435 mm, le standard, en Roumanie.
Outre Constanta, les ports de Pologne et de Lituanie sur la mer Baltique, qui permettent de contourner la Biélorussie avec un minimum de contrôles et des procédures douanières accélérées, et Varna en Bulgarie sont aussi évoqués comme des portes d'entrée potentielles pour les agro-exportateurs ukrainiens.
« Varna peut opérer en tant que hub de transbordement de la farine et des graines de tournesol et pour la distribution des céréales que ne peuvent plus opérer les ports ukrainiens », a déclaré le Premier ministre bulgare Kiril Petkov à l’issue d’une rencontre avec le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy. Le Premier ministre n'a pour autant donné aucun calendrier ni indications sur les volumes de céréales qui pourraient y transiter.
Varna, fausse bonne idée ?
La société de conseil Informall BG, spécialisée dans les flux de marchandises à l'exportation et à l'importation en Ukraine, en doute. « La complexité de la route reliant l'Ukraine et la Bulgarie rend la logistique sur cet itinéraire excessivement coûteuse pour les exportateurs ». Pour le consultant, les contraintes sont nombreuses, à commencer par le manque d’accès à la mer.
« Alors que Constanta dispose d'un accès aux eaux du Danube, Varna n'est accessible que par des routes terrestres. L'utilisation combinée de trains de marchandises et de barges fluviales de grande capacité [sur le Danube] permet de traiter des volumes considérables de céréales par le port roumain à un coût raisonnable. De plus, la proximité de ses terminaux céréaliers avec les frontières ukrainiennes facilite la logistique des camions sur cet itinéraire. »
Les ports de Bulgarie doivent être considérés au cas où les routes d'exportation existantes seraient surchargées et/ou fortement encombrées, en conclut la société.
Volalité des prix
En attendant, sur les marchés agricoles, les prix fluctuent ou refluent au gré des avancées et des reculades des pourparlers. Le contrat de blé le plus actif du Chicago Board of Trade a grimpé au niveau record de 13,64 $ le boisseau en mai, avec une hausse des prix d'environ 35 % en 2022. Le blé français était coté autour de 495 $ la tonne, coût et fret (C&F) compris, à destination de l'Indonésie pour une expédition en août, contre 470 à 480 $ la tonne, C&F, pour le blé roumain, selon les traders. Le blé australien Premium White est coté autour de 478 $ la tonne.
Jusqu’à présent, les acheteurs, notamment asiatiques, ont fonctionné avec de brèves échéances, entretenant manifestement l’espoir d’une sortie de crise en mer Noire relativement rapide, puisqu’ils ont réservé les cargaisons un ou deux mois à l'avance.
Australie en première ligne
En l’absence de l’Ukraine, les meuniers asiatiques sont susceptibles d'augmenter leurs achats de blé en France et en Roumanie pour la nouvelle campagne agricole en juillet, veulent croire les experts. L'Australie, deuxième exportateur mondial de blé cette année après une récolte record de plus de 36 Mt à l’occasion de la saison 2021/22, a augmenté ses ventes pour faire face au déficit mondial depuis le début de 2022.
L'Argentine, sixième exportateur de blé en 2021 avec 7,2 % des volumes mondiaux selon les données du BIMCO, .a exporté 9,5 Mt de blé issu de la récolte record de 2021/22 au cours des quatre premiers mois de l’année. Mais en mars 2022, le gouvernement argentin a fixé un quota à 10 Mt pour la campagne de commercialisation de 2022/23 afin de stabiliser les prix intérieurs et de lutter contre une inflation à deux chiffres. Autant dire que « l'opportunité pour l'Argentine de combler le vide laissé par l'Ukraine s'éloigne », convient Niels Rasmussen, analyste en chef du transport maritime au sein de l’organisation représentant les exploitants de navires au niveau mondial.
Adeline Descamps