À qui profitent les perturbations en mer Noire, cette première zone d'exportation de céréales au monde avec 30 % du blé et de l’orge ? Peut-être à l’Inde. Alors que les stocks de la mer Noire diminuent, le géant asiatique a vendu un volume record de 1,4 Mt de blé en avril alors qu’il n'en avait exporté que 242 857 t l’an dernier à la même période. Ses exportations ont bondi depuis que la Russie a envahi l'Ukraine fin février. Le deuxième producteur mondial de blé avait déjà pulvérisé ses records d’exportation lors de la campagne 2021-2022 (7,85 Mt contre 2,1 Mt l'année précédente).
Alors que les pays acheteurs sont en quête d’alternatives pour pallier les défaillances de l’Ukraine et de la Russie, de nouvelles destinations s'ouvrent au blé indien d’autant que l’Inde est le seul grand fournisseur de blé à cette période de l'année. Révélateur, l'Égypte, premier importateur de blé, a accepté pour la première fois de lui acheter la céréale. En outre, le Programme alimentaire mondial des Nations unies s'y est approvisionné pour fournir la Somalie, le Kenya et Djibouti, ont indiqué des négociants basés à New Delhi.
Dans un contexte de resserrement de l'offre de blé et de céréales fourragères, les prix du blé indien prennent de la valeur. Les négociants indiquent avoir signé des contrats entre 295 et 340 $ la tonne franco à bord, a confié l’un d’entre eux à Reuters.
Potentiel entravé
Toutefois, les vagues de chaleur extrêmes dans le nord de l'Inde (rendements réduits) et les obstacles logistiques (priorité au charbon) pourraient entraver le potentiel commercial du pays dans les mois à venir alors que le gouvernement indien a prévu une production record de 111,3 Mt de blé pour la campagne 2022-23 et un niveau record d’exportation de l’ordre de 11 à 12 Mt (données du ministère indien de l'Alimentation).
D’après les négociants indiens, la production pourrait être amputée de 5 à 6 Mt par rapport aux attentes du gouvernement, ce qui pourrait conduire New Dehli à limiter les exportations pour préserver ses stocks (la consommation domestique est estimée entre 98 et 100 Mt par an).
Un manque à gagner de 20 % pour les ports de la mer Noire
Selon S&P Global Market Intelligence, les exportations maritimes de céréales depuis la région de la mer Noire en avril ont diminué de 35 % sur un an, pour atteindre 4 Mt. Et selon ses projections, elles devraient baisser de 37 % au deuxième trimestre par rapport à l’an dernier pour atteindre 11,2 Mt. L’année devrait ainsi se solder par un manque à gagner de 20 % et totaliser 83,9 Mt.
Les céréales ukrainiennes continuent toutefois d'être acheminées vers les marchés internationaux, via la Roumanie et la Bulgarie, mais aussi de façon illicite sur des navires battant pavillon russe à en croire la société d'imagerie satellite Planet Labs et Associated Press qui ont identifié à Lattaquié, en Syrie, un des vraquiers chargés de céréales ukrainiennes pillées.
Les autorités ukrainiennes soutiennent en effet que le vraquier russe Matros Pozynich a chargé 27 000 t de céréales depuis les territoires occupés par la Russie, notamment de Crimée. D'après les données AIS, le navire a en effet effectué deux voyages depuis la mer Noire vers les eaux syriennes en mars et avril, pour revenir en Syrie la deuxième fois le 5 mai. Mais selon la technique de dissimulation désormais largement éprouvée, son parcours comporte de grandes absences, le transpondeur ayant été éteint.
Selon les autorités ukrainiennes, il aurait tenté de livrer son chargement à un acheteur à Alexandrie, en Égypte. Mais alertées, les autorités égyptiennes auraient refusé l’accès au navire. Il ne s’agirait pas d’un pillage isolé. Le vice-ministre ukrainien de l'agriculture, Taras Vysotskiy, a déclaré la semaine dernière qu'environ 440 000 t de céréales avaient été subtilisées dans les régions de Luhansk, Donetsk, Kherson et Zaporizhzhia. Des propos corroborés par des représentants de l’ONU.
Constanta en Roumanie et Varna en Bulgarie en sas de l’Ukraine
Les voisins de l’Ukraine s’organisent. La Roumanie, qui fait aussi partie des fournisseurs significatifs de céréales (25 Mt en 2021 pour un trafic global de marchandises de 67 Mt), et exporte par la mer Noire, mais en dehors de la zone de conflit, s’organise pour faire office de hub céréalier de l'Ukraine, notamment à partir du port de Constanta, qui connaît un trafic croissant de vraquiers (30 navires à quai selon les données de MarineTraffic).
Le gouvernement n’a pas tardé à réagir en annonçant un programme d’investissements pour accueillir et acheminer le fret vers les marchés de consommation. Ainsi, il prévoit d'ici la fin de l'année de rénover 95 lignes ferroviaires et doit lancer un appel d'offres pour la réouverture d'une nouvelle voie de 5 km reliant Giurgiulesti en Moldavie à Galati sur le Danube, dans l'est de la Roumanie. Un autre port roumain, Galatz, pourrait alors être en outre exploité.
Premier chargement de maïs
Début mai, l’Ukraine a réalisé son premier envoi de maïs par voie maritime depuis le début de l'invasion russe en février. Un symbole fort car si la campagne du blé était quasiment soldée quand le conflit a éclaté, celle du maïs était en pleine activité. Plus de la moitié du volume attendu par l'Ukraine devait alors sortir du pays, avec pour destination la Chine. Là encore, le port roumain a servi de plateforme.
Quelque 71 000 t de maïs ont ainsi été chargées sur le panamax Unity N, tandis que selon Eurogal, 80 000 t supplémentaires se dirigeaient vers Constanta. Le port bulgare de Varna se prépare également à traiter les produits agricoles ukrainiens, notamment la farine et l'huile de tournesol.
Jusqu’à présent, la voie ferroviaire avait servi de palliatif. En avril, 492 000 t de céréales ukrainiennes ont été expédiées par le rail.
Adeline Descamps