Suite à sa décision de licencier brutalement 800 marins britanniques le 17 mars dernier, P&O Ferries est embarquée dans une violente tempête politique au Royaume-Uni alors que la compagnie transmanche n’a toujours pas obtenu de la Maritime and Coastguard Agency (MCA) le sésame pour réinitialiser l’ensemble de sa flotte*. Le Spirit of Britain, l'un de ses plus grands navires opérant sur la Manche, a repris du service fin avril. D’abord limité au transport de fret, le service passagers a été restauré la semaine dernière. Après avoir échoué trois fois, Le Pride of Kent a obtenu le 9 mai l’autorisation de reprendre la mer par la MCA mais le Pride of Canterbury est toujours à quai.
Suite à la vague d’indignations provoquée par la brutalité de l’annonce de la filiale de P&O et en réaction au fait que les marins licenciés sans préavis aient pu être remplacés par du personnel externalisé, rémunéré à 5,50 £ par heure (les navires de P&O sont sous pavillon chypriote), le gouvernement de Boris Johnson avait annoncé fin mars qu’il allait déposer un projet de loi imposant le salaire minimum national, soit 9,50 £ (environ 11,40 € par heure) pour tous les navigants des ferries touchant régulièrement les ports du Royaume-Uni.
Pas une loi avant la fin de l’année ?
Dans un communiqué, alors que s’ouvre actuellement la session parlementaire, le ministère des Transports confirme que la nouvelle législation va « interdire aux ferries qui ne rémunèrent pas leurs travailleurs au niveau équivalent au salaire minimum d'accoster au Royaume-Uni ». Jusqu'ici, les trajets internationaux nn’étaient pas concernés.
La mesure donnera lieu à un « processus de consultation pour permettre aux parties prenantes [ports et transporteurs maritimes, NDLR] de donner leur avis sur le champ d'application judicieux et les mesures d'exécution du projet de loi ». Cette consultation durera jusqu'au 7 juin, après quoi les décisions seront rendues publiques dans les trois mois. Il est donc peu probable que les exigences en matière de salaire minimum deviennent une loi avant la fin de cette année, au plus tôt.
La British Ports Association a déjà fait part de ses réserves, soulignant que cette mesure serait « inapplicable » notamment parce que les ports n’avaient pas la compétence et se trouveraient dans une « position juridique délicate ».
Pour ce qui est des compagnies « étrangères touchant régulièrement les ports britanniques », Brittany Ferries a sa flotte enregistrée en France et respecte le salaire minimum et les conditions de travail de ce pays, tandis que ceux de DFDS sont enregistrés au Royaume-Uni ou en France. Le flotte de Irish Ferries est, elle, immatriculée en Chypre, mais, après une controverse au début des années 2000, elle s'était engagée à appliquer le salaire minimum irlandais.
Crainte d’un « dangereux précédent »
Sur le front social, les syndicats ne désarment pas. Dernière action en date, un ensemble de syndicats et de fédérations syndicales internationales – dont la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF), les syndicats de marins Nautilus International et Rail, Maritime and Transport Workers (RMT), le Trades Union Congress (TUC) du Royaume-Uni, la Fédération européenne des ouvriers du transport (ETF) et la Confédération syndicale internationale (CSI) –, ont adressé un courrier à l'Organisation internationale du travail, réclamant une réaction d’urgence.
« Le PDG de P&O Ferries a admis que la compagnie s'est comportée de manière illégale lorsqu'elle a licencié 800 marins sans préavis en mars, et il a déclaré au Parlement qu'il referait la même chose », déplore Stephen Cotton, Secrétaire général de l'ITF. Les syndicats estiment que P&O Ferries a bafoué le droit des travailleurs en entravant « de manière flagrante » son obligation légale à consulter les partenaires sociaux avant toute procédure collective. Les syndicats estiment en outre que les employés ont pu « subir des pressions financières pour renoncer à leurs droits de contester légalement les infractions commises par leurs employeurs ». Ils assimilent l’attitude de la compagnie britannique à une forme de « chantage », en « achetant leur silence juridique ».
Leurs attaques sont aussi dirigées vers le gouvernement britannique qui a failli dans l’application des lois. « Jusqu'à ce que le Royaume-Uni apporte des changements à ses lois, le pays est en violation des conventions 87 et 98 de l'OIT. La convention 98 de l'OIT oblige le pays à encourager et promouvoir les mécanismes de négociation collective et stipule que tous les travailleurs doivent bénéficier d'une protection adéquate contre les actes de discrimination antisyndicale. »
Les syndicats, qui redoutent un dangereux précédent pour les « employeurs véreux à travers l'Europe » font part d’une dizaine de demandes de modifications de la loi.
En France, la CFE-CGC Marine (cadres naviguants) a également adressé un courrier au président de la République Emmanuel Macron pour alerter sur « la situation de dumping social qui s’aggrave dans le secteur du transport maritime de passagers, suite au changement de modèle social décidé par l’opérateur P&O Ferries ».
DFDS récupère du trafic
Alors que la crise de P&O s’enlise, DFDS, qui aligne six ferries sur deux lignes transmanche, a fait part de trafics pour le premier trimestre en « forte croissance » et qu’il doit en partie à la défection d’un concurrent, indique le communiqué. L’armateur danois confirme une reprise sur ses lignes transmanche Douvres-Calais et Douvres-Dunkerque. « La reprise du nombre de passagers s'est poursuivie en avril avec une multiplication par dix à 337 000 soit 70 % des volumes d'avril 2019, le dernier mois comparable avant Covid-19. Les volumes ont augmenté dans toutes les régions, profitant de la suspension de la navigation d'un concurrent sur la Manche », souligne l’entreprise. Pour les douze derniers mois, le nombre total de passagers s’est elevé à 1,4 million, contre 1 million en 2021 et 5,1 millions en 2019.
DFDS est lié par un accord de coopération avec P&O Ferries en vue de partager des capacités. Un rapprochement motivé par l’arrivée d’Irish Ferries sur le marché. Ce partenariat fait l’objet d’un signalement auprès des autorités de la concurrence en France et au Royaume-Uni.
Adeline Descamps
* La compagnie exploite des services rouliers de fret et de passagers sur quatre lignes : Douvres-Calais ; Hull-Rotterdam ; Liverpool-Dublin et Larne-Cairnryan. Elle dispose de deux grands ferries transmanche récents, les Spirit of Britain et Spirit of France, ainsi que des navires plus anciens, les Pride of Canterbury, Pride of Kent et Pride of Burgundy. Les Pride of Hull et Pride of Rotterdam opèrent sur les lignes de la mer du Nord.