Le corridor maritime céréalier, qui doit offrir une porte de sortie à une partie des quelque 20 Mt de céréales bloquées en Ukraine depuis février en raison du blocus maritime sur la mer Noire imposé par l’agresseur russe, n’est pas épargné par la congestion. Mais celle-ci est moins logistique que bureaucratique.
Les vraquiers agréés dans le cadre de l’accord de l’accord du 22 juillet entre les belligérants avec la médiation de la Turquie et à l’initiative de l’ONU pour acheminer les céréales destinées aux pays qui en ont le plus besoin doivent attendre en moyenne neuf jours à l’aller et au retour pour recevoir leur autorisation à transiter.
Et avec les trois jours nécessaires pour se rendre à l’un des trois ports d’exportation concernés par l’accord, autant pour le chargement et les deux jours de retour aux postes d'inspection en Turquie, le « transit-time » atteint 25 jours, avait calculé le comité des céréales et des oléagineux de l'European Business Association (EBA).
En cause, des problèmes de documentation et de conformité, confirme le Centre commun de coordination (Joint Coordination Center en anglais, JCC), qui supervise la mise en œuvre opérationnelle de l’accord des Nations unies.
Conformément aux termes de l’accord, concession accordée à la partie russe, les vraquiers sont soumis à une inspection destinée à garantir que le transport exclue du matériel de guerre ou des militaires. Ces inspections sont menées par des équipes composées des différentes parties contractantes à l’accord.
304 chargements
Au total, 304 chargements au départ des trois ports céréaliers ukrainiens – Odessa, Yuzhnyi et Chornomorsk (65 % des exportations totales de céréales du pays au cours des cinq dernières années) –, ont permis de faire sortir 6,8 Mt de céréales et autres denrées alimentaires depuis l'ouverture du corridor céréalier le 1er août. Soit environ un tiers de son stock.
En début de semaine, 97 navires en partance transportant quelque 2,1 Mt de marchandises étaient en attente d'inspection, dont un bloqué depuis 35 jours, selon les données de Reuters. En intégrant les navires à vide de retour en Ukraine, le JCC considère que l'arriéré porte à 120 le nombre de vraquiers non traités. Les retards se sont à vrai dire exacerbés depuis la mi-septembre sans qu’aucune explication ne soit donnée, a reconnu le ministre ukrainien de l'Agriculture, Mykola Solsky, qui milite pour que le nombre d'équipes d'inspection soit doublé de façon à les porter à huit mais (nombre d’inspecteurs non corroboré). Le JCC a déjà augmenté ses équipes de deux à quatre pour répondre à la demande croissante.
Selon lui, il peut être lié à l'augmentation des volumes d'exportation et au manque d’anticipation par le personnel naviguant des exigences en ce qui concerne les équipements, la fumigation et les documents nécessaires. Du fait de cette impréparation à bord, les inspecteurs auraient dû revenir une seconde fois à 50 reprises, selon le JCC, qui indique avoir effectué plus de 500 inspections, au rythme moyen de 10 à 11 par jour en septembre et octobre, contre quatre en août.
Amir Abdulla, coordinateur des Nations unies pour l'initiative en faveur des grains de la mer Noire, défend pour sa part avoir demandé des contrôles plus rapides et ciblés des navires arrivant des ports ukrainiens.
25 inspections requises par jour
« Si les retards d'inspection se poursuivent, les navires passeront de plus en plus de temps à l'arrêt et les ports d'exportation fonctionneront à moindre capacité. Les armateurs et les exportateurs de céréales devront supporter les coûts de ces retards, et les prix des céréales augmenteront », a fait valoir l'EBA dans un appel à l'ONU. L’association estime que 25 inspections par jour seraient nécessaires pour éviter l’engorgement.
Le nombre croissant de navires en attente d'inspection exacerbe en outre la congestion dans la mer de Marmara. Selon les données de Lloyd's List Intelligence, environ 180 navires attendent d'entrer dans le Bosphore depuis la mer de Marmara, dont des pétroliers, précieux en ces temps de quête énergétique frénétique.
Prolongation et extension ?
Ces dysfonctionnements sont constatés alors que les quatre parties à l'accord négocient une prolongation d’une année de l’accord initialement prévu pour 120 jours, soit jusqu’au 19 novembre. Les autorités russes demandent pour leur part une extension à d’autres produits agricoles (engrais et ammoniac, du reste prévus dans l’accord initial) et les responsables ukrainiens plaident pour une extension au-delà des trois ports afin d’intégrer un quatrième port : Mykolaiv, pilonné régulièrement depuis juin.
Rien n’est garanti à ce stade des premières discussions d’autant que l’opération suscite une grande méfiance de la part du Kremlin. Le corridor céréalier, destiné à soulager les pénuries alimentaires et la spirale des prix dans le monde entier, « trompe » les pays en développement, a signifié le président russe Vladimir Poutine, assurant qu’ils n’en étaient pas les premiers bénéficiaires. « Presque toutes les céréales exportées d'Ukraine ne vont pas vers les pays les plus pauvres mais vers l'Union européenne », a-t-il déclaré devant l’assemblée d'un forum économique à Vladivostok.
Baisse des prix des céréales ?
Le ministère ukrainien des Infrastructures s’inscrit en faux contre ses affirmations, données à l’appui. Selon les Nations unies, l'accord sur le corridor céréalier aurait permis d'atténuer la crise alimentaire mondiale. L'indice des prix des céréales de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) a augmenté de 1,5 % en septembre après avoir baissé de 1,4 % en août. Selon la FAO, cette hausse est due en partie à l'incertitude croissante quant à la poursuite du corridor céréalier et à son impact potentiel sur les exportations ukrainiennes. Il avait chuté de près de 9 % au cours des premières semaines qui ont suivi la levée du blocus.
Le 19 août, Bloomberg avait signalé que les prix à terme du blé à Chicago étaient tombés à 7,43 $ le boisseau, soit un niveau inférieur à celui d'avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
Déblocage des assurances
L’accord a aussi permis de lever d’autres verrous. Des sources locales indiquent que 37 vraquiers étaient bloqués au port au début de la guerre, chargés d'une valeur de 251 M€. Leur départ a soulagé les assureurs car selon les termes de certaines clauses au titre des risques de guerre, tout navire retenu dans une zone de guerre pendant plus d'un an peut être réclamé comme une perte totale.
Suite à l’accord, certains d’entre eux ont mis en place une assurance maritime de fret et de guerre spécifique aux navires entrant dans le cadre de l’accord avec une couverture de 50 M$ par voyage. Et s’ils facturent des primes de 1 % ou 2 % de la valeur d'un navire pour chaque voyage à destination et en provenance d'Ukraine, « il faut les comparer aux primes de 5 à 10 % exigées avant la création du corridor maritime », a indiqué un courtier, qui qualifient ces taux de « raisonnables, compte tenu des circonstances ». Encore faut-il que armateurs acceptent de prendre le risque.
Adeline Descamps