L’annonce fin 2019 de son arrivée à la tête du numéro deux mondial du transport maritime par conteneurs avait été précédée d’insistantes rumeurs. D’abord parce que Søren Toft faisait partie de l’équipe dirigeante de Søren Skou, le PDG de Maersk, partenaire de MSC au sein de l’Alliance 2M mais néanmoins concurrent. Aussi, parce que son arrivée poussait un peu plus Gianluigi Aponte, 79 ans, fondateur de la compagnie, actionnaire majoritaire et président du conseil d’administration, vers la retraite et installait Diego Aponte (PDG depuis 2014) dans le fauteuil de son père pour présider aux destinées du groupe.
L’ex-directeur d’exploitation de la flotte de Maersk a établi ses quartiers à Champel, siège suisse de la compagnie, dans une conjoncture intéressante, à l’heure où les stratégies s’aiguisent (notamment dans la logistique) et que des choix technologiques sont à opérer pour assurer le verdissement de la flotte. Il intègre aussi un groupe à la dynastie familiale où il ne sera jamais évident de naviguer dans le sillage de deux personnalités à forte influence.
Avec un risque mesuré et maîtrisé
Plutôt discret depuis son arrivée, seule une annonce à propos d’une commande de onze navires de 15 300 EVP au GNL porte son sceau mais sous la forme d’un communiqué impersonnel diffusé mi-mai. Un pari pragmatique qui est aussi celui de l’armateur français CMA CGM. MSC reconnaît au carburant un statut imparfait car il ne répond que faiblement à la problématique du CO2. Mais il lui accorde deux vertus, celle d’éliminer quasi totalement les émissions de SOx, NOx et des particules fines et d’être la seule alternative éprouvée sur le plan opérationnel, commercialement viable et susceptible d’être mise à l'échelle immédiatement.
Toutefois l’armateur de porte-conteneurs, sous la direction de Søren Toft, y va, avec un risque mesuré et maîtrisé, via des des contrats d'affrètement à long terme et avec une motorisation « LNG ready ». Pourtant, la compagnie italo-suisse ne lésine pas sur ses moyens pour pousser ses capacités, ayant acquis depuis la fin de l’année dernière une cinquantaine de navires d’occasion et commandé 43 navires totalisant près de 800 000 EVP, soit 19,7 % de sa capacité en exploitation.
« MSC s'est engagé à investir dans un avenir durable et, bien que la voie de la décarbonation du transport maritime ne soit pas encore clairement définie et qu'aucun nouveau carburant ne soit disponible à l'échelle mondiale pour être déployé sur notre flotte, cet affrètement devrait nous aider à améliorer les performances en matière d'émissions de CO2, à tirer des enseignements précieux tout en gardant toutes nos options ouvertes. MSC continue d'envisager une gamme de solutions de carburants sur la voie d'un avenir sans carbone », avait alors indiqué la compagnie.
Les plans de l’UE contreproductifs ?
Søren Toft est sorti du bois plus franchement ces derniers jours où on a pu le lire dans un entretien accordé au Financial Times publié le 22 juin, et l’entendre le 23 juin à l’occasion du rendez-vous annuel de l’IAPH, le World Ports Conference, qui s’est tenu du 21 au 25 juin 2021, dans un format hybride, essentiellement numérique.
Dans la presse, il n’a pas mâché ses mots à l’égard des « plans de l'UE » pour réduire les émissions de carbone, estimant qu’ils auraient un effet contreproductif si les carburants à faible teneur en carbone n'étaient pas facilement disponibles. À savoir, augmenter les émissions globales du secteur.
Suivant le raisonnement du dirigeant, pour pallier l’absence d’alternatives neutres en carbone, les opérateurs seraient contraints de ralentir leurs navires (pour moins consommer), ce qui nécessitera d’exploiter davantage de porte-conteneurs (et donc d’en commander de nouveaux) pour maintenir les niveaux de service. Autant de contrats qui seraient confiés à l’Asie, comptables d’autres sources d’émissions en sus de la combustion de soute.
Ces commentaires émanent pourtant de l’armateur qui partage avec Evergreen le plus imposant carnet de commandes. Ils tombent aussi à un moment critique puisque l’UE présentera le 14 juillet une proposition législative visant à réduire les émissions du transport maritime au moyen d'une politique de tarification du carbone qui pourrait inclure le secteur dans le système européen d'échange de quotas d'émission (SCEQE). Avec pour objectif de réduire les émissions de CO2 de 55 % d'ici à 2030.
Précisions du service presse
Suite à cet entretien, le service de presse de MSC a tenu à préciser dans un communiqué que son PDG « parlait en général de certaines conséquences involontaires possibles de l'élaboration de politiques régionales (…). En faisant ces commentaires, il n'a pas abordé une proposition politique particulière ni le SCEQE lui-même. Les remarques qu'il a formulées au cours de cette interview portaient en fait sur l'amélioration de l'efficacité énergétique et de l'intensité de CO2 de la flotte de MSC de plus de 40 % depuis 2008, sur la collaboration avec les fournisseurs en matière de nouveaux carburants et de nouvelles technologies et sur la nécessité d'une approche globale pour stimuler davantage ces carburants et ces technologies à grande échelle. »
Le groupe familial, cultivant la discrétion jusqu’à ne pas publier ses comptes, n’a jamais goûté aux vagues médiatiques.
Huit nouveaux services et 80 navires supplémentaires.
À l’occasion de la conférence sur les ports de l’IAPH, le dirigeant a indiqué avoir perdu 10 000 jours de navigation cette année en raison de la congestion des ports, soit environ un tiers de plus que l'année dernière. Et en se dédouanant de toute responsabilité. Ou du moins, en réaffirmant que les compagnies n’en étaient pas les commanditaires. Une façon de couper court aux discours de ceux qui les soupçonnent régulièrement d’ententes commerciales sur la gestion respective de leurs capacités afin de maintenir les taux de fret à un niveau élevé.
Pour Søren Toft, la désorganisation actuelle est le fait d’infrastructures portuaires vétustes et sous-dimensionnées pour traiter des navires de taille toujours croissante. « Si vous regardez les États-Unis, il ne serait pas correct de dire qu'il n'y avait pas de problèmes avant la ruée actuelle des cargaisons dans le pays. Cela s'est vraiment aggravé avec le boom de la demande car les infrastructures ne suivent pas. Et aucune solution ne nous attend ». Ce qui est dommageable, « les affaires étant au plus haut », concède le dirigeant. Il considère d’ailleurs l’encombrement des ports comme « l'un des plus grands défis de toute la chaîne logistique. »
Pour répondre à la demande de ces derniers mois, MSC soutient avoir lancé huit nouveaux services et déployé 80 navires supplémentaires.
Pas de retour à la normale avant 2022
Sur les origines du problème, le PDG de MSC ne détonne pas par rapport à ses homologues, attribuant à la crise sanitaire les effets en cascade : les à-coups de la demande ayant créé des goulets d’étranglement dans les ports engendrant un fatal repositionnement des conteneurs vides. Il ne croit pas non plus à un retour à une certaine forme de normalité avant le Nouvel an chinois, soit en 2022.
Parce que le transport maritime est interconnecté à l’extrême, l’arriéré de conteneurs exacerbe la pénurie et crée des retards sur d'autres routes et dans d'autres ports. Après avoir dû faire face à une congestion portuaire critique sur la côte ouest des États-Unis puis à Yantian, les transporteurs doivent désormais faire face à la problématique des principaux ports européens de Hambourg et Rotterdam. La situation a obligé THE Alliance (Hapag-Lloyd, HMM, Yang Ming, One) et 2M (Maersk, MSC) à ajuster temporairement les rotations européennes de leur deux grandes boucles Asie - Europe du Nord.
Les partenaires de 2M ont décidé de détourner huit escales à Hambourg, deuxième port de déchargement d'Europe du nord, de leur service commun AE-7/Condor en juin et juillet vers le terminal de la mer du Nord de Bremerhaven. Le même service est également l'une des nombreuses boucles qui, en Asie, éviteront Yantian pendant un temps. Le service AE-55/Griffin est en fait la seule des six rotations entre Asie et Europe du Nord de l’alliance entre Maersk et MSC qui y maintient actuellement ses escales.
Pas d’autres alternatives que...
À l’occasion de cette conférence, il est également revenu sur les objectifs de décarbonation dans des termes plus mesurés qu’auprès du Financial Times. « La grande question de la décarbonation ne sera résolue que lorsque des carburants neutres en carbone seront disponibles à grande échelle », a-t-il indiqué tout en précisant que les améliorations individuelles de l'efficacité énergétique des compagnies maritimes sont importantes mais qu'elles ne pourront jamais avoir beaucoup d'effets à elles seules.
Il fait sans doute référence aux dernières mesures adoptées lors du MEPC76 (Comité de la protection du milieu marin) qui s’est clôturé le 17 juin. Portant sur la réduction de l’intensité carbone des navires d’ici 2030, elles exigeront de tous les navires qu'ils calculent l’indice d'efficacité énergétique des unités existantes (EEXI, mesure techniques) tandis que sera introduit un indicateur d'intensité de carbone dit Carbon Intensity indicator (CII, mesure opérationnelle).
Sur un plan technique, les navires devront disposer d’ici 2023 au plus tard d’équipements permettant de réduire immédiatement leur intensité carbone (limitation de la puissance de l'arbre, du moteur…). Au niveau opérationnel, l’intensité carbone réelle (consommation du navire /distance parcourue) sera notée (A à E) chaque année sur la base de leurs performances de l’année précédente, en référence à des seuils abaissés d’année en année. Ces mesures conduiront à réduire la vitesse de certains navires par exemple.
Sceptique sur certaines mesures
Søren Toft se montre en revanche sceptique sur la date butoir de décarbonation à 2050 et sur « les objectifs » pour parvenir à rendre neutre en carbone la flotte mondiale. Pas besoin d’objectifs, mais de l’action, semble-t-il dire. Il soutient pour cela l'idée d'un fonds de R&D avec un statut d’ONG supervisée par les États membres de l'OMI pour accélérer les développements technologiques sur les nouvelles propulsions.
Défendu par la Chambre internationale de la marine marchande (ICS), largement plébiscité par les armateurs, le fonds serait doté d’une enveloppe 5 à 6 Md$ alimentés par une contribution obligatoire par tonne de carburant. Il estime même que « ce montant initial pourrait être porté à 10 Md$ voire plus. »
Le nouvel homme fort de MSC ne fera pas part de ses préférences sur les alternatives aux combustibles fossiles et ne s’exprimera pas davantage sur une taxation carbone à l’échelle internationale, s’épargnant ainsi le risque de se voir à nouveau rectifié dans ses propos.
Adeline Descamps