Pourquoi les navires ne sont-ils pas envoyés à la casse alors que tout s'y prête ?

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Toutes les conditions s'y prêtent mais rien n'y fait. Cela fait deux ans que les observateurs du marché promettent une arrivée massive de navires dans les chantiers de démantèlement. Il faut remonter à 2008 pour trouver un recyclage de navires aussi faible et de façon si prolongée. Plus de 15 000 (vieux) navires devraient pourtant faire l'ultime voyage.

Rien n’y fait. Ni la surcapacité de navires, ni la demande de transport déprimée, ni les taux de fret au plancher, ni l’âge avancé de certaines catégories de navires qui va les rendre « hors la loi » par rapport aux exigences réglementaires durcies en matière d’émissions carbone. Les armateurs rechignent à envoyer leurs navires à la casse.

Selon les données du Bimco, association d’armateurs et de propriétaires de navires au niveau international, le recyclage des vraquiers, des pétroliers et des porte-conteneurs a atteint son niveau le plus bas depuis 20 ans. En moyenne, seul 0,1 % de la flotte a été recyclé au cours des huit derniers trimestres, contre 0,45 % en moyenne au cours des 20 dernières années.

Le premier trimestre 2024 s’inscrit sur la même trajectoire : seuls deux millions de tonnes de port en lourd (Mtpl) ont été envoyés dans des chantiers de démantèlement. Il s'agit du neuvième trimestre consécutif en deçà des 3 Mtpl.

Il faut remonter à la période précédant la crise financière (2008) pour trouver un recyclage aussi faible durant une période prolongée. L'effondrement du marché du transport maritime causé par la crise financière mondiale et la récession mondiale qui s'en est suivie avaient provoqué un rush dans les chantiers de démantèlement, avec 44 Mtpl en 2011, 59 Mtpl en 2012 et 48 Mtpl en 2013.

En 2022 et 2023, les démolitions annuelles de navires marchands – vraquiers, pétroliers, porte-conteneurs, méthaniers et autres types de navires –, auront totalisé 11 Mtpl chaque année selon Clarksons Research. Elles représentent la moitié des volumes observés au cours des trois années précédentes, de 2019 à 2021 (21,7 Mtpl).

Abondance ne saurait nuire

Pourtant, le secteur du conteneur croule sous l’abondance d’offre, compte tenu des commandes massives durant la période pandémique. Mais cette prise d'assaut des chantiers ne s'est pas accompagné de démolition des unités trop âgées ou inaptes à la modernisation. À peine 180 000 EVP ont été vendus pour la ferraille en 2023 et 360 000 EVP devraient l'être en 2024 et 2025 selon les projections. C’est néanmoins une grande avancée par rapport à 2022 où très peu de porte-conteneurs ont fait l’ultime voyage, la demande faisant autorité.

Sur le marché de l’occasion, les vieux navires résistent encore davantage au départ à la retraite. L’âge moyen des cessions est particulièrement élevé, de 28 ans, et 80 % se concentrent dans la gamme des 1 000-2 000 EVP. Une situation qui pourrait s’expliquer par la vigueur du marché de l’affrètement.

Avec un âge moyen de 14,2 ans, les porte-conteneurs sont pourtant les doyens du transport maritime. Le bataillon a vieilli de 4,3 ans au cours des treize dernières années. 2 516 unités ayant été livrées depuis 2010 pour 1 384 mises au rebut.

Les vraquiers et les pétroliers aussi

La situation n’est pas exclusive au conteneur. Les ventes de vraquiers pour la ferraille ont totalisé à peine 5 Mtpl entre 2021 et 2023 contre 9,2 Mtpl au cours des trois années précédentes. Chez les pétroliers, le scrapping a été en moyenne de 5,6 Mtpl au cours des cinq dernières années, après une moyenne de 8,9 Mtpl au cours des cinq années précédentes.

Durant la période pandémique, le manque de tonnages face au boom de la demande, sur le marché de la boîte et du vrac sec, avait dissuadé les armateurs et propriétaires de flotte de se priver de denrées rares. Cette fois, ce sont les tensions géopolitiques en mer Rouge qui entretiennent l’attentisme.

En contraignant les transporteurs à dérouter les navires par des itinéraires beaucoup plus longs, un plus grand nombre de navires sont nécessaires afin de maintenir les fréquences et les tonnages.

Chocs sur chocs

Dans le segment des pétroliers, sous l'effet de la guerre en Ukraine, l'amélioration des possibilités d'emploi, des taux de fret et des prix de vente sur le marché S&P ont limité les départs à la retraite à quelques navires seulement, celui des gros transporteurs de brut étant nul.

Les ventes de seconde main ont été particulièrement portées par la vente des unités les plus âgées afin d'alimenter une flotte de pétroliers fantômes, opérant illégalement pour contourner les sanctions européennes. Sans cette manne financière pour les propriétaires de flotte, ils auraient été de sérieux candidats au démantèlement.

L’allongement des tonnes-milles, généré par les chocs géopolitiques (guerre en Ukraine, crise de la mer Rouge) nécessite aussi plus de capacités pour les vraquiers et les pétroliers. Mais à la différence des porte-conteneurs, l’équilibre entre offre et demande est à l’avantage des transporteurs. Car peu de ces navires ont été livrés ces dernières années si bien que l’offre est serrée.

Les livraisons des vraquiers et de pétroliers ont atteint leur niveau le plus bas depuis vingt ans. Et la moyenne d’âge des vraquiers ne s’élève qu’à 11,9 ans quand celle des pétroliers est à 12,8 ans.

Les prix à la ferraille dissuasifs

Aussi, les prix de la ferraille à la tonne n’ont guère été incitatifs en 2023. Ils avaient néanmoins fortement augmenté en 2022 pour atteindre des niveaux sans précédent : 582 $/t pour les vraquiers, 612 $ pour les pétroliers et 622 $ pour les porte-conteneurs.

Les principaux chantiers de recyclage, situés principalement au Bangladesh, en Inde et en Pakistan (300 des 440 navires démolis en 2022), ont été confrontés à des « difficultés opérationnelles », rappelle Best Oasis, l'un des principaux acheteurs de navires au comptant au monde avec GMS.

Dans le sous-continent indien, les facteurs économiques et financiers ont eu un impact sur la disponibilité des fonds pour l'achat de tonnage, explique-t-il. L'accès aux lettres de crédit (crédits documentaires) des banques pour financer les opérations d'importation de ferraille a été contraint, en particulier au Bangladesh et au Pakistan, deux pays en crise de liquidités de dollars. En Turquie, « les résultats des élections et l'incertitude qui en découle quant à la formation du gouvernement ont provoqué une certaine agitation sur le marché », poursuit l'acheteur au comptant.

Mais « les variations des prix de la ferraille sur le marché mondial ne jouent généralement qu'un rôle secondaire dans l'attitude des armateurs. Ce sont les niveaux des taux de fret, associés aux prix des navires d'occasion qui exercent une influence décisive », soutient Clarkson.

Lorsque les incitations à poursuivre l'exploitation de navires plus anciens ou relativement peu rentables sont suffisamment fortes, « comme cela s'est produit dans de nombreux secteurs de l'industrie du transport maritime au cours de l'année 2023, la motivation des propriétaires à envisager la démolition disparaît en grande partie. »

La flotte vieillit inexorablement

« Les nouvelles règles en matière d'efficacité énergétique et d'émissions de carbone » pourraient toutefois changer la donne. « Elles risquent d'imposer une nouvelle charge financière et d'entraîner une augmentation des démolitions », soutient le courtier.

Cela ressemble à de l’incantation tant les prévisions de ce type se sont multipliées ces deux dernières années, témoignant du caractère imprévisible des armateurs sur ce sujet bien que les ressorts des arbitrages soient connus.

À la fin du mois de juin 2025, la Convention internationale de Hong Kong pour le recyclage sûr et écologiquement rationnel des navires, adoptée par l'Organisation maritime internationale, entrera en vigueur. Elle devrait aussi déclencher des réactions.

Actuellement, 15 % de la flotte mondiale est âgée de 20 ans et plus – 7 % de 25 ans ou plus et 8 % des 20-24 ans –, approchant un âge où la détérioration physique ou mécanique devient par ailleurs critique pour l'exploitation.

« Le recyclage des navires va inévitablement rebondir dans les années à venir, soutient Niels Rasmussen, analyste en chef du transport maritime au Bimco. Les navires qui n’auraient pas été nécessaires sans le détournement du cap de Bonne Espérance seront probablement recyclés peu après la résolution de la situation. Par conséquent, nous nous attendons à ce que plus de 15 000 navires totalisant un port en lourd de plus de 600 Mtpl soient recyclés entre 2023 et 2033 ». Un quart de la flotte mondiale donc.

Adeline Descamps

 

Les armateurs réclament un langage juridique clair pour les nouvelles règles de démolition

« Plusieurs aspects de la future Convention de Hong Kong sur le recyclage sûr et responsable des navires, qui entrera en vigueur en 2025, doivent encore être clarifiés sur le plan juridique », indique David Loosley, le CEO du Bimco. L’association, qui fédère 2 100 armateurs, opérateurs, gestionnaires, courtiers ou agents (60 % du tonnage maritime mondial) vise à encadrer les opérations commerciales de ses membres notamment par l’élaboration de contrat-cadre.

L’organisation, qui dispose d’un statut d’observateur à l’Organisation maritime internationale, a soumis à l'occasion de la 81e session du Comité de protection du milieu marin (MEPC), qui s'est tenue du 18 au 22 mars dernier un document l'exhortant à prendre en considération les zones grises juridiques qui peuvent exister en matière de déchets dangereux.

Dans l'état actuel des choses, les navires qui ont reçu un certificat international de recyclage (IRRC) en vertu de la nouvelle convention de Hong Kong risquent d'être considérés comme des déchets dangereux en vertu de la convention de Bâle. Et cela peut conduire à des mises en demeure, alerte l’association.

A.D

 

 

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